Défendre la défense
Parmi tous ses talents, François de Rose, ambassadeur de France, a celui de savoir choisir de beaux titres pour ses ouvrages. Ainsi, après Contre la stratégie des Curiaces, que nous avions eu le privilège de présenter il y a six ans aux lecteurs de cette revue, nous offre-t-il maintenant Défendre la défense, et là encore dans l’excellente collection Commentaire de Julliard.
Son propos, tel qu’il l’expose dans son avertissement, est de « reconnaître l’itinéraire et de proposer les premières étapes » de la marche de notre Communauté vers « une Europe capable d’assurer elle-même sa défense », reprenant dans cette dernière formule le vœu exprimé par le président de la République lors de son éloge funèbre de Jean Monnet. Pour nous piloter dans cette recherche, nul n’était plus qualifié que François de Rose, puisqu’il s’y est consacré tout au long de sa brillante carrière, tant au plan diplomatique que dans les domaines stratégiques et même technologiques. II a été en effet, notamment, membre de la délégation française à l’ONU, lors de la naissance de cette dernière, puis chef du service des pactes au Quai d’Orsay, ensuite adjoint au Chef d’État-major général de la Défense nationale, titre que portait alors celui qui en deviendra le Secrétaire général, enfin représentant permanent de la France auprès du Conseil de l’Otan. Dans le même temps, il a siégé successivement au Comité de l’énergie atomique, au Comité de la recherche spatiale, et il a présidé l’Organisation européenne de la recherche nucléaire (CERN). L’expérience de François de Rose est donc sans égale lorsqu’il s’agit de nous aider à réfléchir sur l’avenir de la défense de l’Europe dans la perspective de l’après 1992. On sait en effet que l’Acte unique a été très timide sur ce sujet, puisqu’il s’est borné à déclarer que « les États membres sont disposés à coordonner davantage leurs positions sur les aspects politiques et économiques de leur sécurité ».
Pour commencer, notre auteur nous présente dans un lucide aperçu panoramique « ce qui change et ce qui demeure » dans l’environnement international. Devant cette situation, souligne-t-il, c’est aux Européens qu’il incombe de décider s’ils s’accommoderont d’être objets et non acteurs sur la scène internationale, puisque les dynamismes industriel, commercial et financier ne sont pas suffisants à cet égard. Mais « faut-il encore pouvoir se défendre ? », s’interroge-t-il ensuite, rappelant le mot récent d’un Soviétique : « Nous allons vous rendre le plus mauvais des services, celui de vous priver d’un ennemi ! ». S’il est trop tôt pour en préjuger, François de Rose ne manque pas de constater, comme Jean-Pierre Chevènement vient de le faire à Moscou : « Le Pacte de Varsovie n’a pas encore diminué son effort de défense ». Mais, pour lui, les rapports Est-Ouest resteront avant tout du domaine de la stratégie indirecte, celle qui « sanctionne la victoire de la matière grise sur la force pure ». Ce qui n’empêche pas que la rivalité politique continue à se placer sur un arrière-plan de rapport de force, à savoir « la capacité que peut avoir un des protagonistes d’imposer ses vues et de l’autre camp de dire non ». Viennent alors trois remarques, fort bien tournées, sur le « courage moins dangereux que la peur », la dissuasion « seul objectif qui soit à la fois moralement justifiable et politiquement et militairement rationnel » à l’ère nucléaire, et enfin la capacité de se défendre, laquelle « n’est pas une assurance contre un risque », mais « se prémunir contre ce qui serait, sans cette capacité, une certitude ».
Suit un chapitre très documenté sur la « maîtrise des armements », car pour notre auteur « le désarmement n’est pas en soi un objectif politique ; c’est le genre de sécurité qui en émerge qui constitue un tel objectif ». Il passe alors en revue la situation et les tendances dans les différents domaines, en soulignant fort à propos que, pour les armes nucléaires tactiques, ce que Moscou recherche avec de plus en plus d’insistance, c’est une élimination complète de tous les avions et vecteurs stationnés en Europe, élimination qui « entraînerait certainement l’achèvement du découplage entre la défense de l’Europe et le système stratégique américain et la fin de la dissuasion ». Et il souligne les succès déjà obtenus par cette démarche dans les opinions publiques et auprès de certains gouvernements alliés, on pourrait dire maintenant auprès de la plupart, puisque la situation n’a fait que se détériorer à cet égard depuis la rédaction de l’ouvrage, comme on peut le constater à propos de l’actuelle controverse sur la modernisation des missiles MGM-52 Lance. Après avoir passé en revue les autres problèmes que pose pour les armes chimiques et les armes classiques la maîtrise de la course aux armements, François de Rose suggère une autre approche de cette dernière qui consisterait à créer « l’inaptitude à l’offensive ». L’idée générale serait alors de combiner une réduction radicale des armes offensives et une mise en place de systèmes défensifs, c’est-à-dire capables d’arrêter des frappes désarmantes, à un niveau défini d’un commun accord.
L’auteur consacre ensuite un chapitre à l’analyse détaillée des problèmes internes de l’Alliance, dans lequel il passe notamment en revue les deux questions qui dominent son avenir : la présence des forces américaines en Europe et le rôle des armes nucléaires. Usant d’arguments assez convaincants, il se montre plutôt optimiste au sujet du maintien de cette présence, ce qui ne veut pas dire, précise-t-il, « qu’il faille nécessairement avoir le fétichisme des 350 000 GI affectés à l’Otan ». Pour ce qui concerne les armes nucléaires, il n’aperçoit pas de substitut concevable aux armes américaines : « Le fondement ultime de la dissuasion reste la capacité nucléaire que les États-Unis maintiennent en Europe ». Et il faut par ailleurs être conscient, ajoute-t-il, que la présence des armes nucléaires et celle des forces classiques américaines sont intimement liées. Mais, termine notre auteur, paraphrasant une formule célèbre, « l’on ne peut rien faire avec l’arme nucléaire sauf empêcher la guerre, ce qui est heureusement l’essentiel ». D’où la nécessité pour lui de « rétablir dans l’estime et la confiance des uns et des autres les armes… sans lesquelles en cas de crise grave nous risquerions de perdre la liberté et l’indépendance par crainte de perdre la vie » ; on aura compris qu’il s’agit là des armes classiques.
Suivent alors trois chapitres constructifs, qui concernent la coopération européenne, le rôle de la France et les perspectives d’une défense européenne. Posant d’abord la question préalable, à savoir « les Européens veulent-ils vraiment coopérer entre eux pour leur sécurité ? », François de Rose constate que le domaine de compétence de l’entité européenne à définir portera avant tout sur le secteur Centre-Europe et que la démarche à adopter devra nécessairement être pragmatique et « à plusieurs vitesses », puisque tous les États n’entendent pas progresser du même pas. Pour lui, les domaines d’action immédiatement envisageables sont le maintien à un niveau suffisant des effectifs, l’amélioration constante des technologies, en particulier dans leur application à l’espace afin d’y être moins dépendants des États-Unis, la logistique, contribution qui serait particulièrement intéressante de la part de la France et des Nations ibériques, et enfin comme de bien entendu la production d’armements.
En ce qui concerne le rôle de la France, notre auteur observe que notre revendication d’indépendance de décision ne peut porter en définitive que sur le déclenchement de notre force nucléaire, et qu’à cet égard notre liberté d’appréciation doit rester entière car elle constitue l’essence même de notre politique de dissuasion. Pour lui, le vrai problème entre la France et ses alliés ne se pose donc pas au plan nucléaire, mais au niveau de la participation aux opérations classiques. Et à cet égard, estime-t-il, l’évolution de notre doctrine de l’ultime avertissement, « après qu’elle a tranché les liens antérieurement établis entre son déclenchement et les opérations de notre corps de bataille », a libéré ce dernier pour une coopération plus étroite avec nos alliés, et cela dès le début d’un conflit et « aux frontières », conformément à la plate-forme de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Le problème de la cohérence des doctrines pour l’emploi des forces classiques serait ainsi « au cœur de notre participation à la défense commune, au contraire des divergences portant sur l’emploi des armes nucléaires qui peuvent contribuer à élargir le nombre des cas de figure couverts par la dissuasion ». Pour François de Rose, la vraie solution serait alors de proposer que les questions fondamentales que sont l’analyse de la menace, la détermination de la stratégie permettant d’y faire face et celle des moyens pour la mettre en œuvre, soient désormais traitées en commun, et à cette fin remontent au Conseil atlantique, puisque cela ne remettrait pas en cause notre non-appartenance aux structures militaires intégrées de l’Alliance.
Dans sa conclusion, notre auteur estime nécessaire que la Communauté européenne acquière une certaine stature dans le domaine de la Défense comme dans celui de la politique étrangère, mais il ne considère pas comme réaliste, à horizon prospectif, la perspective d’un gouvernement européen. Aussi récuse-t-il la formule de « défense européenne » qui paraît postuler l’existence d’un tel gouvernement, pour préférer celle de « pilier européen » de l’Alliance qui a d’ailleurs plus ou moins acquis ses lettres de créance. Il préconise alors que, dans le cadre des orientations stratégiques arrêtées par le Conseil atlantique, les Conseils des chefs d’État et de gouvernement de la Communauté décident des entreprises de coopération de leur pays pour leur application sur notre continent. De son côté, l’Union de l’Europe occidentale assurerait le suivi de ces décisions dans la ligne de la plate-forme de La Haye, mais en l’élargissant à l’étude des développements de la stratégie indirecte, ce qui lui permettrait, c’est nous qui l’ajoutons, de se saisir des crises situées hors de la zone couverte par l’Alliance. Quant au Groupe européen indépendant de programme, il resterait axé sur la recherche d’une meilleure efficacité militaire et d’une meilleure rentabilité économique des productions d’armement.
Certains trouveront sans doute, termine François de Rose, que le programme ainsi proposé est bien modeste au regard de leurs aspirations à une « défense européenne », mais ajoute-t-il, il a au moins l’avantage d’être réaliste en tenant compte du facteur temps. Pour nous, il est en outre incontestable que notre éminent ami a exposé dans ce livre, par ailleurs superbement écrit et remarquablement argumenté, les vrais problèmes qui se posent à notre pays dans ses rapports avec l’Alliance. Aussi, les solutions qu’il suggère méritent-elles au moins d’être discutées sérieusement, et en premier lieu celle qui figure dans ses dernières pages, à savoir que si l’on entend progresser dans la réalisation d’un « pilier européen » de la Défense, c’est à la France qu’incombe de donner le choc psychologique que constituerait l’acceptation de sa participation à la nécessaire réflexion de l’Alliance dans le domaine stratégique.
Avril 1989