Mémoires
La réédition des Mémoires de Jean Monnet, à l’occasion du centenaire de sa naissance et du transfert au Panthéon, permet de revenir sur le destin d’un personnage qui marqua le siècle et contribua plus que tout autre à la construction européenne.
Pour rappeler le parcours de Jean Monnet, témoin et acteur, il n’est que de consulter la table des matières où coïncident les étapes d’une vie qui ne se résume pas à une carrière et la liste des événements intéressant la France et le monde pendant 6 années. C’est d’abord, pendant la Grande Guerre, la mise en commun des ressources alliées puis, vue de la Société des Nations (SDN), l’élaboration des statuts de la haute Silésie et de la Sarre qui lui font mesurer les blocages dus à l’interprétation abusive du concept de souveraineté. Au cours du second conflit mondial, Monnet observe dans les capitales anglo-saxonnes les effets de la volonté gouvernementale sur la mobilisation économique. Il convient de citer ensuite, pour s’en tenir à l’essentiel, la grande aventure du plan destiné à « hiérarchiser les efforts » d’un régime dont la « faillite politique » n’empêcha pas la « pleine renaissance » d’une France rajeunie. La haute autorité de la Communauté européenne de charbon et de l’acier (CECA), à défaut de Communauté européenne de Défense (CED), est un « commencement d’Europe », le but restant l’union politique, préparée avec persévérance au sein du « comité d’action ».
Cette énumération en forme d’état des services ne rend compte que très incomplètement de l’activité déployée par ce touche-à-tout, factotum de la IVe République, laquelle va jusqu’à l’envoyer mendier des dollars aux États-Unis au début de 1958. Encore a-t-il alors atteint la notoriété. Auparavant, il subsiste une énigme : par quel miracle un garçon de 25 ans, sans diplômes, réformé au moment de la Marne (alors qu’il avait rêvé d’être boxeur) est-il reçu par le président du Conseil en personne, lui fait la leçon, parvient à le convaincre et est envoyé incontinent en mission à Londres ? On enregistre bien un précédent quelque cinq siècles avant… à Chinon ! Plus tard, cet « inclassable », ni prince, ni diplomate, ni parlementaire, ni grand patron de l’industrie, ni général victorieux, se trouve en charge de moderniser la Chine, de remettre à flot le zloty et de combler le retard de notre aviation de combat. N’écrit-il pas lui-même : « J’admire que si peu d’hommes… parmi les mêmes mandatés… aient une influence déterminante sur des situations historiques » ?
Il y a de l’aventurier dans cet homme qui. venant de Bucarest en passant par Stockholm, devient banquier en Californie, puis interlocuteur de Mme Chang sur les bords du Yang-Tsé. Quant au roman avec Silvia et au rocambolesque mariage à Moscou où « tout se passa le plus simplement du monde », ils ne manquent pas d’intriguer le lecteur moyen.
Il est vrai que, très jeune, Monnet est sorti de son Cognac natal et des chais paternels pour parcourir le monde et s’initier aux affaires. Pour s’imposer partout où il passe, il possède aussi l’atout de vues simples à long terme, le sens de la négociation préférée à la force et quelques solides principes : une conception d’ensemble claire supposant l’unité d’action, mais aussi la patience, car « tout est toujours plus long qu’on ne le pense » ; le culte de l’esprit d’entreprise : « Quand on est déterminé sur l’objectif, il faut agir sans faire d’hypothèses sur les risques de ne pas aboutir » ; l’importance des institutions : « Une fois créées, elles ont leur force propre qui dépasse la volonté des hommes » ; le travail par petites étapes et structures légères, sans « prolifération administrative », ni envahissement des experts. Le petit immeuble de la rue de Martignac suffit pour faire fonctionner les cerveaux d’élite dont il s’entoure : Hirsch, Marjolin, Uri, Delouvrier, Gaillard, Fontaine…
Au long de sa route, Monnet a côtoyé les grands de ce monde, d’où des portraits (souvent flatteurs, pour compenser quelques éreintements) d’hommes d’État tels que Roosevelt, Churchill, Eisenhower, Adenauer, Kennedy. Il affirme que tous tenaient effectivement les rênes et se réservaient la décision après avoir entendu leurs conseillers.
Entre deux fortes personnalités ne manquant pas d’orgueil, l’une ayant le goût de la supranationalité, l’autre tenante de l’Europe des patries, l’entente n’était guère possible. Dès juin 1940, et surtout depuis Alger où Monnet assiste à des « querelles navrantes » entre des « prime donne parlant toutes les deux de soi à la troisième personne », la tendresse n’est pas évidente. L’attitude des gaullistes dans les premiers débats européens n’améliore guère la situation et la Ve République est accueillie avec résignation. Orfèvre en formules assassines, Monnet réclame « un peu plus d’oubli de soi-même », estime que « l’orientation de la politique extérieure des années 1960 procède de conceptions d’un autre âge » et préfère « la minutie des bâtisseurs de l’Europe aux accents de grandeur ».
Commode, M. Monnet, arrangeant et benoît ? Sûrement pas. Mais combien est profonde l’empreinte laissée par celui qui sut toujours prendre et conserver l’initiative et dont le récit est encadré par deux affirmations : « L’occasion d’agir ne m’a jamais manqué » (page 35) et « La vie est généreuse en occasions d’agir » (page 611).