Revue des revues
• La revue Scientific American, dans son numéro de mars 1988, étudie la détection des sous-marins, sous la plume de Tom Stefanick, membre de l’association américaine pour le progrès des sciences et ancien attaché à la Commission des forces armées de la Chambre des représentants. Le problème posé est de savoir si ces bâtiments pourront rester longtemps cachés dans les océans.
Pour Tom Stefanick les sous-marins ne sont pas invulnérables. Une fois détectés, ils peuvent être détruits, comme on l’a vu pendant la dernière guerre. Les deux parties retireraient un avantage important si elles pouvaient unilatéralement détecter et suivre les sous-marins de l’autre.
Pour le moment, le meilleur moyen de détection reste la veille acoustique passive, mais les Soviétiques font de grands progrès pour rendre leurs sous-marins silencieux. La détection électromagnétique a une portée de quelques centaines de mètres et tout progrès dans ce domaine se heurte au bruit de fond et aux variations du champ magnétique terrestre. Il faut donc chercher ailleurs.
La première voie qui a été explorée est le laser bleu-vert. Les Suédois l’auraient utilisé. En pratique, les échos parasites sont très nombreux. Un système porté par satellite serait inefficace à cause des effets de l’atmosphère et des nuages. On peut essayer de détecter des traces de peinture ou de matière radioactive mais ce procédé ne permet pas de suivre simultanément plusieurs buts se trouvant dans une vaste zone. Une chaudière nucléaire dégage beaucoup de chaleur mais, à cinq nœuds, un réacteur de 190 mégawatts augmente de 0,2 degré la température du sillage. Cette eau réchauffée se dilue et ne monte pas immédiatement en surface, sauf peut-être en océan glacial Arctique où l’eau de mer est à température constante et dans le cas où un sous-marin reste immobile sous la glace. Les satellites à infrarouge et à micro-ondes n’ont rien donné dans ce domaine, car les traces d’un sous-marin sont très difficiles à distinguer des radiations très fortes de l’atmosphère.
Un grand sous-marin en plongée produit en surface une bosse dite de Bernoulli et un sillage en V dit « vagues de Kelvin ». À 20 nœuds et à 50 mètres d’immersion, cette bosse est haute de 6 centimètres et les vagues de Kelvin de 2 centimètres. À 100 m d’immersion, le phénomène est négligeable. On pourrait par contre voir la luminescence des micro-organismes perturbés par le sillage. Ce rayonnement est cependant très absorbé, le phénomène compliqué et mal connu. Il n’est utilisable que de nuit.
Le phénomène qui a le plus attiré l’attention est la perturbation de la thermocline. Elle produit en effet des oscillations de température et de densité qui se propagent sous forme d’ondes ayant une période allant de 10 à 100 minutes. On peut mesurer les mouvements des couches de micro-organismes. Une onde interne crée des courants en surface et l’allure générale des vagues produites par le vent peut être modifiée. Le satellite Seasat, lancé en 1978, a révélé que des configurations de la surface pouvaient être associées aux courants, à la topographie du fond et à des ondes internes, grâce à un radar à micro-ondes avec antenne synthétique. Une nouvelle théorie des échos de vagues a remplacé celle de Bragg en y associant le calcul digital. Il faut alors pouvoir distinguer ce qui provient d’un sous-marin des phénomènes naturels. Une autre méthode consiste à observer le rayonnement de la surface de la mer en micro-ondes et combiner des systèmes actifs et passifs comme l’ont fait les Soviétiques.
Tom Stefanick conclut qu’actuellement il y a d’énormes problèmes à résoudre, en raison du bruit de fond et des signaux parasites. On peut également penser qu’il y aura des contre-mesures. Ce qui est connu par la littérature ouverte permet de penser qu’une percée dans le domaine de la détection des sous-marins n’est pas imminente. Un programme de recherche dans les micro-ondes n’en est pas moins une priorité majeure.
• Le numéro d’hiver 1988 de la Strategic Review, organe de l’United States Strategic Institute, comporte plusieurs articles intéressants dont l’un montre les dommages causés par le Traité FNI (Forces nucléaires à portée intermédiaire) sur la stabilité politique en Europe occidentale en favorisant le neutralisme et le pacifisme. Un autre traite des conséquences de ce même Traité sur une défense européenne contre les missiles balistiques. Il nous a paru plus intéressant d’analyser l’article de James L. George sur les négociations START (pour la réduction des armements stratégiques). L’auteur a été directeur adjoint et directeur par intérim de l’Agence pour la maîtrise des armements et le désarmement (ACDA).
James George fait un court historique des START qui durent depuis cinq ans, avec un accord sur une réduction de 50 % des forces stratégiques, une limite supérieure de 1 600 pour le nombre des vecteurs, une limite globale de 6 000 pour celui des têtes nucléaires, 4 900 pour celui des têtes nucléaires portées par missiles balistiques et une limite implicite de 1 100 pour bombardiers et missiles de croisière aéroportés (Air-Launched Cruise Missile ou ALCM). Personne n’a cependant analysé les conséquences pratiques de ces chiffres.
James George constate en effet que les SALT (pour la limitation des armes stratégiques) n’ont fait que « geler » une situation existante. Les START comporteront par contre d’importantes diminutions des arsenaux détenus de part et d’autre, et l’on fera des décomptes simultanés des vecteurs et des têtes nucléaires. A priori, la réduction du nombre des vecteurs se fera sans difficultés en retirant les 450 vieux Minuteman II, mais on se privera des seuls engins mégatonniques. Si on garde les matériels récents (MX, Minuteman III avec tête Mk 12A, Trident), on arrive à un total de 4 472. Il ne restera que 428 têtes pour le reste et on devra choisir ce qu’il faut sacrifier de 18 sous-marins Poseidon et 200 Minuteman III. À l’entrée en service de deux sous-marins Trident, il faudra désarmer quelques Benjamin Franklin récemment modernisés. L’armée de l’air américaine devra ramener le nombre de ses têtes nucléaires de 2 315 à 1 100, alors que le B-52H porte 20 ALCM ; le B-1B devrait être transformé pour porter des ALCM par sécurité, mais sa capacité serait de 22 missiles. Faut-il alors attendre le Stealth qui n’a pas besoin d’être porteur d’ALCM ?
À court terme, la force sous-marine sera réduite de 50 %, les ICBM (Missiles balistiques intercontinentaux) de 60 %. La force aérienne sera peu touchée, mais sera plus vulnérable du fait de la limitation du nombre de porteurs d’ALCM. À long terme, les systèmes actuels seront en fin de vie et la limitation du nombre des vecteurs sera facile à respecter. Pour les têtes nucléaires, il faudra faire des suppressions portant au choix sur deux sous-marins Trident, 44 MX, 440 Midgetman. S’il ne reste en service que 18 sous-marins Trident, il ne pourra pas y en avoir plus de 12 ou 13 en patrouille simultanément. Sacrifier les MX revient à se priver de missiles précis. Pour des raisons financières, on choisira probablement de construire 50 MX de plus ou 500 Midgetman. Si l’on choisit le MX, il ne restera que 100 ICBM dont la moitié fixe. La réduction sera de 90 % en nombre de missiles. Il ne restera que 41 B-1B porteurs d’ALCM, mais, en cas d’urgence, on peut rapidement convertir un bombardier en porteur d’ALCM.
On pourrait modifier le nombre des têtes nucléaires portées par un vecteur donné ou le nombre des ALCM que porte un avion. Les problèmes de vérifications deviennent alors insolubles. Le matériel américain est construit suivant la logique des SALT. Il y a trop « d’œufs dans le même panier » sur un sous-marin Ohio porteur de 24 missiles. Il faudrait moins de missiles sur chaque sous-marin et plus de sous-marins. Les Soviétiques n’ont pas les mêmes problèmes en raison de la diversité de leurs matériels.
James George se demande s’il ne faut pas revenir aux représailles massives. Cela exige moins d’armes que la stratégie « compensatoire » de la directive présidentielle PD 59 de Carter. Les missiles MIRV (à tête multiples) ne sont pas les mieux adaptés à une politique de réduction équilibrée. Pour tout compliquer, au Sommet de Washington, les Américains ont admis des limitations sur les SLCM (missiles lancés par sous-marins) qui avaient ici échappé à toute négociation. Aucune stratégie un peu complexe ne sera possible. L’Initiative de défense stratégique (IDS) peut permettre de rattraper le déséquilibre si on arrive à mettre en place en temps utile un système suffisamment efficace, mais survivra-t-elle aux discussions ?
Pour James George, les constructeurs d’armes et les négociateurs de limitations suivent des pistes différentes. Historiquement, les premiers ont eu raison, les calculs reposant sur le nombre des vecteurs. Actuellement les négociateurs devraient tenir mieux compte de ce qui existe, et les constructeurs devront s’adapter aux exigences nouvelles. Heureusement, les Américains ont encore le Minuteman III avec la tête Mk 12A et les sous-marins Poseidon. De toute façon, la ratification du traité donnera lieu à des discussions difficiles au Sénat.
Georges Outrey
• La revue de la marine soviétique Morskoi Sbornik, dans son n° 2/1988, publie un article intitulé : « La tendance défensive de la doctrine militaire soviétique ». Les auteurs en sont le contre-amiral Gulin et le capitaine de vaisseau Kondjirev. L’article est publié, et cela est important, dans la rubrique : « Décisions du 27e Congrès du parti communiste d’URSS ». Gulin et Kondjirev présentent d’abord leur point de vue sur la doctrine militaire américaine, dite de « prijamovo protivoborstva » (confrontation directe) et sur le rôle que, selon eux, les États-Unis veulent jouer dans le monde. Ensuite, ils affirment que le 27e Congrès est une étape importante dans l’évolution de la doctrine militaire de l’URSS, qui va de pair avec « la nouvelle manière de penser ». En effet, ce congrès déclare que la guerre ne peut plus être un instrument de la politique, que la lutte entre le capitalisme et le socialisme sur la scène mondiale ne doit pas revêtir des formes militaires. Alors, en citant le ministre de la Défense Dimitri Jazov, nos auteurs définissent ainsi la doctrine : « Notre doctrine militaire est un ensemble de principes fondamentaux concernant la prévention des guerres, l’édification (strioteljstvo) militaire, la préparation de l’État ainsi que de ses forces armées pour repousser l’agression, et la manière de conduire la lutte armée pour la défense du socialisme ».
Selon les auteurs, la doctrine ainsi formulée ne se comprend que dans le cadre de la sécurité internationale généralisée et non pas seulement dans le cadre de la sécurité bilatérale URSS-États-Unis. Aussi le rôle des forces armées du Pacte de Varsovie est-il de protéger le développement paisible du camp socialiste et d’être garant de la paix et de la stabilité internationale.
Pour ce qui concerne l’art militaire (c’est-à-dire la stratégie, l’art opérationnel, la tactique), ils écrivent que dans l’avenir les forces armées soviétiques mèneront « des opérations défensives suivies d’activités offensives pour anéantir l’adversaire ». Ainsi, introduisent-ils le concept de victoire, dont le contenu est composé d’un élément sociopolitique et d’un élément militaire. Mais la victoire est impensable sans vigilance et sans préparation au combat (dans le même numéro, l’amiral Cernavin signe un article consacré précisément à la vigilance et à la préparation au combat : boevaja gotovost).
De même, affirment les auteurs, la nouvelle doctrine (ou plus exactement la nouvelle formulation de la doctrine) nécessite des forces armées puissamment équipées en matériels modernes, ce qui exige la réussite de la perestroïka (restructuration) et l’accélération (uskorienije) du développement économique de la communauté.
Tels sont donc la doctrine et son cadre sociopolitique. La nouveauté essentielle se trouve dans le fait que ceux-ci sont exprimés ouvertement. Mais pour bien comprendre le texte de Gulin et Kondjirev et d’autres textes soviétiques de même nature, il est bon de lire l’article de Françoise Thom : « Moscow’s new thinking as an instrument of foreign policy », dans Mackenzie Paper n° 4, Toronto, 1987.
Izidor de Mattei
• Dans le n° 2/1988 de la revue Europäische Wehrkunde, le rédacteur en chef Wolfram von Raven s’inquiète à son tour de cette « dissuasion affaiblie » que risque d’entraîner le projet de stratégie mondiale américaine discriminate deterrence établi par une Commission on integrated long term strategy (1) : les États-Unis doivent se mettre en mesure de répondre efficacement n’importe où dans le monde aux menaces de toute nature auxquelles leurs intérêts majeurs peuvent se trouver confrontés, quelle qu’en soit l’origine (expansionnisme soviétique, fanatisme religieux, conflits armés locaux, rivalités économiques, etc.). Outre une amélioration de la mobilité globale des forces, cela implique une répartition beaucoup moins figée de celles-ci. Il n’est pas question de « se détourner de l’Europe », mais de « dépasser les limites étroites que l’Alliance impose à la stratégie », c’est-à-dire de desserrer une dépendance envers des alliés parfois hésitants, tentés de freiner, voire hostiles à une intervention donnée. Pour Raven, cette notion de discriminate deterrence est difficile à traduire (2). Pas question de « globaliser » la doctrine de flexible response dont l’Otan est la marraine. On s’efforcera plutôt de définir une méthode et un instrument capables d’adapter l’application de la dissuasion à l’extrême variété des situations susceptibles d’être rencontrées par le monde ; avec l’aide de l’Alliance, mais – au besoin – sans elle.
De toute manière, il en résulterait une diminution de l’engagement américain en Europe car, pour qui recherche la mobilité, geler a priori au profit d’une seule région un volume considérable de forces est contraire à la logique, surtout quand on entend agir avec des moyens limités.
Une telle évolution, qui ôterait au pacte de l’Atlantique Nord des troupes américaines, ou qui en limiterait, quantitativement ou qualitativement, la présence, nuirait déjà à la sécurité de l’Europe en relativisant (plus ou moins, selon l’importance du lien qui subsisterait entre l’Amérique et notre continent) la protection promise par la superpuissance. Mais l’Alliance serait encore beaucoup plus sérieusement atteinte si, en cas d’attaque (l’étude pose seulement la question sans fournir de réponse), la stratégie de l’Otan devait dégénérer en une défense essentiellement conventionnelle, les armes nucléaires de champ de bataille n’étant utilisées qu’en appui du combat classique, sans donner simultanément le signal d’un risque d’escalade.
Une telle stratégie de guerre nucléaire limitée, car privée du parapluie nucléaire stratégique, aurait bien du mal à fournir une dissuasion suffisamment crédible pour sauvegarder la paix. Elle ne recueillerait certainement pas un consensus à l’Otan, à cause des « conséquences fatales » évoquées par Rühl. Mais un retour à la conception de « représailles massives », qui placerait l’Amérique face à des « conséquences apocalyptiques » ne serait pas non plus acceptable pour l’Alliance ; celle-ci est donc bien obligée de rechercher une autre voie, celle d’une « communauté des dangers et de la solidarité » entre Européens et Américains, chemin qu’il ne devrait pas être impossible de trouver quand on aura compris que proclamer valable un dispositif ne suffit pas si on ne teste pas en même temps la possibilité de rénover l’efficacité de son fonctionnement.
« Voilà une affaire qui, de même que les décisions pratiques qui devraient en découler, ne saurait être plus longtemps renvoyée aux calendes [grecques] ! »
• Avec « un risque accru pour la sécurité de l’Europe », le Pr. Werner Kaltefleiter revient sur les dangers présentés par le Traité FNI (voir la chronique « Revue des revues » dans Défense Nationale, novembre 1987) Tout en reconnaissant la « première » que constitue l’acceptation par les Soviétiques des inspections in situ, il en souligne les insuffisances (limitation du nombre et des lieux, délais d’accord, etc.), nuisibles surtout pour celui des partenaires seul à tolérer un « journalisme d’investigation » qui se fait l’auxiliaire – souvent même involontaire – de l’adversaire. Il note aussi l’absence de toute sanction en cas de violation constatée : on se bornera à réunir une commission !… Par contre, il n’estime plus souhaitable que le Congrès refuse de ratifier le Traité de Washington : quelle arme de propagande il fournirait ainsi à l’adversaire pour renforcer son action sur les pacifistes occidentaux !
Il est cependant indispensable d’ouvrir les yeux de l’opinion publique sur le danger que présenterait l’extension de ce système insuffisant de vérification aux futurs Accords START ou de « 3e option zéro » : partir d’un tel précédent aurait des conséquences catastrophiques ; la nécessité d’obtenir que la mise en pratique de l’Accord FNI ne débute qu’après qu’une solution convenable ait été trouvée au démontage préalable de la « capacité d’agression classique et chimique » dont l’URSS continue à disposer en Europe, alors que les armées de l’Otan en ont toujours été dépourvues, en dépit des affirmations contraires (3).
• Dans la ligne de l’article précédent, Bernd Wilz, député CDU (Parti chrétien-démocrate) et lieutenant-colonel de réserve, se prononce, lui aussi, en faveur d’une « priorité au désarmement conventionnel ». Pour atteindre un niveau plus sûr de stabilité politique et stratégique entre l’Est et l’Ouest, l’essentiel est moins la quantité d’armes à éliminer que leur nature, ainsi que la place et la signification qu’elles revêtent en politique et en stratégie. Il est indispensable qu’à l’avenir, les négociations sur le contrôle des armements tiennent le plus grand compte de la sauvegarde de la stratégie de dissuasion nucléaire de l’Alliance.
Jean Rives-Niessel
(1) Après quinze mois de travaux, elle a remis son rapport le 12 janvier 1988 au président Reagan, quelques annexes restant en cours de rédaction. Les conclusions d’un tel « groupe informel » n’engagent pas le gouvernement américain, mais la notoriété des participants (coprésidents : Fred Iklé, sous-secrétaire à la Défense, et le professeur Albert Wohlstetter ; membres : Henri Kissinger. Zbigniew Brzezinski, les généraux John Vessey et Andrew Goodpaster, etc.) confère à leurs conclusions une autorité particulière. Sans attendre la prise de position officielle du gouvernement allemand, son secrétaire d’État à la Défense, le Dr Lothar Rühl, a tenu, à titre personnel, à avertir les lecteurs de Die Welt (19 janvier 1988) des conséquences fatales pour la sécurité de l’Europe qu’aurait la mise en application de ce projet.
(2) Pour « discriminate deterrence », Rühl propose comme traduction : differenzierende Abschreckung, soit à peu près : dissuasion en voie de diversification.
(3) Telles les thèses volontiers exposées depuis quelques années par divers ténors du Parti socialiste allemand (SPD), et qui ont fait l’objet de plusieurs