Défense à travers la presse
D’être interminables, les négociations soviéto-américaines sur les euromissiles ont fini par lasser les commentateurs. Au reste, tout n’a-t-il pas été dit à leur sujet ? Nos confrères ont le sentiment que M. Gorbatchev, tout en désirant un accord en ce domaine, cherche aussi à porter l’estocade à un président américain qui actuellement cumule les coups du sort. D’autre part, la réaction de la marine américaine dans le Golfe est intervenue alors que l’Occident s’affolait de la bourrasque boursière déclenchée par Wall Street de sorte que les questions stratégiques ont cédé le pas aux commentaires financiers. Bref, la presse n’a pas eu l’occasion en cet octobre de rentrée d’affiner ses jugements sur les problèmes de défense.
Finalement, la seule occasion qui se soit présentée est due au président de la République. Lors de son voyage en Allemagne fédérale. M. Mitterrand a, en effet, abordé le problème des armes préstratégiques en des termes qui ont retenu l’attention de certains de nos confrères. En affirmant que l’ultime avertissement de la France à l’agresseur ne serait pas obligatoirement délivré sur le territoire allemand, le chef de l’État a très certainement voulu calmer les appréhensions allemandes, mais il a du même coup levé un coin du voile de notre stratégie. Si pour Jacques Isnard une telle prise de position reste conforme aux Accords Ailleret-Lemnitzer de 1967, dont on ne connaît pas le détail, pour Jacques Almaric le président Mitterrand cède à certaines tentations stratégiques. Dans son commentaire du Monde du 22 octobre 1987, il juge fort clair le message présidentiel, « … même si le président de la République entend maintenir une certaine zone d’ambiguïté. Il ne sert à rien, pour lui, de parler de défense européenne si le concept de dissuasion, sur lequel est basée la défense française, est vomi par les opinions publiques européennes en général, allemande en particulier. Il faut donc en finir avec l’idée que les Pluton et les Hadès pourraient être utilisés pour compenser un déséquilibre conventionnel. Pour le président de la République, en effet, il ne peut pas y avoir de guerre nucléaire limitée… Que faire des Pluton et des Hadès dans ce cas ? Même s’il en parle très rarement en public, la position de M. Mitterrand est connue : il n’a jamais caché qu’à son avis le développement de ces armes avait été une erreur. Ira-t-il jusqu’à prôner leur disparition ? Ce serait surprenant dans le contexte actuel, mais il est clair qu’une troisième option zéro concernant les armes à très courte portée ne choquerait pas outre mesure le président de la République. M. Mitterrand se sépare ainsi de MM. Chirac et Giraud, respectivement Premier ministre et ministre de la Défense, qui ont déjà dénoncé dans cette hypothèse la dénucléarisation unilatérale de l’Europe occidentale… Cette divergence pourrait être gommée si le président de la République se décidait à dire tout haut ce qu’il pense tout bas, mais qu’il n’a encore jamais proféré en public : il est de plus en plus favorable à la production de l’arme à neutrons, une arme qu’il ne range pas dans la panoplie de la dissuasion et qu’il assimile au conventionnel, même si son utilisation exige un grand contrôle politique ».
Pour autant que nous le sachions, les Allemands ne semblent pas très séduits par l’arme neutronique. Le conseil de défense franco-allemand aura certainement à s’en préoccuper tout en sachant bien qu’une fois démantelés les Pershing II et les missiles de croisière américains, l’Alliance atlantique ne disposera plus que des missiles intercontinentaux des États-Unis ; or ne sont-ils pas réservés à la seule protection du sanctuaire américain ? Comme le faisait observer M. André Giraud, leur riposte est trop lourde pour être crédible au niveau européen. À la tête de l’Otan, le général Galvin semble d’ailleurs de cet avis puisqu’il préconise une reconstitution des capacités nucléaires intermédiaires de l’Alliance.
Est-ce aux Européens d’établir ce barreau manquant dans l’échelle de la riposte graduée ? Et qui dit Européens en la matière ne peut faire allusion qu’à la France et à la Grande-Bretagne, les deux seules puissances nucléaires occidentales du Vieux Continent. Dans La Croix du 22 octobre 1987, Isabelle Legrand-Bodin s’inquiète de cette perspective :
« Ne risque-t-on pas un découplage entre le préstratégique et le stratégique si l’on fait du premier une arme autonome pour l’Europe, ce qui va en contradiction avec la doctrine française de la dissuasion globale ? L’idée de reconstituer ce que, à force d’efforts, les négociateurs du désarmement ont réussi à supprimer semble politiquement invendable, surtout aux Allemands. Reste que ces ballons d’essai touchent à des sujets trop importants pour être traités en période de cohabitation et qu’aucune évolution notable, s’il devait y en avoir une, de la doctrine française n’est envisageable avant mai 1988 ».
Il n’empêche que les choses évoluent assez rapidement depuis Reykjavik. Les conditions de la sécurité de l’Europe se modifient et si la question allemande soulève bien des problèmes pour l’heure non résolus, une meilleure concertation entre Paris et Londres paraît de plus en plus s’imposer. C’est du moins l’avis de René Dabernat dans Le Figaro du 14 octobre 1987 :
« En peu d’années, le territoire européen n’abritera plus ni fusées Pershing, ni engins téléguidés Cruise. Certes, les États-Unis maintiennent 300 000 GI’s en Europe ; de surcroît les bombardiers B2 du Stratégie Air Command, dotés de charges nucléaires, peuvent élargir leur mission à notre continent. Néanmoins la sécurité européenne va être amoindrie. Or, l’URSS conservera une énorme panoplie militaire. Du même coup se renforce en France comme en Grande-Bretagne une réaction née au lendemain du sommet russo-américain de Reykjavik. Un puissant déclic fait, en effet, remonter de l’histoire un réflexe profondément enraciné des deux côtés de la Manche : empêcher la domination de l’Europe par une seule puissance. Anglais et Français se sont souvent affrontés, jadis, au nom de ce réflexe quasi viscéral. Mais ils l’ont éprouvé aussi envers les Germains, les Slaves ou l’ancien Empire ottoman. Et ils l’éprouvent aujourd’hui face au surarmement soviétique, que l’accord Reagan-Gorbatchev ne va guère réduire. Voilà pourquoi les deux pays mesurent mieux l’impérieuse nécessité de dynamiser leur coopération militaire et atomique. Il ne suffit plus de dire désormais qu’ils possèdent les deux seules forces nationales nucléaires de l’Europe occidentale. Il faut aussitôt ajouter qu’en dépit de certains obstacles une active coordination s’organise. Plusieurs réunions bilatérales des ministres de la Défense, MM. Giraud et Younger, ou de hauts fonctionnaires l’attestent… Paris et Londres veulent ainsi non seulement consolider l’Europe mais encore promouvoir son rôle mondial. Doit-on rappeler qu’aucun peuple européen n’a pu forger son identité sans s’être donné au préalable les moyens militaires de l’indépendance ? »