Les débats
• Quel est le rang de la coopération militaire française par rapport aux autres pays : Angleterre, Belgique, Allemagne, Espagne ? D’autre part comment estimez-vous l’importance de la coopération militaire américaine en Afrique et considérez-vous qu’elle soit animée par une volonté de substitution ?
En moyens financiers, notre aide est sans doute insuffisante si l’on tient compte des besoins africains, mais nous sommes les plus présents en Afrique au plan humain et nos coopérants sont certainement les plus appréciés. Il est vrai que dans le domaine financier, en comparaison des États-Unis nous sommes en retrait. Les coopérations britannique, belge et allemande sont d’un autre style. Celle qu’exerce la Grande-Bretagne est surtout commerciale ; la Belgique a une coopération orientée principalement vers l’état-major et la logistique au Zaïre ; l’Allemagne de l’Ouest a une forme de coopération particulière, issue de l’affaire des otages en Somalie où l’efficacité de son commando lui a assuré le privilège des problèmes de sécurité.
Je ne crois pas qu’en règle générale les Américains veuillent nous pousser dehors. Ils ont expérimenté dans le monde entier à quel point leur coopération n’est pas très heureuse, alors qu’ils constatent combien l’ex-colonisateur reste de plain-pied avec les populations de ces États indépendants. De ce fait, les Américains interprètent parfaitement bien notre présence. Le fait est patent à Djibouti où ils nous font tellement confiance qu’ils n’occupent pas la base de Berbera laissée à leur disposition.
• Ne conviendrait-il pas de reconsidérer le problème des frontières en fonction des groupes ethniques de manière à assurer au continent un meilleur équilibre ?
Il s’agit là d’une vue totalement irréaliste. Mais pour être optimiste, on peut espérer que dans les décennies à venir, l’idée panafricaine faisant son chemin, les ethnies ne se sentiront plus aussi bridées qu’actuellement. En fait il n’existe en Afrique que deux pays homogènes : le Botswana et la Somalie, encore faut-il bien voir qu’il y a des Somalis ailleurs que dans la république démocratique de Somalie. Tracer de nouvelles frontières entraînerait des transferts de populations et, sous prétexte d’effacer une injustice, ce serait créer une nouvelle de plus grande ampleur.
• On vient d’enregistrer en France l’arrivée du quarante millième stagiaire africain ; sur place nous avons envoyé de nombreux coopérants de grande qualité, nous connaissons tous des officiers africains de haute valeur et il existe des armées opérationnelles comme celle du Togo, par exemple, mais comment se fait-il qu’au bout de trente ans la situation générale ne soit pas meilleure ? On peut certes incriminer le fait que les cadres militaires de haute qualité soient appelés à d’autres fonctions, celle de préfet notamment ; il y a aussi un facteur temps : les armées sont équipées de matériels très modernes et on leur demande de s’y adapter en une ou deux générations ; enfin n’aperçoit-on pas certains chefs d’État peu enclins à disposer d’une armée solide ? Mais cela suffit-il à expliquer l’insuffisance de qualité des armées africaines ?
On ne peut pas parler d’insuffisance de qualité de l’homme, mais les stagiaires en retournant dans leur pays se trouvent confrontés à un référentiel ethnique où leurs qualités sont phagocytées, amoindries. D’autre part, il y a une différence d’appréciation à porter selon qu’on parle d’une armée rustique (infanterie) ou d’une armée disposant de moyens sophistiqués : il faut alors une longue adaptation des hommes au matériel (aviation et marine).
• Le bilan qui a été dressé est particulièrement sombre : alors que conviendrait-il de faire pour que l’Afrique ait des chances de refaire son retard ?
Il n’y a pas à cet état de choses une seule cause et si un certain nombre de mesures doivent être prises par les pays africains eux-mêmes, d’autres doivent leur être apportées par leurs partenaires traditionnels ou par leurs nouveaux partenaires. Or, avec les difficultés que nous affrontons dans la mise en place des structures européennes, ce problème passe, malheureusement, au second plan alors qu’il devrait être prioritaire dans l’intérêt des Africains. Mais il est indéniable que les rapports de l’Afrique avec le reste du monde vont être réaménagés par l’intermédiaire de l’Europe. La question est donc de savoir quelle importance celle-ci accordera à celle-là. Ensuite il reviendra à la France de repenser sa coopération à l’intérieur de ce dispositif. Il n’y a pas de doute que cela est fort inquiétant pour les Africains : ils ne figurent au centre d’aucune priorité, alors qu’il y a urgence.
• On a fait allusion à l’économie souterraine : est-ce que nous ne sous-estimons pas le poids qu’elle a en Afrique ? Est-ce que les États ne sont pas pauvres alors que le pays dispose de richesses qui ne sont pas utilisées pour le développement de la nation entière ?
Les armées africaines ont été conçues pour défendre le territoire contre un adversaire ; or elles n’ont pas à se défendre car il n’y a pas d’ennemi extérieur pour la plupart des États africains : ne devrait-on pas reconsidérer leur rôle afin qu’elles puissent participer à des tâches de développement ?
Le commerce traditionnel représente dans bien des États plus de 50 % du marché. Un pays comme le Burkina Faso, qui n’a pratiquement aucune production au sens moderne, a des exportations extrêmement importantes : viande sur pied, noix de cola, poissons séchés. Cela fait vivre des millions d’habitants. C’est le premier point ; le deuxième, c’est que les campagnes se vident en Afrique comme dans le monde entier, mais dans ceux des pays où les campagnes ne subissent pas cette hémorragie (Rwanda. Burundi, Guinée-Bissau par exemple) la population vit dans des conditions bien moins mauvaises que là où l’urbanisation s’accélère. Et là encore, il y a un abîme entre les statistiques des Nations unies et la réalité. Si nous prenons deux pays voisins et aussi pauvres que le Sénégal et la Guinée-Bissau, l’ONU classe cette dernière comme étant beaucoup plus défavorisée que le Sénégal mais il suffit de la parcourir pour s’apercevoir que l’homme de la rue y vit beaucoup moins mal que le Sénégalais, parce qu’il est resté attaché à la terre. Cela n’apparaît pas dans les statistiques, c’est même le contraire qu’elles avancent. Enfin, dernier point, personne ne peut affirmer que la situation dans certains pays est irrémédiable, il s’agit d’un jugement totalement arbitraire. Dans nombre de pays africains les potentialités sont considérables, dans les domaines agricole, énergétique et minier. Au Congo, par exemple, 3 % des terres cultivables (pas de l’ensemble des terres, mais des seules terres cultivables) sont effectivement cultivées ! Il faut une détermination de la part des gouvernements car il est certain que beaucoup de pays africains, je ne dis pas tous, pourraient disposer de ressources bien supérieures à celles dont ils se contentent. Certains ont d’ailleurs su remonter la pente : c’est le cas de l’île Maurice, dont le sucre n’assure plus la majorité des revenus sans que la production ait baissé ; c’est aussi le cas du Rwanda, pays montagneux mais qui non seulement assure son autosuffisance alimentaire mais arrive à exporter vers les pays voisins. Il n’y a donc pas de situation irrémédiable.
Quant aux armées africaines, elles sont héritières de la colonisation : elles ont donc été pensées avec un référentiel européen, et après notre départ nous avons laissé l’idée de l’armée instrument premier de la souveraineté : comment les États parvenant à l’indépendance pouvaient-ils alors se priver de cet instrument qui marquait précisément leur souveraineté ? Peut-être est-il temps maintenant de songer à d’autres tâches, d’autres significations, envisager des horizons nouveaux pour ces forces armées ? ♦