Que faire ? Les grandes manœuvres du monde
Nos lecteurs connaissent tous la personnalité de premier plan de Thierry de Montbrial, ingénieur général du corps des mines et président du département des sciences économiques à l’École polytechnique, puisqu’il dirige aussi depuis plus de 10 ans… l’Institut français des relations internationales (Ifri), dont il a été le fondateur après avoir été le directeur du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères, qu’il avait également contribué à créer au début des années 1970. Nous avons d’ailleurs eu l’honneur de présenter dans cette revue chaque année son Ramses, c’est-à-dire son Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies, et aussi d’y commenter son livre intitulé La revanche de l’histoire, publié en 1984 chez Julliard.
Dans cet ouvrage, Thierry de Montbrial, lorsqu’il s’était interrogé sur le dilemme de l’histoire : « Hasard, nécessité, destin ? », nous avait confié son rêve d’écrire un jour « une réflexion globale sur la nature et le devenir de la société internationale ». Tel nous paraît être le propos, tout au moins dans une première approximation, du livre très important qu’il nous offre aujourd’hui sous le titre Que faire ?, auquel il a ajouté en sous-titre : Les grandes manœuvres du monde, puisque pour lui, « s’agissant de l’histoire qui se fait, écrire c’est aussi agir ! ».
Dans un avant-propos écrit le 10 février 1990, notre auteur nous confie que c’est le 31 décembre 1989 qu’il a achevé le dernier de ses chapitres intitulé : « 1969-1979-1989 », placé par lui en tête de son ouvrage puisqu’il concerne l’actualité. Et il s’exclame alors : « Cinq semaines et déjà une éternité ! ». Cela souligne en effet les risques qu’il a pris, alors que l’histoire « se fait » actuellement à une vitesse qui nous donne chaque jour un peu plus le vertige. Or, malgré les tempêtes qui secouent la conjoncture, le livre conserve parfaitement son cap. Cela tient, pensons-nous, à trois raisons : il est surtout composé de textes rédigés précédemment et jusqu’à présent dispersés dans des publications françaises et étrangères, qui ont maintenant fait leur preuve ; ces textes sont regroupés autour de trois thèmes qui eux ne peuvent être que permanents : la politique internationale, l’économie politique, la philosophie politique : enfin leur auteur à toujours eu pour principe d’appréhender l’actualité en se plaçant à l’échelle historique du long terme.
Il ne peut être question ici de présenter de façon détaillée les trois parties de l’ouvrage qui traitent de chacun de ces thèmes, et cela d’autant moins que beaucoup de morceaux sont dignes d’une anthologie. Nous avons donc préféré regrouper nos commentaires au cours des trois messages que l’auteur nous confie pour nous aider à mieux comprendre la politique internationale : ils concernent sa méthode, sa philosophie, sa morale.
Thierry de Montbrial nous expose en effet très complètement dans un chapitre de son livre sa méthodologie de l’analyse stratégique et de la prospective. Il nous propose à cette occasion sa définition personnelle de la stratégie qui met l’accent sur deux aspects trop souvent oubliés : son caractère dialectique et la nécessité de son ajustement continu. Il examine par ailleurs la question fondamentale des critères de décision, en concluant : toute analyse à ce sujet « doit non seulement être située dans le contexte du moment ou du lieu où elle a été effectuée, mais aussi par rapport à l’intention de son auteur » ; puisque le conseiller n’a pas les mêmes contraintes que le décideur. Enfin, il termine par cette réflexion, à notre avis fondamentale, pour avoir vu, hélas !, trop de chefs s’effondrer pour ne pas l’avoir appliquée : « Il faut du courage pour envisager le pire et se préparer à y faire face. La peur, ce n’est pas d’envisager le pire, mais c’est de s’en trouver paralysé ».
Un autre aspect de la méthodologie qu’affectionne notre auteur se trouve par ailleurs dans les chapitres qu’il a consacrés à l’économie politique, et en particulier au phénomène « crise », sur lequel il jette « un regard philosophico-économique ». Fervent, comme l’on sait, de la théorie des cycles, il observe toutefois que l’interprétation du passé ne donne pas toutes les clefs de l’avenir. Et il note également, acceptant ainsi d’être accusé de syncrétisme, que si la méthode marxiste « est utile pour comprendre le passé et dans une certaine mesure le présent », le modèle néoclassique, dans sa version moderne, « offre un meilleur guide pour la réflexion normative sur l’avenir », en matière économique tout au moins ajouterons-nous puisque c’est à ce propos que l’auteur fait cette remarque. Enfin, fervent également des théories sur le maintien en équilibre des systèmes complexes, lesquelles peuvent apporter à l’analyste politique un outillage au moins conceptuel, notre ami plaide pour une meilleure coopération entre spécialistes des sciences exactes et des sciences humaines, afin d’obtenir ainsi « un enrichissement de la connaissance objective en vue de renforcer les chances de la paix. ».
L’essentiel de la philosophie politique de Thierry de Montbrial est exposé dans la 3e partie de son ouvrage qui lui est entièrement consacrée, On y trouve en particulier un chapitre développant une réflexion très fine sur les couples dialectiques : pensée-action, théorie-pratique, connaissance-utilité, abstrait-concret. Un autre chapitre traite des relations, elles aussi dialectiques, entre réforme et révolution. Enfin un texte intitulé « Idéologie et action » s’emploie à montrer que l’action en tant que telle, sans être complètement séparée des idéologies ambiantes, a sa logique propre et est ainsi accessible à l’entendement. On a par ailleurs un aperçu assez complet, pensons-nous, de la philosophie politique de notre auteur, lorsqu’on considère les personnalités auxquelles il a consacré des textes dans son livre : et tout d’abord, bien sûr, le général de Gaulle, « le visionnaire » ; puis Raymond Aron, dont il dit qu’il sut porter « un œil vif sur le monde » ; et aussi Louis Armand, ce « second Saint-Simon », Maurice Allais son maître, qui était encore un « savant méconnu » lorsqu’il écrivit les lignes émues qu’il lui consacre ; Jean Ullmo, son prédécesseur à la tête du département des sciences économiques à l’École polytechnique ; et encore, Clausewitz comme il se doit, le général Beaufre, Jean Monnet ; enfin François de Rose, pour ce dernier à propos de son livre intitulé : Contre la stratégie des Curiaces, publié en 1983 chez Julliard et que nous avions nous-mêmes alors commenté dans cette revue.
Mais nous avons dit plus haut que parmi les trois messages principaux figurant dans l’ouvrage de Thierry de Montbrial, il s’en trouvait un qui concernait la morale en politique internationale. Notre auteur a eu en effet le courage d’en traiter franchement dans un chapitre intitulé justement « Morale et politique », où, après avoir déclaré que « l’action politique doit nécessairement s’inscrire dans un cadre moral, c’est-à-dire dans un système de valeurs enracinées dans la culture », il observe toutefois que « les règles morales ne s’incarnent pas de la même manière chez l’homme d’État et chez le particulier ». Ce qui l’amène à traiter de la « raison d’État », scrupule, c’est nous qui l’ajoutons, que les Français ressentent probablement plus qu’aucun autre peuple, L’auteur analyse alors de façon très intéressante la dialectique des idées de souveraineté et de justice, qui est centrale au concept de l’État-Nation, Ce qui le conduit aussi à nous donner son interprétation de la culture, ou si l’on préfère de la civilisation européenne, au centre de laquelle il place l’idée des « droits de l’homme ». Mais réaliste, il reconnaît que la justice ne peut pas être considérée comme une condition nécessaire à la stabilité structurelle du système international, et il nous met alors en garde contre les fausses analogies entre politiques intérieure et extérieure.
De ces réflexions, l’auteur tire une constatation concernant notre pays, que nous avons personnellement souvent formulée, à savoir que la France « au niveau le plus élevé, éprouve depuis le siècle des Lumières et la Révolution le sentiment d’une responsabilité morale à l’égard du monde ». Mais ses conclusions diffèrent des nôtres, dans le sens qu’elles sont plus pessimistes, puisqu’il considère que « la France n’a jamais été vraiment une puissance mondiale », et que pour lui « son rôle est d’abord européen ». Cependant, il ne nous propose pas pour autant de réduire nos ambitions, mais de les « fonder sur une France socialement, économiquement et culturellement forte, politiquement cohérente », qui n’aurait pas alors « besoin d’artifices pour être ce phare de l’univers auquel elle aspire ».
Cette réflexion nous amène à regretter que l’auteur n’ait pas développé plus avant ses idées en ce qui concerne l’emploi de « l’arme économique » dans les relations internationales. Sans nier qu’une santé économique soit, pour le long terme tout au moins, un préalable nécessaire à la puissance militaire, et sans mettre en doute non plus que l’assistance économique puisse être un moyen utile pour prévenir certaines crises, nous aurions en effet tendance à penser que l’économie est « tirée » par la politique plutôt que le contraire ; et, d’autre part, que par sa nature même, elle n’est pas adaptée à la coercition, puisque son propos est avant tout l’échange, surtout à notre époque où les gouvernements ne sont plus en mesure de contrôler effectivement les flux économiques et financiers de leur pays à travers un monde devenu interdépendant. Pour nous, l’économie est plutôt un agent d’influence que de force, et à cet égard Thierry de Montbrial nous rappelle utilement, après Raymond Aron, que le mot « power » peut se traduire par « force », « puissance » ou « pouvoir », ce dernier sens impliquant alors une capacité d’influence.
Mais le livre contient beaucoup d’autres réflexions concernant l’actualité qui méritent d’être retenues. Comme Thierry de Montbrial les a développées le plus souvent dans des articles et des exposés récents, nous nous bornerons à énumérer certaines d’entre elles. D’abord, dès le premier chapitre, il nous rappelle utilement que « la distinction entre une Europe occidentale, une Europe centrale et une Europe orientale correspond à des réalités historiques et géographiques indéniables », et que « l’Empire russe… et l’Empire ottoman n’ont jamais été considérés comme des parties de l’Europe ». Aussi, pour lui, « l’Union soviétique ne peut devenir membre de l’Europe ». Il nous rappelle également que le « Tiers-Monde est plus éclaté que jamais », et que « le conflit le plus dangereux se trouve au Proche-Orient ».
Il s’inquiète par ailleurs du « déclin de la puissance des États-Unis », et il jette « un coup d’œil sur les trois grands de l’Asie », anticipant alors l’avenir du Japon dans l’évolution du système international. Enfin, au sujet du désarmement, il nous rappelle fort à propos que l’histoire montre que la notion d’équilibre et de stabilité purement conventionnels n’a jamais existé ; et aussi que les plans de désarmement ont toujours fait partie de la stratégie des États-Nations, « chacun s’efforçant de déstabiliser l’autre par des propositions bien calibrées ». Enfin, il souligne que les dépenses militaires sont la conséquence et non la cause des tensions, que le désarmement coûtera cher et qu’il est illusoire d’espérer qu’il puisse aider au développement.
Par ces trop rapides commentaires, nous espérons avoir fait entrevoir à nos lecteurs combien ce livre de Thierry de Montbrial est d’une extrême richesse sur tous les sujets qui touchent aux relations internationales. Les nombreuses réflexions qu’il nous propose, toujours puissamment argumentées, méritent d’être retenues par les analystes de ces relations, à quelque niveau qu’ils se situent, et aussi bien par ceux qui opèrent dans la durée que dans l’actualité. Quant à nous, nous retiendrons plus particulièrement celle que notre ami a placée dans l’avant-propos de son ouvrage : « Aujourd’hui il est clair que l’ancien monde finit et que le nouveau commence. Ce nouveau monde nous ne le saisissons pas encore. La nouvelle Europe sera-t-elle à l’image de la Communauté que nous avons construite, libérale, pacifique et prospère ? Allons-nous vers une version de l’Europe de la fin du siècle dernier, dominée par les rivalités de puissances et déstabilisée par les problèmes de nationalités et de minorités ? Mais notre avenir est partiellement entre nos mains, et nous devons tout faire pour nous diriger vers la première voie ».
Nous ne saurions mieux conclure, puisque cette dernière phrase fait certainement allusion à une citation qui nous est chère à tous les deux, celle qui donne le pas à l’« optimisme de la volonté » sur le « pessimisme de l’intelligence ». ♦