Géostratégie du Pacifique
Nos lecteurs connaissent et apprécient l’œuvre déjà très riche de Hervé Coutau-Bégarie, puisque nous l’avons déjà commentée à plusieurs reprises dans cette revue et qu’il y a lui-même publié des articles remarqués. Avec Géostratégie du Pacifique, qui fait suite à la Puissance maritime soviétique et à la Géostratégie de l’Atlantique Sud, il nous présente le troisième de ses ouvrages consacrés à la puissance maritime, expression qu’il comprend dans son acception la plus large, c’est-à-dire celle de la traduction de l’expression anglaise seapower. Précisons aussi que pour lui, contrairement à ceux qui galvaudent le mot, la stratégie conserve son sens original, c’est-à-dire celui du maniement intelligent de la force militaire en soutien de la politique.
Muni des outils d’analyse que nous a légués notre maître commun, l’amiral Castex, dont il a campé la personnalité et commenté les théories avec talent dans deux autres de ses livres, c’est une monumentale étude d’ensemble sur l’océan Pacifique que nous offre aujourd’hui Hervé Coutau-Bégarie ; en fait la première de l’espèce depuis celle qu’avait entreprise, il y a cinquante ans. Karl Haushofer sur la Géopolitique du Pacifique (Geopolitik des Pazifischen Ozeans). Si son ambition a été plus modeste, puisqu’elle se limite comme nous l’avons dit à la géostratégie de cet océan, son approche est tout à fait novatrice. Elle part en effet de l’idée que la posture militaire d’un pays, au sens américain du mot, c’est-à-dire à la fois les capacités, le déploiement et le comportement de ses forces militaires, rend compte plus clairement de sa politique que l’« exégèse des articles de la Pravda ou du Quotidien du Peuple », pour reprendre les propres termes de l’auteur.
Telle est donc la typologie que celui-ci met en œuvre pour entreprendre l’examen de la situation stratégique dans l’océan Pacifique. Il l’examine alors successivement dans une optique mondiale, puis régionale, et enfin locale, à partir de chacun de ses rivages, après avoir brillamment brossé la géographie de son ensemble et résumé l’histoire de chacun de ses riverains. Ainsi passe-t-il successivement en revue, pour reprendre les titres des chapitres de son livre : la fin de la pax americana, l’intrusion des Soviétiques, le retour de l’Empire du Soleil-Levant, le piège coréen, le retour de la puissance maritime chinoise, les tensions en Asie du Sud-Est, la fin des îles heureuses, et enfin le Pacifique Sud-Est.
Dans ses conclusions Hervé Coutau-Bégarie, refusant tous les déterminismes comme le veut sa philosophie et s’insurgeant comme toujours avec courage contre les idées reçues, avance que le Pacifique n’est pas sur le point de devenir le centre du monde, contrairement à ce que chacun a répété pendant ces dernières années. La raison en est, à ses yeux, les nombreux désaccords politiques qu’il a analysés tout au long de son étude, en évitant, souligne-t-il, « les erreurs symétriques qui constituent à tout ramener à un affrontement Est-Ouest, ou à l’inverse, à oublier que les crises locales s’inscrivent dans une rivalité globale », et, nous nous permettons d’ajouter, sont ainsi le plus souvent récupérées par les partenaires de cette rivalité. Les turbulences qui agitent actuellement ce théâtre semblent bien en effet confirmer ce diagnostic.
L’ensemble de l’ouvrage apparaît ainsi fort bien pensé et très solidement argumenté. Hervé Coutau-Bégarie n’a pas essayé de bâtir une nouvelle théorie du Pacifique, mais il a analysé avec soin et perspicacité tous les faits et toutes les idées le concernant, dans un esprit critique, c’est-à-dire à la recherche de la vérité, et sans se laisser pour autant aveugler par l’actualité, car il est trop imprégné pour cela de sagesse historique. Le problème auquel il s’est heurté pour établir une synthèse finale est que le Pacifique est immense, hétérogène et largement dissymétrique, comme il l’avait souligné dans son introduction, et qu’il est ainsi bien difficile d’y dégager une réflexion unitaire. On ne peut donc y raisonner qu’en termes d’interactions entre systèmes, et pour ce qui concerne l’approche stratégique adoptée par l’auteur, en considérant les systèmes de sécurité régionale.
Une réflexion d’ensemble aurait pu sans doute être trouvée à partir d’une approche politico-économique de ce théâtre, même si elle avait abouti à des conclusions négatives, comme les commentateurs de plus en plus nombreux le suggèrent depuis peu. Mais cette perspective n’était pas dans le champ de notre auteur, puisqu’il voulait se limiter au domaine politico-militaire. Se posent alors à nous personnellement, et peut-être à nos lecteurs, plusieurs questions : est-il possible encore à notre époque d’isoler tout à fait la compétition économique de la géostratégie, surtout lorsqu’il s’agit de stratégie à dominante maritime, dont l’originalité réside, outre ses capacités globales, dans son ubiquité ternaire (forces, intérêts, positions) ? Ne faudrait-il pas au moins en tenir compte partiellement, ne serait-ce que dans le cadre des stratégies indirectes, qui sont les mieux adaptées au traitement des crises de notre époque, en même temps d’ailleurs qu’il faudrait probablement prendre en considération aussi les rivalités médiatiques et idéologiques, ces explosifs des temps modernes, pour reprendre la formule citée récemment par Alain Finkielkraut ? Ou bien, tout au contraire, les relations économiques deviendraient-elles de plus en plus étrangères à la puissance à proprement parler, cette dernière cherchant la domination alors que les premières sont fondées sur l’échange, c’est-à-dire sur des compromis, conformément à la thèse que nous avons entendu défendre il y a peu par Michel Albert, avec le talent qu’on lui connaît ? Tels sont les éléments de la discussion que nous souhaiterions poursuivre avec Hervé Coutau-Bégarie, et tout particulièrement à propos de ce théâtre du Pacifique, où on pourrait l’illustrer en considérant le cas du Japon et la situation des micro-États du Pacifique Sud.
Nous souhaiterions aussi pouvoir creuser plus avant avec lui les conclusions de son chapitre qui traite de ce Pacifique Sud et qu’il a intitulé « la fin des îles heureuses ? » (avec un point d’interrogation, soulignons-le). C’est en effet par ces îles où l’on parle français, pour reprendre le beau titre donné par Yves Lacoste à un numéro spécial récent de la revue Hérodote, que notre pays est encore présent dans l’océan Pacifique. Voici alors les thèmes que nous aimerions ainsi aborder avec notre ami, en partant de notre conviction que le risque de contagion est grand s’agissant des Départements et Territoires d’Outre-mer, et que la théorie des dominos leur est par suite applicable : la vocation de puissance mondiale de la France pourrait-elle survivre à l’abandon de la Nouvelle-Calédonie ? En l’absence de nos départements et territoires d’outre-mer, en quoi pourrait consister cette vocation ? Aurons-nous la volonté politique et les moyens financiers de la poursuivre ? Peut-on imaginer de lui donner une dimension européenne, notre pays assurant la présence et éventuellement la défense de l’Europe hors d’Europe, suivant la suggestion qu’il nous a été donné de soutenir récemment ? Rappelons-nous à ce sujet la déclaration superbe du général de Gaulle : « C’est parce que nous ne sommes plus une grande puissance qu’il nous faut une autre politique, parce que, si nous n’avons pas une grande politique, nous ne serons rien ! ».
Si nous avons posé ces quelques questions, parmi pas mal d’autres que soulève le nouvel ouvrage de Hervé Coutau-Bégarie, c’est pour montrer combien il peut être stimulant pour la réflexion géopolitique. Assorti d’une documentation considérable et souvent très originale, témoignant d’une érudition encyclopédique et de dons d’analyse exceptionnels, très bien écrit et remarquablement présenté, « Géostratégie du Pacifique » confirme une fois de plus et de façon éclatante les dons de chercheur de son auteur, animé qu’il est à la fois par sa curiosité d’inquisiteur et par sa volonté de créateur.