Le paradoxe de la stratégie
Saluons cet ouvrage de Luttwak, du Centre d’études stratégiques de Washington. Il redéfinit la stratégie, dégage deux de ses lois caractéristiques et établit ses cinq niveaux d’application. La démarche inclut sans trop de peine l’arme nucléaire ; l’auteur en profite pour rappeler l’excellente notion de « suasion » plus complète que celle de « dissuasion ». Sa pensée est claire, sa langue compréhensible au profane. Son propos s’illustre d’exemples bien choisis dans l’histoire des conflits récents.
Par prudence ou modestie, l’auteur ne propose pas de but en blanc une définition de la stratégie ; elle ne se dégage que peu à peu à la lecture, pour apparaître clairement en appendice 1. Pour Luttwak, qui s’appuie alors sur L’introduction à la stratégie du général Beaufre, est stratégique toute action de force organisée ou menée face à une hostilité consciente. Cette définition a de grands mérites : elle ne limite pas la stratégie aux domaines militaires, elle la débarrasse de notions géographiques qui peuvent certes lui servir de cadre, mais ne lui sont pas essentielles, et enfin permet de mieux généraliser ses lois.
C’est, en effet, ce contexte d’opposition consciente qui soumet l’action stratégique, et elle seule, à deux lois – s’appelleront-elles plus tard « lois de Luttwak ! » –, qu’on ne voit point régir les autres domaines des arts et des sciences.
Luttwak montre d’abord comment les réactions de l’ennemi émoussent ou tournent l’efficacité de la meilleure des manœuvres, quand elle est poussée à l’extrême (ainsi l’offensive d’Hitler vers Moscou). Toute action stratégique doit donc s’arrêter à son « point culminant de succès » ; pour le stratège, le mieux devient vite l’ennemi du bien (l’historien américain Paul Kennedy vient d’appliquer brillamment la même idée à « l’hyperextension des empires »).
Luttwak en arrive ensuite au « paradoxe de la stratégie ». En agriculture, en médecine, en architecture, bref hors du contexte stratégique, vous devez vous organiser et agir dans le prévisible et, en partie, dans l’incertitude ; mais il s’agit d’une incertitude « aléatoire », c’est-à-dire non organisée contre vos intérêts. Vous pouvez donc bénéficier du bon rendement des logiques linéaires : l’établissement et le respect d’un « diagramme de Pert » peuvent vous conduire au succès. Malheureusement, les logiques linéaires sont prévisibles, donc vulnérables ; il faudra souvent, en stratégie, leur préférer un cheminement paradoxal, pour surprendre.
Clausewitz, le premier, avait proposé une distinction entre le stratégique et le tactique. Cette dichotomie a bien guidé la pensée militaire. Mais deux niveaux, c’était souvent insuffisant. Par manque de vocabulaire, nous baptisions « stratégique » ce qui n’était que « de longue portée » ou simplement « de quelque importance ». La nécessité nous faisait parfois insérer entre tactique et stratégique un coin « opérationnel ». Et puis nos meilleurs théoriciens, comme l’amiral Castex, évoquaient une dimension supplémentaire et dominante, celle de la « grande stratégie ».
Luttwak, lui, ordonne et précise tout cela, en ébauchant une architecture verticale à cinq niveaux (1) : le « technique », celui de la conception, de la réalisation et de la mise en œuvre du moyen ; le « tactique », qui combine les moyens et fait jouer l’homme, la quantité, les considérations géométriques d’emploi ; dans « l’opérationnel » intervient surtout le temps, soit directement par effet cumulatif ou de saturation, soit en bien avec la géographie par les délais dus aux distances ; c’est dans la « stratégie de théâtre » qu’apparaît toute l’importance des facteurs géographiques (physiques, humains, économiques) ; au passage, Luttwak démontre avec brio que le général Rommel, génie des opérations, fut un mauvais stratège de théâtre ; enfin la « grande stratégie » de la Nation voit converger et doit gouverner – y compris dans les domaines autres que militaires – les efforts déployés aux quatre niveaux inférieurs.
L’ennemi déploie parallèlement, la même architecture verticale ; la nature même de la stratégie implique une opposition permanente entre les deux structures. Le génie de Luttwak est d’avoir si bien compris et démontré que ces duels ne se restreignent pas à des efforts horizontaux, de niveau à niveau, mais que, par exemple, le technique de l’ennemi peut faire échec à votre grande stratégie (c’est la bombe atomique américaine face au maréchal Staline), ou sa grande stratégie annihiler votre suprématie tactique (pensons aux Américains au Vietnam).
L’harmonie et la clé du succès : harmonie verticale entre les cinq niveaux, harmonie horizontale, au niveau supérieur, avec les autres domaines d’action. Pour Luttwak, le nucléaire a bien sa place dans les tensions des deux niveaux supérieurs ; la menace de son utilisation étant, par excellence, à dominante paradoxale, la dissymétrie, la « scabreuse incertitude » des représailles du faible au fort et même l’apparente incohérence des dispositifs de l’Alliance y gardent de l’intérêt.
Sur un tel sujet, aussi vaste que notre planète, et aussi profond que l’histoire de l’Humanité, qui pourrait être complet, être parfait !
Quand Luttwak qualifie les stratégies navales et aériennes de « non-stratégies », il n’a pas tort s’il implique que les interactions air-terre-mer ont crû à un tel point que, au moins aux trois niveaux supérieurs du conflit, il ne doit plus y avoir de pensée bleu marine ou kaki ; et c’est avec un certain bon sens qu’il exécute rondement la « Maritime Strategy » de la marine américaine (2). Mais son livre montre une compétence et un intérêt trop focalisés sur les combats à terre et les approches directes. Son coup de chapeau aux logiques paradoxales – bien souvent en forme de manœuvre indirecte – ne semble pas le convaincre lui-même ; il craint trop les « frictions ».
Bref, nous ne voyons pas en lui un nouveau Bismarck. Il se défend d’ailleurs d’être un stratège d’action, et ne veut proposer aucune recette. Mais nous tenons un remarquable successeur et peut-être réformateur de Clausewitz. Luttwak a fait avancer d’un pas la réflexion stratégique. Qu’en premier hommage, son excellent livre trouve une place de choix dans les bibliothèques de nos trois Écoles de guerre.♦
(1) Pour Clausewitz, la stratégie, gouverne et inclut les tactiques ; elle est d’une dimension supérieure. Pour Luttwak, un simple duel au couteau entre deux Apaches est déjà stratégique puisqu’il implique un antagonisme ; le stratégique tient à la nature de l’action plus qu’à sa dimension.
(2) Voir page 211 et surtout les notes, pages 325 et 326.