Défense dans le monde - Océan Indien : les sentinelles des mers du Sud et le contrôle des flux
Depuis le début des années 1980, la littérature stratégique de langue française a été riche en parutions sur la zone de l’océan Indien. Le premier ouvrage, celui de Philippe Leymarie, portait le titre Océan Indien : le nouveau cœur du monde (Éditions Karthala, 1981, 365 pages). Le second de Jean-Pierre Campredon, Jean-Jacques Schweitzer et Pascal Chaigneau, portait quant à lui un titre plus raisonnable : France, océan Indien, mer Rouge (Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes, Fondation pour les études de défense nationale ; 1986, 449 pages). Enfin Hélène Mazeran publiait en 1986 Géostratégie de l’océan Indien (Puf, 1986, 225 pages). On ne compte plus les études parues dans notre revue sur ce thème, et notamment celles de l’amiral Labrousse.
Le point commun de ces études est sans nul doute d’appeler l’attention de ceux qui réfléchissent à la mobilité stratégique à l’échelle planétaire sur le lieu d’un possible rétrécissement de la liberté des mers. Le voyageur qui a survolé en avion cet océan du nord au sud et d’est en ouest pourra d’ailleurs témoigner que l’activité de la navigation dans cette région ne lui a pas semblé de grande importance.
Une zone vitale
Et pourtant ! les quinze années qui viennent de s’écouler nous ont fait prendre conscience du caractère fragile d’économies industrielles fondées sur la transformation de matières premières importées ; car l’importation de celles-ci connaît un long cheminement sur la planète, et là se situe le maillon faible de la chaîne économique internationale. Lorsqu’on sait que 60 % des réserves mondiales de pétrole se trouvent dans les pays du golfe Arabo-Persique, que les besoins annuels de l’Europe en pétrole se situent aux environs d’un milliard de tonnes, que ceux du Japon dépassent 600 millions de tonnes, on pressent que les routes d’acheminement, ne serait-ce que de cette matière première énergétique, sont importantes. Mais on doit savoir que l’ensemble des sociétés industrielles occidentales sont dépendantes à 70 % de leurs importations de matières premières minérales ou énergétiques. Enfin la démonstration est bouclée lorsqu’on sait que dans l’océan Indien, qui représente 21 % de la surface maritime du globe, transitent plus de 50 % des approvisionnements en pétrole de l’Europe occidentale, 90 % de ceux du Japon, 60 % de ceux de l’Australie et 80 % de ceux de la plupart des États africains.
L’océan Indien, par sa position géographique, baignant de surcroît des pays riverains habités par plus d’un milliard d’hommes, devient une zone géostratégique où la règle est la sécurité des flux d’approvisionnements des nations riveraines, comme des nations non riveraines, si bien que les derniers développements du droit international public sur la mer prennent une importance particulière. D’une part, l’extension à 12 milles marins de la zone des eaux territoriales accroît l’aire de souveraineté des États riverains et donc le contrôle sur la navigation dans leurs eaux. Par ailleurs, la création de la zone économique sur une largeur de 200 milles marins accroît encore la puissance des États riverains. Dès lors, les problèmes litigieux qui sont déjà en gestation ne manqueront pas tôt ou tard de se poser : entre Madagascar, le Mozambique et la France sur le canal de Mozambique ; entre Madagascar, la France et les Comores sur Mayotte ; entre la France et Maurice sur Tromelin ; entre le Yémen du Sud et la Somalie sur le golfe d’Aden, ou encore entre la France et l’Australie à propos de l’île Heard et de la zone économique exclusive des îles Kerguelen.
Même si le ravitaillement en mer des navires permet de s’affranchir en partie de la nécessité des bases navales, il faut dire qu’il ne les supprime pas, comme il ne supprime pas la nécessité des droits de relâche.
On peut dire qu’un dénominateur commun des superpuissances et des puissances nucléaires du monde est bien le contrôle de leurs propres flux maritimes dans cette région du monde, la nature de leurs intérêts étant aussi économique qu’idéologique. Dès lors, cette zone vitale devient une zone convoitée.
Une zone convoitée
Depuis l’indépendance de l’île Maurice en 1968, le lac franco-anglais qu’était cet océan est en partie demeuré contrôlé par les deux puissances européennes, auxquelles sont venues s’ajouter les deux superpuissances.
Les États-Unis, dans leur volonté de maîtriser les mers et d’assurer la sécurité de leurs propres approvisionnements, ont depuis le début des années 1970 constamment renforcé leur présence navale dans cette zone. Ce renforcement a des raisons politiques qui ont débuté en 1971 avec la guerre indo-pakistanaise, les prémices de la Révolution éthiopienne et l’expansion de la flotte soviétique. Mais il a aussi une raison économique majeure : celle de la fin d’une position d’exportateur de pétrole et le début de celle d’importateur. Si bien qu’entre 1964 et 1979 on a pu assister à une convergence dans cet océan de bâtiments américains issus des flottes de l’océan Pacifique et de l’océan Atlantique, ainsi que l’implantation de la fameuse base de Diego Garcia, à 1 000 km au Nord-Ouest de Madagascar. C’est ainsi une fourchette allant de cent à deux cent mille hommes qui est présente dans cette zone. La politique régionale des États-Unis est par ailleurs limitée par deux contraintes : ils doivent s’efforcer d’être efficaces dans le soutien qu’ils se sont engagés à apporter aux États qui leur offrent leur territoire, afin de faire oublier le malheureux « lâchage » du Vietnam. Ils doivent, de surcroît, se montrer le plus discrets possible afin de ne pas heurter les susceptibilités locales, qui rejettent souvent l’idée d’une présence militaire américaine sur leur sol.
L’Union soviétique poursuit, quant à elle, une politique ayant les mêmes effets, mais qui n’a pas les mêmes causes. En tant que puissance classique, elle a la volonté d’accéder aux mers chaudes et de se rapprocher des gisements pétroliers. En tant que puissance maîtresse du système communiste international, elle a la volonté d’étendre son idéologie. Or, en vingt années, elle est parvenue au rang de grande puissance maritime. Sa flotte a pour mission d’assurer non seulement la défense du territoire national mais aussi de protéger les intérêts des États qui lui sont alliés. La conséquence a été la constitution d’une flotte de guerre polyvalente.
L’URSS a joué sur la décolonisation des États riverains de l’océan Indien, qui connaissaient de très sérieuses difficultés économiques, et a obtenu des succès dans cette zone, limités toutefois par les difficultés de transposer le système soviétique dans les pays du Tiers-Monde. Ceux-ci ont souvent demandé son aide pour des raisons d’opportunité ; ils comportent par ailleurs une masse paysanne très opposée à la collectivisation des terres, et enfin les dirigeants sont animés plus de sentiments nationalistes qu’internationalistes.
Une zone à l’avenir incertain
Mais définir un océan comme zone géostratégique pour des puissances qui y sont extérieures, comme pour quelques-uns des États riverains, est une chose ; déterminer si ces derniers ont ou non le sentiment d’avoir un caractère commun conduisant à une unité de destin en est une autre. En d’autres termes, peut-on parler d’unité géopolitique de l’océan Indien, tendant à prouver que les puissances riveraines pourraient à terme remettre en cause la mobilité des puissances extérieures ?
Un indice intéressant peut aider à faire comprendre l’extraordinaire mosaïque de races et de civilisations qui borde cet océan, et donc la diversité de perception des intérêts : on assiste en permanence à des crises ou des guerres dans les pays riverains. L’Afrique du Sud et les États de la ligne de front, l’Iran et l’Irak, sont en guerre ; mais des crises occupent aussi d’autres États : la Somalie et l’Éthiopie, le Pakistan et l’Inde, celle-ci et le Sri Lanka, et même l’Indonésie et l’Australie (à propos de la Papouasie-Nouvelle-Guinée).
Or l’observation de ces situations tend à prouver qu’à aucun moment l’un des États riverains n’a essayé de devenir une puissance régionale en projetant sa capacité militaire ailleurs que vers l’État voisin avec lequel le conflit ou la crise se déroule. C’est dire que l’on n’a pas assisté à une tentative de la part de l’un de ces États de dominer les autres, eux-mêmes riverains en partie ou dans leur ensemble. Ainsi, ni l’Afrique du Sud, ni l’Australie n’a manifesté concrètement sa volonté de contrôler l’ensemble de l’océan Indien. Il en va pour l’instant de même pour l’Inde, mais ce calme précède sans doute une action d’hégémonie lente et en profondeur.
On peut en déduire que les conflits, qui marquent cette région et sont uniquement bilatéraux et ponctuels, ne remettent pas en cause son équilibre actuel. Cette situation favorise les puissances non riveraines pour qui cet océan est un lieu de passage obligé sur lequel ils veillent soigneusement. Mais que réserve l’avenir ?
Octobre 1987