Darlan
Il y a environ 25 ans, alors que j’interrogeais un peu malicieusement M. Beuve-Méry sur le comportement de son journal lors de l’affaire du faux « Fechteler » – ce prétendu document secret américain qui aurait démontré les dangers de la politique alors menée par les États-Unis en Méditerranée en application de la doctrine Truman –, le regretté directeur du Monde m’avait répondu : « Monsieur, en matière de journalisme, l’objectivité n’existe pas ! ». Encore que je sois persuadé que l’objectivité puisse être recherchée dans ce domaine, d’abord en vérifiant soigneusement le sérieux de ses informations et ensuite en séparant clairement l’énoncé de l’information rapportée des commentaires qu’on lui ajoute, je sais maintenant qu’elle peut être atteinte dans la discipline qui en est la plus voisine, celle de l’histoire contemporaine.
La preuve nous en est en effet fournie par la biographie magistrale de Darlan parue au début de cet été 1989, sous la signature conjointe de Hervé Coutau-Bégarie et de Claude Huan. Et pourtant, leur entreprise était des plus difficiles, en raison de la personnalité de Darlan qui reste très mystérieuse, comme l’ouvrage le démontrera, mais aussi par l’exécration, pour ne pas dire la haine, dont est encore poursuivi celui qui fut à l’époque considéré comme le plus dangereux rival de de Gaulle. Les auteurs sont parvenus à leur but par des recherches d’une ampleur prodigieuse, qui leur ont permis à force de ténacité d’accéder à quantité de sources premières et originales ; puisque, comme ils en font la remarque, il n’est pas de moyen plus sûr de parvenir à la vérité que la démarche érudite, celle qui passe les documents au crible de la critique, et sans les tronquer, ce qui explique le volume de leur ouvrage. C’est donc une somme scientifique, au sens propre du terme, qu’ils nous présentent dans cette biographie de Darlan, beaucoup plus complète et documentée que celle écrite il y a trois ans par Jacques Raphaël Leygues et François Flohic.
Les auteurs, nos lecteurs les connaissent déjà par leurs ouvrages antérieurs et aussi par leurs écrits dans cette revue. Bornons-nous donc à rappeler que Hervé Coutau-Bégarie, ancien de l’ENA (École nationale d’administration) et docteur en sciences politiques, est, bien qu’âgé seulement de 33 ans, déjà reconnu comme un spécialiste éminent des problèmes stratégiques contemporains, en particulier dans le domaine maritime ; alors que Claude Huan, âgé lui de 65 ans et ancien officier de Marine, se consacre depuis longtemps à des recherches sur l’histoire maritime contemporaine, où il fait autorité. Ainsi ces deux hommes de bonne volonté, c’est-à-dire non partisans, qui ont l’avantage d’appartenir à deux générations n’ayant pas été mêlées directement aux événements qu’ils rapportent, nous offrent-ils dans leur ouvrage, conçu et rédigé dans un véritable esprit d’équipe, une relecture aussi objective que possible de l’histoire de Vichy. Suivant ainsi la recommandation de Raymond Aron, ils ont choisi de l’interpréter de façon proprement historique, c’est-à-dire qu’ils se sont mis à l’intérieur du système de pensée de leur personnage, et qu’ils ont tenté d’expliquer ensuite pourquoi il avait fait ce qu’il avait fait, laissant aux moralistes le soin de condamner ou d’approuver.
Leur ouvrage, qui se veut donc exhaustif dans l’état actuel de nos connaissances, rappelle d’abord successivement les origines (modestes) de Darlan, ses premières affectations (où il fut immédiatement remarqué), sa participation à la Première Guerre mondiale (où canonnier marin il se conduisit brillamment sur le front terrestre), son « irrésistible ascension » (jusqu’en 1933 sous la protection de Georges Leygues, mais ensuite progressant par lui-même de réussites en réussites, tant à la mer qu’à terre). En janvier 1937, il accède ainsi au poste de Chef d’État-major général de la Marine où il succède à l’amiral Durand-Viel, auquel est donc due la Marine dite « de Darlan », qu’il prépare dès lors activement à la guerre jugée par lui inévitable. Les auteurs ouvrent ici une parenthèse pour analyser avec finesse le caractère de l’homme (essentiellement tourné vers l’action et peu intellectuel, timide mais orgueilleux, et bien entendu ambitieux), ses idées (républicain dans l’âme, « de gauche », méfiant à l’égard des Britanniques en souvenir de leur comportement à notre égard dans les conférences de désarmement naval, mais ferme partisan de l’alliance avec eux, ayant par contre une piètre opinion des États-Unis à la suite d’une visite qu’il y avait faite lorsqu’il commandait la Jeanne d’Arc), et enfin ses méthodes de travail (solitaire, réfléchi, remarquable organisateur), pour conclure avec justesse que dans la Marine d’alors « il était plus respecté qu’aimé ».
Après avoir rappelé le rôle militaire de Darlan dans la « drôle de guerre » (adoptant une attitude résolument offensive, il a préconisé de manœuvrer l’Allemagne par les flancs, et poussé ainsi à l’opération avortée de Finlande, puis à celle malheureuse de Norvège), les auteurs en arrivent, pour le développer ensuite de façon très détaillée dans les 9 chapitres qui suivront, à son comportement au sein du gouvernement de Vichy. De leurs recherches très minutieuses, puisées, nous l’avons dit, à des sources premières et originales, ne résultent pas de révélations fracassantes, mais beaucoup de mises au point importantes qui écartent des idées reçues. En voici quelques exemples. Au sujet du comportement de Darlan lors de l’armistice : ses premières réactions ont été de poursuivre la lutte aux côtés des Anglais ; il ne paraît pas s’être rallié à l’armistice par ambition, mais par légalisme et par raison, laquelle fut renforcée par son orgueil de marin (« La Marine est le seul élément resté sain au milieu de la décomposition générale »). Au sujet de l’affaire de Mers el-Kébir : en déplacement au moment de l’ultimatum anglais, il n’est pas intervenu dans la réponse envoyée au message de Gensoul ; le fait que ce message n’ait pas présenté la troisième alternative de l’ultimatum fut sans conséquence (puisque les ordres donnés par Churchill étaient de couler la flotte si elle n’acceptait pas de passer sous l’autorité britannique) ; cette affaire le marquera profondément (surtout parce que Churchill n’avait pas cru à sa parole que la flotte ne serait jamais livrée). Au sujet de la portée qu’il a donnée à la « collaboration » : il était persuadé que les Allemands gagneraient la guerre (et il le restera beaucoup plus longtemps que de raison), mais d’après ses écrits la collaboration devait être « exclusive de la guerre avec nos anciens alliés », et par suite seulement politique et économique. Nous en arrivons ainsi à la partie la plus troublante du dossier Darlan, celle qui concerne son comportement en mai et juin 1941 dans la crise irakienne, puis lors de sa rencontre avec Hitler à Berchtesgaden et au cours des accords de Paris qui suivront, puisqu’il s’engagera beaucoup plus loin que les principes précédemment énoncés. Les auteurs décortiquent alors avec minutie le piège dans lequel il s’était imprudemment laissé enfermer, et montrent que son rôle pour s’en dégager fut plus actif qu’on ne le pensait jusqu’à présent.
Il y aurait bien d’autres exemples à présenter des apports de cette biographie à une meilleure connaissance de l’histoire de Vichy. Le chapitre sur « Darlan et la politique intérieure » est particulièrement intéressant à ce propos, car les « zones d’ombre sont ici plus vastes que pour les sujets précédents ». Aussi, le mieux est-il d’y renvoyer nos lecteurs, et de passer alors au « retournement » de Darlan, dont l’évolution est étudiée au cours de 4 chapitres dont les intitulés indiquent l’approche adoptée : « La fin du gouvernement Darlan », « Commandant en chef : un placard doré », « Le ralliement » et « Les quarante jours d’Alger ». Là encore, pas de révélations sensationnelles, mais beaucoup de mises au point solidement étayées bousculant les idées reçues, et d’abord cette constatation d’ensemble : « Le retournement de Darlan ne s’est pas fait d’un seul coup. Il est l’aboutissement d’un long processus : évolution dans la situation militaire, conscience de l’échec de la collaboration, rancœur d’avoir été mis à l’écart par Pétain ».
Les points qui nous ont paru les plus intéressants à ce sujet sont les suivants : d’abord le mystère qui subsiste sur des propositions que Darlan aurait présentées à Roosevelt et dont celui-ci fit état en janvier 1942 pendant la conférence Arcadie, puisqu’on n’en a trouvé jusqu’à présent aucune trace dans les archives américaines ; il ne s’agit pas de la fameuse déclaration que Darlan avait faite à Leahy en août 1941 (« Si vous étiez en mesure d’amener à Marseille 2 000 chars, 2 000 avions et 500 000 hommes, je les recevrais à bras ouverts »), puisque celle-ci ne fut en fait qu’une réaction d’exaspération contre la protestation américaine à propos de l’accord qui venait d’être conclu avec le Japon au sujet de l’Indochine. (Darlan avait ajouté en effet : « Mais cela vous ne le pouvez pas, et c’est pourquoi j’estime que notre intérêt est qu’il se fasse le plus tôt possible une paix générale »).
Autre point intéressant et éclairé d’un jour nouveau : le détail des contacts de Darlan avec Murphy, le représentant des États-Unis à Alger, noués à partir de février ou mars 1942 par l’intermédiaire de son fils Alain et de l’amiral Fenard. (Ils ont en fait été considérés avec dédain du côté américain et ils ont été connus des Allemands qui déchiffraient les messages américains ; ils ont contribué à intoxiquer Darlan qui fut persuadé qu’une intervention américaine ne pourrait pas avoir lieu en Afrique du Nord et en Europe avant le printemps 1943 ; Darlan a bien commencé à préparer pour cette époque un retournement militaire et envisagé le passage de la flotte en Afrique du Nord).
Troisième événement éclairé dans tous ses détails : la présence de Darlan à Alger au moment du débarquement allié. (Il ne crut pas à l’éventualité de ce débarquement jusqu’au dernier moment, malgré les nombreux indices et les informations qui lui parvinrent, persuadé qu’il était qu’il ne pourrait se produire avant le printemps suivant et que les Américains l’en avertiraient ; sa présence fut donc provoquée uniquement par la maladie de son fils, mais un doute a dû subsister dans son esprit, à considérer certaines précautions personnelles prises par lui).
Quatrième événement éclairé : le fameux message « accord intime du maréchal » dont la réalité a été souvent contestée. (Ce message a effectivement existé et les auteurs en reproduisent le fac-similé authentifié). Enfin l’attitude de Darlan vis-à-vis du non-appareillage de la flotte de Toulon et du lamentable sabordage qui en résulta est précisée : au vu des documents présentés, on constate avec surprise une sorte de désintérêt de Darlan pour l’affaire, accompagné de la satisfaction qu’ait été respecté son engagement solennel que la flotte ne tomberait en aucun cas dans des mains étrangères. Et pourtant, il avait toujours considéré cette flotte comme l’ultime carte de la France.
Le dernier chapitre de l’ouvrage, qui traite de l’assassinat de Darlan, est une superbe réussite, tant par le climat proprement shakespearien qu’il évoque avec un réel talent d’écriture, que par les révélations qu’il apporte à la suite de l’enquête digne des meilleurs romans policiers, menée par les auteurs. Je me bornerai à reproduire cette phrase : « Le personnage content et sûr de lui qui paradait à Vichy, cède la place à un homme qui accepte son fatum et attend le dénouement qu’il pressent proche et contre lequel il ne prend aucune précaution, acquérant ainsi la dimension qui lui manquait, celle du tragique ». Son assassinat à la veille du jour de Noël va ainsi le délivrer d’un fardeau auquel il ne faisait plus face que mécaniquement. Quant au complot qui a organisé cet assassinat, l’enquête menée par Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan leur a fait découvrir, avec maintes preuves ou indices à l’appui : une piste monarchiste, déjà bien connue, mais aussi « une piste gaulliste plus difficilement pénétrable mais tout de même identifiable », « une piste britannique que l’on devine plus qu’on ne la connaît », et enfin une complicité ou une passivité américaine très probable. Mais jusqu’à la découverte éventuelle de documents nouveaux, qui pourrait provenir surtout des archives britanniques et américaines restées jusqu’à présent étrangement fermées sur ce sujet, seuls restent indiscutables les noms de l’exécutant, du sergent recruteur et du maître d’œuvre.
Pour terminer leur ouvrage, nos auteurs s’abandonnent à une courte conclusion sur leur personnage. Pour ne pas tomber dans le moralisme, nous en retiendrons seulement qu’après leurs longues recherches, l’homme leur paraît encore « insaisissable ». Mais ils constatent aussi qu’il fut toujours mû par ce qu’il considérait comme l’intérêt de la France, c’est-à-dire que « son drame fut celui de la France vaincue ». Quant à nous, sa plus grande défaillance nous paraît d’avoir été totalement dépourvu de la vision stratégique à long terme de son rival, le général de Gaulle, comme cela apparaît clairement lorsqu’on compare la déclaration du 18 juin 1940 de ce dernier et les synthèses successives sur la situation stratégique établies périodiquement par l’amiral Darlan, telles qu’elles ont été retrouvées dans ses papiers personnels.
Pour conclure, on pourrait reprendre l’aphorisme cité par les auteurs dans leur avant-propos : « Le problème dans les circonstances difficiles, n’est pas de faire son devoir, mais de savoir où est son devoir ». Au risque de faire sourire les esprits forts, on pourrait aussi ajouter un mot sur l’honneur, « la seule chose qui vaille que l’on meure ». C’est probablement d’ailleurs en y pensant que nos auteurs ont dédié leur ouvrage à la mémoire conjointe de Bertrand de Saussine et de Henri Honoré d’Estienne d’Orves, qui moururent héroïquement et presque simultanément « pour la France », mais dans deux camps opposés.
Ainsi cette biographie, nourrie d’innombrables documents originaux difficilement contestables, est d’autant plus exemplaire qu’elle a su éviter les défauts opposés de l’hagiographie et du parti pris. Cela lui a valu d’ailleurs d’être accueillie jusqu’à présent avec une faveur générale par la critique, sans soulever d’aucune façon les polémiques qu’on pouvait craindre en raison de son sujet. Ajoutons qu’en dépassant celui-ci, elle apporte aussi une contribution importante à la compréhension de notre histoire contemporaine, et également à la réflexion politique prospective. C’est le cas par exemple du dossier qu’elle a réuni sur les négociations relatives au désarmement naval entre les deux guerres, dossier qui doit être développé prochainement dans un nouvel ouvrage par Hervé Coutau-Bégarie. ♦