Défense à travers la presse
C’est naturellement l’Accord intervenu à Genève entre Américains et Soviétiques sur le démantèlement des euromissiles qui aura constitué le fait majeur du mois de novembre. Avant de voir ce qu’il faut retenir des commentaires faits à ce sujet, signalons qu’auparavant Le Monde et Le Figaro, consacrant chacun un supplément aux innovations technologiques, ont accordé une place intéressante au secteur militaire. Sous le titre « L’autre nerf de la guerre », Le Figaro du 16 novembre 1987 passe en revue les progrès accomplis en informatique, insistant sur la recherche de l’automaticité généralisée sous le concept de « fire and forget » [tire et oublie] mais s’inquiétant de la faiblesse des entreprises françaises d’électronique.
Pour sa part. Le Monde en date du 17 reconnaît que ce sont les budgets de la Défense qui alimentent, dans nombre de pays, les dépenses de recherche. Il constate cependant que les besoins des matériels militaires semblent désormais diverger de ceux des matériels civils. De plus, souligne notre confrère, la grande concentration des crédits militaires en faveur d’un nombre réduit de fournisseurs est un handicap puisqu’elle ne permet pas d’irriguer l’ensemble du tissu industriel. Que ces considérations puissent donner lieu à débat est déjà intéressant, mais ces articles ont surtout le grand avantage de situer la place du secteur militaire dans le domaine de la recherche et de ne plus le cantonner dans le placard des activités jugées plus ou moins infamantes sous l’étiquette de marchands de canons.
Les progrès technologiques et raffinement des stratégies qu’ils induisent ont donc mis un terme aux raisonnements simplistes. On a pu encore s’en rendre compte tout au long des négociations de Genève sur les Forces nucléaires à portée intermédiaires (FNI). Nos confrères ont paru un moment se lasser de leur longueur ; il est vrai qu’au départ tout ou presque avait été dit sur les conséquences prévisibles de cet Accord. Pour Noël Darbroz, dans La Croix du 26 novembre 1987 :
« C’est un événement historique de premier plan depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale puisque les précédents Accords soviéto-américains ne portaient que sur des limitations d’armements et non sur leur simple suppression… Et c’est à partir de cet Accord, qui constitue un premier pas, qu’un autre accord portant sur la réduction de moitié des missiles balistiques intercontinentaux sera mis en chantier. Il pourrait être signé dès 1988. Aussi bien Reagan que Gorbatchev, en dépit d’une opposition encore totale en ce qui concerne la guerre des étoiles, ne veulent pas s’arrêter en chemin, pressés qu’ils sont l’un et l’autre de créer l’irréversible. Reste à savoir si l’étape actuelle, qui comporte des exigences draconiennes de vérification réciproque sur le terrain, engendrera une autre étape, aussi indispensable, celle de la confiance… Mais le pari est à la mesure de son risque ».
Le Figaro insiste sur le détail des mesures de vérification prévues sans toutefois les commenter. En revanche, dans son éditorial du 26 novembre 1987, Le Monde se plaît à souligner l’importance de cette levée du secret :
« Pour l’URSS, pays maladivement jaloux de ses moindres secrets, c’est une véritable révolution. Khrouchtchev lui-même ne jurait-il pas ses grands dieux dans les années 1950 qu’il n’accepterait jamais le plan de cieux ouverts que lui proposait Eisenhower car cela équivaudrait à « visiter sa chambre à coucher » ?… La levée du secret qui s’annonce sur une partie au moins des arsenaux nucléaires va bousculer cette mentalité de forteresse assiégée. C’est une bonne chose, encore qu’elle puisse soulever de nouveaux problèmes. Les inévitables querelles d’interprétation, la mise en place et le fonctionnement des dispositifs de contrôle sont susceptibles de créer des frictions dont le résultat serait de saper cette confiance qui constitue, des deux côtés, l’objectif officiellement recherché. C’est toute une nouvelle pratique des relations entre grandes puissances qui devra être rodée dans les années à venir ».
Charles Sylvestre exulte dans L’Humanité du 25 novembre 1987 et juge que l’attitude de la France n’en devient que plus inadmissible :
« Il aura fallu quarante-deux ans – l’âge adulte – pour que l’humanité corrige Hiroshima… D’ores et déjà, on sait que cet accord s’inscrit dans un processus qui vise à négocier la réduction de 50 % des armes stratégiques, la limitation des expériences nucléaires, la mise en cause des armes chimiques, le recul de la tension en différents points du globe. Quel formidable élan cette perspective peut donner au combat pour le fameux zéro nucléaire en l’an 2000 !… Pas une fois les voix qui prétendaient parler au nom de la France n’ont encouragé l’effort entrepris ».
Notre confrère, se plaçant à un point de vue purement moral, écarte délibérément toute analyse stratégique. Il croit obtenir l’assentiment en évoquant « le gouffre des dépenses d’armement ». Or, dans Le Matin du 26 novembre 1987, Jean-Louis Morillon prend soin de mettre les choses au point :
« Les deux Grands ont-ils voulu mettre fin à une ruineuse course aux armements en acceptant, pour la première fois, une diminution de leur arsenal ? Mikhaïl Gorbatchev va-t-il profiter de cette évolution pour insuffler l’argent ainsi épargné dans la modernisation de son économie civile ? Aucun expert ne le pense. C’est un véritable mythe de croire que le désarmement est une méthode pour faire des économies. L’Alliance atlantique devra fatalement prendre des mesures de compensation, notamment par la modernisation de sa défense conventionnelle, explique Jérôme Paolini, chercheur à l’Institut français de relations internationales (Ifri). En fait les armes conventionnelles actuelles coûtent beaucoup plus cher que les armements nucléaires, et si l’on fait du désarmement nucléaire il faudra bien se défendre avec du conventionnel ».
Cela signifie aussi, ne l’oublions pas, renoncer au blocage nucléaire et accepter de s’engouffrer à nouveau dans des affrontements meurtriers tels qu’en ont connus nos pères. Les armes classiques, même devenues des armes téléguidées de haute précision n’ont pas, en soi, de pouvoir dissuasif ; de plus leur emploi serait restreint au champ de bataille européen, l’Union soviétique ni les États-Unis n’ayant rien à en redouter. Voudrait-on revenir aux champs Catalauniques ? L’Accord sur les euromissiles ne présage en rien un désarmement nucléaire général. Le général Akhromeiev, chef de l’État-major général des forces armées soviétiques, dans une interview au New York Times, a même annoncé que Moscou pourrait bien augmenter le nombre de ses missiles intercontinentaux si Washington ne renonçait pas à son Initiative de défense stratégique (IDS). Alexandre Adler, dans Libération du 25 novembre 1987, nous explique cependant que l’Union soviétique a tout intérêt à négocier :
« L’URSS continue en effet de discuter très attentivement de la réduction des arsenaux stratégiques comme si l’obstacle des armes spatiales n’existait pas. Des propositions de plus en plus précises (qui prennent en compte la différence entre missiles basés à terre et armes sous-marines, par exemple) sont discutées par les sous-groupes de travail ad hoc. Parvenue à une formulation acceptable pour les États-Unis de réduction des armements stratégiques, l’Union soviétique, en période électorale américaine, aura tout loisir d’allécher l’opinion publique américaine avec ses propositions de paix en essayant d’obtenir des concessions, pour l’IDS, du nouveau président… On voit mal ce que perdrait l’URSS à continuer à négocier, si par ailleurs cette nouvelle approche diplomatique ne faisait pas partie d’un ensemble de réformes plus vastes, essentiellement sur le plan intérieur ».
Rendons-nous à l’évidence : l’Accord sur les euromissiles relève de la politique intérieure des superpuissances. Au-delà de l’aspect symbolique, voire des impératifs de propagande, subsistent les réalités stratégiques. Les risques qu’encourt l’Europe occidentale sont peut-être moins variés, ils n’ont en rien diminué.