La France et l’étranger
Bernard de Montferrand est ce diplomate encore jeune, issu de l’École nationale d’administration (ENA) et directeur d’études à l’Institut d’études politiques de Paris, qui a déjà atteint la notoriété pour avoir organisé en janvier 1986 un « Forum sur le métier de diplomate », que les médias avaient alors favorablement commenté.
Aujourd’hui, après plusieurs articles de politique étrangère écrits sous un pseudonyme, il nous présente un important ouvrage, dont le propos est ambitieux puisqu’il entend analyser tout au long de l’histoire de France comment notre pays s’est peu à peu constitué par rapport à l’étranger, et quel a été le rôle de la diplomatie dans cette prise de conscience de l’indépendance nationale. Comme l’auteur en fait la remarque dans son introduction, de nombreuses et intéressantes histoires diplomatiques ont déjà été écrites, mais aucune n’a cherché à montrer dans la continuité comment la France s’est conduite dans la société internationale, et surtout quelle a été l’évolution à cette fin de son service diplomatique. Disons tout de suite que l’ouvrage atteint parfaitement ce double objectif.
Nous sommes obligés de passer rapidement sur les sept premiers chapitres qui mènent cette recherche avec érudition, en examinant successivement : les prémices de la France, c’est-à-dire le monde des Francs où s’affrontent des stratégies de pouvoir sans référence à l’étranger ; le Moyen-Âge, où l’on constate une politique capétienne ou valoise avant d’être française ; la Renaissance, marquée par un début de dynamisme français, la naissance d’une diplomatie intégrant la vision politique et la création d’un secrétariat d’État aux Étrangers ; le XVIIe siècle, où la diplomatie française, basée sur la force et la raison hésite entre la voie dévote et la voie classique ; le XVIIIe siècle, qui est le temps des secrets et des hésitations des sentiments ; la Révolution et l’Empire, qui passeront du messianisme au réalisme : le siècle des Congrès et de la Contre-révolution, qui voit le retour de la France au premier rang en Europe, l’amélioration de son appareil diplomatique, mais aussi le foisonnement des diplomaties secrètes et parallèles ; les grandeurs et faiblesses de la IIIe République jusqu’à la Première Guerre mondiale, qui fut marquée par la remontée de la France, malgré son économie protégée, mais grâce au poids de son or, à sa vitalité intellectuelle et à son renouveau militaire, qu’accompagne l’adaptation de son ministère des Affaires étrangères.
À travers cette longue analyse, parsemée d’observations heureuses et bien ciselées comme nous venons d’en donner quelques exemples, nous retiendrons en particulier les deux idées suivantes, sur lesquelles l’auteur revient à plusieurs reprises. La première est relative au poids de la démographie dans les relations internationales : à la fin du XVIe siècle, la France a la plus nombreuse population d’Europe avec plus de 16 millions d’habitants (soit autant que l’Angleterre et les États allemands réunis) ; sous l’Empire, la France, avec 27 millions d’habitants, est encore le deuxième pays le plus peuplé d’Europe (après la Russie). La seconde idée rappelle, à juste titre, combien notre pays a été écartelé tout au long de son histoire entre ses préoccupations continentales et sa vocation maritime : au XVIIIe siècle, il y a trois fois plus de Français que d’Anglais, mais ces derniers possèdent cinq fois plus de navires de guerre.
Mais il convient de nous arrêter un peu sur les deux derniers chapitres de l’ouvrage, beaucoup plus longs que les précédents en raison de leur actualité, puisqu’ils concernent respectivement l’entre-deux-guerres et la période contemporaine. Pour Bernard de Montferrand, la première de ces époques fut le temps des apparences et de la trahison de l’esprit ; il en rend responsables d’abord les institutions, ensuite notre faiblesse démographique et économique, et enfin nos mauvais choix militaires. Sur ce dernier point, une de ses déclarations mériterait toutefois d’être nuancée, lorsqu’il dit que la marine française s’était « accommodé » des quotas décidés lors de la Conférence de désarmement naval de Washington (et de Londres), qui la plaçaient au même rang que l’Italie. En fait ces quotas furent imposés à la France par l’Angleterre au nom du principe du « Two powers standard », qui avait inspiré toute son histoire, et nos gouvernants les ont acceptés au nom du maintien de l’Entente cordiale, puisque notre diplomatie cherchait alors volontiers son inspiration à Londres, comme celle de la IVe République la cherchera plus tard à Washington. Ajoutons qu’ils ne seront pas récompensés de leur bonne volonté, puisque l’Angleterre autorisera en 1935, à leur insu, le réarmement naval de l’Allemagne hitlérienne. Mais, pour en revenir à l’objectif essentiel de l’ouvrage qui est l’histoire de l’adaptation progressive de notre diplomatie à ses tâches nouvelles, notre auteur observe que le ministère des Affaires étrangères restait alors très marqué par la prépondérance absolue des questions politiques, au sens traditionnel du terme, moyennant quoi problèmes de défense ainsi qu’affaires financières et commerciales avaient tendance à lui échapper. Quoi qu’il en ait été, à force d’erreurs et d’abandons, la France perd alors progressivement son rang dans la société internationale pour s’effondrer finalement dans une défaite militaire qui sera pire que celle de 1870.
Le dernier chapitre, qui traite donc de l’époque contemporaine, porte en titre « La France entre les Grands », et en exergue cette citation de Vauvenargues : « Soyez d’abord vous-même, si vous voulez acquérir les étrangers », qui indiquent ses orientations. Il passe en revue, pour reprendre l’intitulé des paragraphes, le monde nouveau et bipolaire qui a résulté de la guerre mondiale, les données d’alors de lu superpuissance américaine et les forces et faiblesses du deuxième grand, l’URSS, la voie chinoise, le retrait anglais et le miracle des vaincus, pour en arriver au redressement spectaculaire de la France aux plans économique et démocratique, dont il crédite la IVe République, avant de lui reprocher son incapacité à régler les problèmes de la décolonisation.
Bernard de Montferrand en impute la raison au rôle déterminant des institutions, pour aboutir au constat que la Ve République a apporté à cet égard un changement radical, en plaçant au premier rang les impératifs de la politique étrangère et en assurant ainsi la continuité de l’État vis-à-vis des partenaires extérieurs. Pour le général de Gaulle, estime-t-il, la politique étrangère est à la fois le but essentiel, mais aussi la condition du succès de toute action politique. La règle d’or en sera, ajoute-t-il, la préservation jalouse de la liberté de décision du pays et le maintien de son rang dans la société internationale. Elle se manifestera d’abord par la volonté – c’est nous qui le mettons en première place, car l’auteur n’y insiste pas tellement – de faire rapidement de la France une puissance nucléaire, profitant ainsi à cet égard – c’est nous aussi qui le soulignons – de l’héritage substantiel qu’avait laissé la IVe République, sous l’impulsion de personnalités éclairées et dynamiques comme Félix Gaillard et Pierre Guillaumat. Elle se prolongera ensuite par l’accélération du rapprochement franco-allemand et de la construction européenne, autres héritages heureux de la IVe République, ajouterons-nous. Elle ambitionnera enfin un grand dessein pour le Tiers-Monde, dont l’auteur voit le modèle dans le discours de Phnom Penh ; tout cet ensemble étant tendu vers la constitution d’un troisième centre de puissance planétaire, qui pourrait jouer un jour l’arbitre entre les deux camps, soviétique et anglo-saxon, pour reprendre un jugement d’Arthur Schlesinger cité par l’auteur.
Au cours de cette analyse, Bernard de Montferrand traite avec sa particulière compétence de la modernisation du Quai d’Orsay et du travail diplomatique, qui ne peut plus se borner au politique, mais doit intégrer désormais tout ce qui concerne les relations extérieures. C’est le thème qu’il reprend dans sa conclusion, qui porte en exergue cette citation du général de Gaulle : « La diplomatie sous des conventions de forme ne connaît que des réalités ». L’auteur s’interroge alors sur le poids de notre histoire : un handicap ou une chance ?, avant de déclarer, avec Braudel, que le présent est fait de 90 % du passé ; le bien connaître, c’est donc se donner déjà une meilleure chance pour l’avenir. Il constate ensuite que l’on a la diplomatie que l’on mérite, la cause principale des échecs français ayant été le plus souvent les divisions intestines du pays, et que par conséquent, la politique étrangère doit être dégagée des a priori de la politique intérieure, pour aboutir à une appréciation laïque et pragmatique de la scène internationale. Enfin, après avoir remarqué que la diplomatie ne doit pas être diplomatique, il souligne la nécessité de l’unité de la politique étrangère, récusant ainsi les diplomaties parallèles, tant au niveau de l’État que des différentes administrations spécialisées et des grandes entreprises, et maintenant des collectivités locales, tous sujets d’une brûlante actualité.
Dans sa préface très élogieuse, M. Jean-Baptiste Duroselle, maître incontesté de l’histoire diplomatique française, avait tiré de cette habile analyse de notre histoire par Bernard de Montferrand un constat analogue, à savoir que l’énorme accroissement des responsabilités de l’État a étendu les négociations internationales à des domaines nouveaux : bien entendu commerce, investissements, relations culturelles, mais aussi ventes d’armes, police, trafic de drogues, terrorisme international, qui posent de nouveaux problèmes comme nous l’observons tous les jours. On peut souhaiter que l’auteur de La France et l’étranger leur consacre prochainement ses talents d’analyste, en même temps qu’il traiterait des relations de la diplomatie avec les médias et des futurs problèmes que vont poser la diplomatie des droits de l’homme et la diplomatie de la maîtrise des armements, sans parler de ceux particuliers du Tiers-Monde, auxquels ses actuelles fonctions de directeur de cabinet du ministre de la Coopération lui ont certainement donné l’occasion de réfléchir.