Revue des revues
• La revue américaine The Atlantic Community, dans son numéro d’hiver 1987-1988, publie un article d’Alfred Dregger, président du Parti chrétien démocrate (CDU/CSU) et membre du Bundestag depuis 1972. Cet article a pour sujet « Désarmement et sécurité : un point de vue allemand sur les évolutions en cours dans l’Alliance ».
Pour Alfred Dregger, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) est une communauté de défense contre un pouvoir totalitaire qui s’est installé au milieu de l’Allemagne et peut ainsi faire pression sur une Europe occidentale sans profondeur. Les États-Unis ont perdu leur supériorité nucléaire et leur territoire peut être atteint par des missiles stratégiques. La riposte adaptée suppose la possibilité d’une escalade allant du champ de bataille européen aux systèmes centraux américains. Les États-Unis subissent ainsi un risque, mais il est réduit par le fait que le système d’alliance rend improbable la guerre en Europe.
Alfred Dregger constate l’affaiblissement de l’économie américaine et le développement d’une nouvelle politique étrangère soviétique, sans qu’il y ait changement des principes fondamentaux issus de l’idéologie communiste et de l’héritage tsariste. L’option double zéro est bénéfique pour l’URSS, les États-Unis et les pays voisins de l’Allemagne, mais la menace nucléaire demeure sur celle-ci du fait des armes de portée inférieure à 500 kilomètres. 1 365 missiles du Pacte de Varsovie n’ont en face d’eux que 88 Lance. Le couplage Europe-États-Unis a perdu son élément basé à terre et le territoire soviétique n’est plus menacé à partir du territoire européen. L’Allemagne de l’Ouest peut être détruite par les armes nucléaires, elle ne peut pas être défendue par elles. Celles-ci ne se justifient que pour la dissuasion. Aussi les Allemands exigent-ils que le nombre des armes à très courte portée soit réduit au minimum nécessaire pour empêcher les forces conventionnelles adverses de se concentrer pour une attaque. Le désarmement doit se faire dans tous les domaines. Sur l’initiative du CDU/CSU, l’Allemagne fédérale a insisté pour que le conseil de l’Otan établisse un concept d’ensemble du désarmement qui soit en même temps un concept de sécurité. La stratégie de la riposte adaptée doit être révisée : la Bundeswehr ne peut compenser la disparition des armes nucléaires : la dénatalité allemande pèse sur les effectifs : l’Allemagne manque d’espace et d’argent. La sécurité de l’Europe repose toujours sur un couplage souple entre la défense de l’avant et les armes stratégiques américaines.
Alfred Dregger regrette qu’à Reykjavik il n’y ait pas eu d’Européen, mais l’Europe n’est pas une unité politico-militaire. Elle doit en tirer la leçon et devenir une union politique, l’équilibre ne subsistant que si les deux supergrands restent présents. Les deux puissances nucléaires de l’Europe doivent participer à sa sécurité si on ne veut pas qu’une brèche grandissante se creuse avec les autres pays, surtout avec l’Allemagne de l’Ouest qui est en position de plus grand danger. La France doit déclarer que l’intégrité de la République fédérale d’Allemagne constitue pour elle un intérêt vital qu’elle est déterminée à défendre par tous ses moyens militaires. Elle doit informer et consulter les Allemands sur les plans d’emploi de ses armes nucléaires, en particulier de ses armes préstratégiques. L’union de l’Europe doit reposer sur les traités existants qui sont largement suffisants, les forces nucléaires françaises restant sous commandement national comme celles des États-Unis et du Royaume-Uni.
Alfred Dregger voit trois objectifs essentiels. Le premier est un désarmement portant sur toutes les catégories d’armes, en particulier sur les armes nucléaires d’une portée inférieure à 500 kilomètres, le but étant que personne ne puisse attaquer, les Soviétiques devant consentir à d’importantes réductions. Le deuxième est d’établir une union européenne de sécurité dont la France doit prendre la tête. Enfin il faudra instaurer un ordre de paix européen fondé sur un équilibre militaire, avec en vue une union politique dépassant la division de l’Allemagne et de l’Europe. Cet ordre européen reposera sur un héritage culturel : État de droit, respect de la personne humaine, etc.
• La même revue contient un article de Douglas Brinkley, de l’université de Princeton, sur « Kennan-Acheson : le débat sur le désengagement ». Ce débat a été provoqué par une série de conférences faites par George Kennan, le « père du containment », en novembre et décembre 1957 à la BBC, où il proposait le retrait des troupes américaines d’Allemagne fédérale en échange du retrait des troupes soviétiques d’Allemagne de l’Est. Depuis la mort de Staline, disait-il, l’Union soviétique est plus ouverte à la négociation qu’à l’aventurisme militaire. Une défense reposant sur les armes nucléaires entretiendrait la course aux armements et rendrait impossible la réunification des deux Allemagne. Il préconisait un désarmement unilatéral. Pour lui les armements conventionnels étaient inutiles car ils étaient « prévus pour faire face au moins probable des cas possibles, une attaque directe des Soviétiques, en s’y opposant de la manière la moins souhaitable : en essayant de la contenir sur une quelconque ligne territoriale ». Pour George Kennan, la véritable « menace » est politique, et il vaut mieux mettre sur pied des forces paramilitaires pour combattre des mouvements de résistance civile.
Ces propositions font du bruit. À cette époque, l’opinion publique allemande est en faveur de la participation à l’Otan, le secrétaire d’État Dean Acheson est engagé dans une discussion avec le chef du Parti socialiste allemand, Erich Ollenhauer. Sur les instances de Christopher Emmet, inquiet de voir les idées de George Kennan confondues avec celles du parti démocrate américain. Dean Acheson se désolidarise publiquement de lui en janvier 1958, avec l’approbation de Henry Kissinger, alors professeur à Harvard, du chancelier Adenauer et du secrétaire d’État Foster Dulles. Le débat devient ainsi un duel personnel sur la politique future du parti démocrate, mais compliqué par les propositions du ministre des Affaires étrangères soviétique Boulganine, à propos du plan Rapacki et de la suspension des essais nucléaires.
Telles qu’elles apparaissent dans son livre Power and Diplomacy, les idées de Dean Acheson sont que les États-Unis ont un intérêt majeur en Europe occidentale. Ne croyant pas à la doctrine des « représailles massives » de Foster Dulles, il lui paraît nécessaire de maintenir des forces conventionnelles en Europe pour arrêter l’étendue de toute guerre localisée qui serait provoquée par une agression soviétique, et il ne peut y avoir de guerre nucléaire limitée. Toutes les nations européennes devraient disposer de l’arme atomique ; des forces nucléaires stratégiques américaines et britanniques devraient convaincre l’Union soviétique qu’elle serait détruite dans toute confrontation avec l’Occident. Elle doit subir un autre processus d’évolution avant que l’on puisse s’entendre avec elle sur un désarmement.
En janvier 1958, dix-sept experts américains expriment leur opposition aux propositions de George Kennan. Pour eux, « la neutralisation de l’Allemagne détruirait tout espoir d’utiliser l’Alliance atlantique pour forger l’unité de la communauté atlantique tout entière, à des fins de paix… Elle renverserait une tendance très favorable dans l’histoire allemande et désavouerait le peuple allemand de l’Ouest qui vient de voter pour la troisième fois de suite à l’échelon national afin de répudier les traditions du nationalisme allemand et pour l’intégration avec l’Occident ».
Après un échange de correspondances entre Acheson et Kennan, le premier publie en avril 1958 un article dans Foreign Affairs sur « L’illusion du désengagement ». Pour lui, Kennan propose le contraire de la politique menée par Truman. Ce serait un retour à l’isolationnisme, le désengagement en Europe entraînant le même phénomène ailleurs dans le monde. Une négociation avec les Soviétiques tournerait au désastre et l’Alliance en sortirait très affaiblie. Pour Dean Acheson, les États-Unis doivent construire un solide système économique et militaire qui assure la sécurité du monde démocratique. George Kennan répond dans la même revue. Pour lui, Dean Acheson et ses partisans conçoivent la fin de la guerre froide comme l’effondrement de l’Union soviétique, ce qui lui paraît bien peu probable. Ils ont plus peur d’une Allemagne réunifiée que d’une mainmise de l’URSS sur l’Europe de l’Est. C’est finalement Acheson qui est le vainqueur de ce débat fondamental : États-Unis et Union soviétique sont toujours présents en Europe et l’Allemagne est toujours divisée.
Georges Outrey
• Le n° 4/1988 d’Europäische Wehrkunde donne de larges extraits de la traduction allemande du rapport « Discriminate deterrence ». Une autre chronique de notre revue l’a déjà analysé, on n’y reviendra donc pas ici. Par contre, les critiques et commentaires allemands annoncés pour les numéros suivants seront probablement à suivre. Le Periskop souligne l’importance de la rencontre à Berne des ministres de la Défense américain et soviétique qui portait sur leurs doctrines et stratégies respectives. Frank Carlucci et Dimitri Yasov vont d’ailleurs se revoir à Moscou à ce propos, en marge des diverses négociations de désarmement, et leurs chefs d’état-major général feront connaissance à Washington.
Appuyée à l’Otan, la doctrine militaire des États-Unis privilégie la défensive. Logiquement, elle a engendré une stratégie valable pour la défense, mais impropre à l’attaque : « Postulat politique, le roll back n’a jamais correspondu à un dispositif militaire et le concept de sécurité de notre continent s’est constamment orienté vers le containment », la superpuissance occidentale limitant ses efforts aux moyens nécessaires au maintien du statu quo ou à son rétablissement. La doctrine militaire soviétique, au contraire, repose sur le primat de l’offensive : le volume et les caractéristiques de ses forces la lui permettent aussi bien que la défensive et dans le cadre du Pacte de Varsovie, la superpuissance orientale persiste à entretenir en Europe une capacité de porter la bataille chez l’adversaire et de faire jouer politiquement le poids de son appareil militaire.
Plus ou moins directement issue de l’idéologie politique, la doctrine militaire – sous n’importe quel habillage – se lit aisément à partir de la nature et du volume des forces, de l’articulation, des dotations, de l’instruction et du dispositif de celles-ci. La discussion sur les doctrines ne saurait se limiter à des exégèses théoriques ; elle débouche obligatoirement sur un débat à propos des stratégies et de leur mise en application. La comparaison des forces n’est pas une simple bataille de chiffres, mais la mesure précise des possibilités de chacun en fonction des données géographiques. On en arrive vite à cette « capacité d’invasion », mot forgé à l’Ouest où elle n’existe pas – n’en déplaise à certains –, mais réalité bien visible en face. Les deux parties continuent à avancer des chiffres de potentiel toujours aussi discordants, l’URSS persistant à affirmer contre toute vraisemblance – Yasov l’a encore récemment répété dans la Pravda – que les diverses disparités partielles aboutissent à un équilibre satisfaisant.
La « nouvelle pensée soviétique » saura-t-elle renoncer au rôle traditionnel d’instrument de menace et de pression dévolu à ses forces armées, autorisant ainsi un virage de la position américaine en ce qui concerne sa sécurité – et la nôtre – ? Pour l’instant, seul le ciel le sait. Mais toutes les expériences du passé sont là pour prouver que prudence et scepticisme doivent rester de rigueur dans les négociations au cours desquelles cette nouvelle pensée devrait se manifester.
• Dans « Ambition maritime de Moscou », Wolfram von Raven dégage le sens profond des récents discours de Mourmansk et de Belgrade. Dans le premier, Gorbatchev ressort l’idée déjà ancienne d’une zone dénucléarisée dans le nord de l’Europe ; il propose en outre une limitation des activités aériennes et navales dans la même région qui engloberait de vastes espaces maritimes au Nord et à l’Ouest. Dans le second, il suggère un gel au niveau actuel de la VIe flotte et de l’Eskadra en Méditerranée, en attendant leur amoindrissement progressif. Une campagne, autant médiatique que diplomatique, est lancée sur ces bases : elle pourrait trouver des oreilles favorables chez les neutres (scandinaves comme méditerranéens, notamment arabes) et auprès de certaines opinions publiques alliées. Avec plus d’adresse que Khrouchtchev, l’actuel secrétaire général poursuit toujours son but de découpler les États-Unis de l’Europe, ici en restreignant les possibilités d’action de ceux-ci sur les deux flancs de l’Otan. Sous couleur de traitement égal, il refuse de voir l’énorme différence des besoins des deux superpuissances en stratégie navale : pour une URSS continentale, la marine sert uniquement à la « power projection » ; la liberté des communications maritimes est au contraire vitale pour une Amérique qui reçoit par mer une bonne partie de ses matières premières et qui a des obligations « envers une Alliance qui ne porte pas pour rien le nom d’un océan ». La VIe flotte joue en outre un rôle important au Proche-Orient, région en crise permanente (guerre du Golfe). Elle est aussi une assurance de survie pour Israël.
Il ne faudrait pas oublier que « sur l’eau, il ne saurait y avoir de front qu’on puisse assouplir ou raidir en fonction d’une détente ou d’un regain de tension. Il existe par contre des conditions indispensables aux mouvements, qu’il faut absolument préserver en vue de la sécurité. Une limitation des armements navals n’y contribuerait aucunement ; bien au contraire, elle s’avérerait nuisible ».
• Sous le titre « Démontage de la capacité d’invasion du Pacte de Varsovie », le colonel breveté W. Dunkel (actuel chef du bureau « Presse-information » au ministère de la Défense) étudie un concept de désarmement conventionnel pour la sécurité de l’Europe : à l’âge atomique, la stabilité militaire dépend du fait que, si la guerre reste théoriquement concevable sur les plans technique et opératif, la menace crédible d’escalade vers une guerre nucléaire entraînant des dommages insupportables la rend en pratique impossible. Mais tant qu’un parti conserve la capacité de déclencher une agression majeure après une brève préparation, s’il est amené à estimer qu’il peut utiliser ses armes « préventivement » avec de bonnes chances de succès, la stabilité n’est qu’un leurre. Or, l’URSS possède actuellement cette capacité. « Sa suppression sera la pierre de touche de sa volonté de renoncer à la menace ou à l’emploi de la force pour atteindre des objectifs politiques en Europe ».
Pour les armes conventionnelles, la stabilité ne résultera que d’une égalité approximative des possibilités opératives de l’Alliance et du Pacte en Europe, de l’Atlantique à l’Oural. Tous les facteurs sont à prendre en compte : volume, structure, équipement et stationnement des forces, mais aussi capacités de mobilisation et de renforcement dans le temps. Outre sa supériorité numérique et sa présence massive sur son glacis européen, la situation géostratégique de l’URSS lui permet un renforcement plus rapide et sa société fermée lui assure une meilleure protection du secret.
Si, tactiquement, un rapport de 1 à 3 peut encore suffire pour arracher un succès défensif, il en va tout autrement stratégiquement : ce même rapport global autorise l’agresseur à réaliser des concentrations de 6 à 1 ou plus sur ses axes d’effort (ce qui lui garantit la percée), tout en conservant la parité avec l’adversaire sur le reste du front.
En vue d’assurer aux deux parties une sécurité égale, les négociations devront couvrir la totalité de l’Europe, même si le cas des trois théâtres Nord, Centre et Sud peuvent être traités dans des négociations séparées. La région Centre doit impérativement englober les Okrougs (régions militaires soviétiques), d’où pourraient provenir des renforts. Pour rendre impossible toute attaque, le potentiel soviétique excédentaire devra être démobilisé, détruit, ou replié au-delà de l’Oural (1) de telle façon que son retour, forcément indiscret, exige des délais analogues à l’acheminement de renforts américains. Des réductions égales pour les deux parties, voire proportionnelles, auraient surtout pour effet de rendre impossible toute défense de l’Europe. Au lieu d’ergoter à perte de vue sur le niveau actuel des potentiels, mieux vaudrait se mettre d’accord sur des plafonds égaux pour les matériels terrestres majeurs et pour les unités, et les fixer, pour un premier temps, un peu au-dessous du niveau atteint par l’Otan. Les mesures de contrôle auraient à porter uniquement sur les potentiels restés en Europe.
Pour que des accords de contrôle des armements conventionnels, puis de désarmement classique, apportent à l’Europe davantage de sécurité et une stabilité meilleure, cinq principes sont à respecter impérativement :
1 - À aucun moment des négociations, les mesures tendant au démontage de la capacité d’invasion soviétique ne doivent avoir pour conséquence d’affaiblir la crédibilité de la dissuasion ou la capacité de défense de l’Otan.
2 - L’unité stratégique et politique de l’Alliance doit rester intangible, car il ne saurait y avoir en Europe de zones à niveaux de sécurité différents.
3 - La possibilité de mener une défense de l’avant commune, cohérente et au plus près de la frontière doit absolument être maintenue en permanence.
4 - La bonne exécution des accords doit pouvoir être vérifiée avec certitude.
5 - Si une crise survenait, l’Alliance doit rester en mesure de la maîtriser de manière active en élevant l’état de préparation de ses forces et en acheminant des renforts vers la région menacée.
Jean Rives-Niessel
• Le numéro de printemps de Politique Étrangère présente cette fois-ci un dossier très complet sur le traité de Washington, composé de quatre parties : le traité en perspective ; à chacun ses euromissiles : points de vue nationaux ; la sécurité de l’Europe dans l’après-FNI ; le traité, les protocoles, le mémorandum d’accord. Les articles sont signés : Jérôme Paolini, Jean Klein, Richard Perle, Youri Davydov, Bruno Racine, Lothar Rühl, David Mellor, Stephano Silvestri, Hirokazu Arai, Huan Xiang, Yves Boyer, Diego Ruiz Palmer, François Heisbourg, Pierre Lellouche, Philippe Moreau Defarges.
(1) Pour les unités, on peut aussi procéder par diminution du taux de présence. La part respective des différentes méthodes sera un des objets des négociations.