L'auteur est membre de la Commission des communautés européennes. Comme son prédécesseur, M. Jean-François Deniau, il y détient le portefeuille du Développement et y est chargé des rapports avec les pays du Tiers-Mond : c'est à ce titre qu'il avait été invité par l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) à faire un exposé à ses auditeurs peu avant leur départ en voyage d'études en Afrique en février dernier. Après avoir évoqué l'histoire et les formes de la politique de la Communauté à l'égard de l'Afrique et son extension à l'ensemble des pays du Tiers-Monde, l'auteur développe les idées et les espoirs qui, à son sens, devraient orienter l'action de l'Europe, compte tenu surtout de la crise des prix dont les conséquences risquent d'être dramatiques pour ces pays.
L'Europe, la crise et le Tiers-Monde
L’état actuel de la politique de la Communauté
Rappelons d’abord les faits. D’emblée, soyons modestes en reconnaissant que c’est largement par hasard que la Communauté a été engagée dans une politique de développement. Si, au moment où les Six ont négocié le Traité de Rome, il n’y avait pas eu d’attache avec des pays d’Afrique, on aurait volontiers oublié d’évoquer le Tiers Monde. Après tout, la recherche de l’unité entre des entités nationales diverses implique que soient d’abord traités les problèmes intérieurs. Quand les États-Unis se sont créés, quand l’unité italienne a été faite, la mobilisation des volontés politiques n’a pas été obtenue sur des thèmes extérieurs — à moins d’entendre par là la menace qui pouvait provenir d’autres puissances.
À Rome, en 1957, il s’agissait de résoudre un problème pratique : comment organiser les affaires douanières avec les colonies de la Belgique, de la France et de l’Italie, au moment où ces trois pays entraient dans une union douanière et dans une communauté économique. Et c’est pour cette raison que le Traité de Rome comporte un titre IV couvrant les territoires coloniaux des trois pays. Ensuite, l’expérience a dû paraître bonne aux pays bénéficiaires, puisque, dès leur indépendance, les uns et les autres ont souhaité conserver les liens particuliers noués avec l’Europe. C’est ainsi qu’a été conclue la première convention de Yaoundé en 1962, prolongée par la deuxième en 1969. Ces conventions reprennent donc les principes et les méthodes prévues par le Traité de Rome.
De même que l’on traitait concrètement les problèmes des pays issus des anciennes colonies de la Belgique, de la France et de l’Italie, dans le cadre des conventions de Yaoundé, on signait des accords, moins complets mais de même nature, avec d’autres pays ayant des rapports particuliers avec la France, à savoir le Maroc et la Tunisie.
De ces conventions, que faut-il retenir ? Elles comportent trois volets, tout au moins pour l’Afrique noire : un volet financier — le Fonds européen de développement — qui assure en cette matière une aide aux pays associés ; un volet commercial qui permet la libre entrée en Europe, en franchise douanière, des produits provenant des pays associés ; un volet institutionnel qui assure un traitement conjoint de toutes les affaires.
Quelques années plus tard, la Communauté ne se sentant pas à l’aise dans un cadre restreint, et ayant en son sein des pays européens assez peu liés à l’Afrique, il a été décidé de développer progressivement une politique communautaire mondiale. L’Europe, premier des groupes industrialisés, après la Suède, a repris alors une idée lancée par le CNUCED et créé ce que l’on appelle un « système de préférences généralisées » : les produits industriels de tous les pays du Tiers Monde bénéficient de la franchise douanière à l’entrée de la Communauté, jusqu’à certaines limites et plafonds calculés de manière complexe globalement et par pays.
Sur le plan mondial encore, l’Europe a d’autre part lancé des actions d’aide alimentaire, actions qui deviendront bientôt un programme sur lequel j’aurai l’occasion de revenir.
En bref, voici les deux axes sur lesquels s’est engagée de manière pragmatique la politique européenne de développement : d’une part, des conventions organisent l’Association — c’est l’expression consacrée — avec dix-neuf pays africains (les dix-huit anciennes colonies et, depuis peu, l’île Maurice) ; d’autre part, le système des préférences généralisées et l’aide alimentaire s’appliquant au plan mondial.
Le problème a été posé de manière plus large, mais également pragmatique, lors de l’élargissement de la Communauté. Les Britanniques entrant dans le cercle, qu’allaient devenir leurs rapports particuliers avec les pays du Commonwealth ?
Un fait très important est alors survenu, qui n’est pas sans rapport avec le problème de la défense comme nous allons le voir ; les Britanniques ont décidé de faire deux parts parmi les pays de couleur du Commonwealth : d’un côté ils ont rangé une vingtaine de pays et ont proposé qu’ils puissent bénéficier de la même association que les dix-neuf pays de la Convention de Yaoundé ; ce sont les « associables », à savoir les pays du Commonwealth d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. On remarquera que les pays du Commonwealth d’Asie n’y sont pas inclus (l’Europe n’aurait d’ailleurs pas pu accepter une telle charge). Et ceci correspond à un choix fondamental fait par le Gouvernement conservateur quelques années déjà avant l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE ; l’orientation s’était déjà manifestée par le repli des bases militaires anglaises d’Asie, puis par la dénonciation d’accords existant avec des pays de l’Océan Indien et du Golfe persique. Pour des raisons principalement économiques, l’Angleterre s’était résignée à un tel repli, et voici qu’il apparaissait au niveau européen. Retenons en tout cas qu’en application de ce choix, les pays du Commonwealth d’Afrique, des Antilles et du Pacifique bénéficieront de la libre entrée en franchise dans la Communauté donc en Angleterre, alors que l’Inde, le Pakistan, le Sri Lanka, le Bangladesh… sont considérés comme des pays étrangers.
Une autre conséquence de l’élargissement a été de pousser la réflexion sur la politique de développement à l’échelon mondial. C’est ainsi qu’à Paris, à la fin de 1972, les chefs d’État et de Gouvernement de la Communauté ont décidé d’avoir une véritable politique mondiale du développement, complémentaire de l’action principale qui demeure régionale dans le cadre d’une association dont on espérait l’élargissement.
Au titre de la politique mondiale, deux tendances se sont manifestées. La première a été largement inspirée par la France, soutenue par l’Italie, l’une et l’autre puissances insistant pour qu’une action systématique soit entreprise vis-à-vis des pays en voie de développement riverains de la Méditerranée. C’est ce que l’on a appelé la « politique globale méditerranéenne ». À ce titre, des accords d’association peuvent être conclus avec chacun de ces pays, accords individuels puisque nos partenaires ne souhaitent pas négocier conjointement avec la Communauté.
L’autre tendance, acceptée non sans réticence par la France il faut bien le dire, est de donner plus de consistance à la politique mondiale de la Communauté vis-à-vis de l’ensemble du Tiers Monde. Elle a été, nul n’en sera surpris, particulièrement soutenue par les Néerlandais et par les Allemands : mais les Anglais en sont également des tenants convaincus, d’autant plus qu’ils ne souhaitent pas trop accentuer la différence de traitement entre les pays du Commonwealth. Voilà les faits.
J’ai dit il y a un instant que notre politique d’association comportait trois aspects. Je voudrais maintenant — sans me limiter à l’association avec les pays africains — reprendre les idées qui inspirent chacune de ces formes d’action et voir comment elles s’appliquent dans les différents cas d’espèce.
L’aide financière
Certes, accorder une aide financière n’a rien d’original, bien des pays et organisations internationales le font. Néanmoins, il faut commencer par là, car pour un grand nombre de pays du Tiers Monde, la seule forme d’aide valable est l’aide financière. Les exportations des plus démunis se développeront peu, il ne faut pas se faire d’illusion, et c’est grâce à l’aide financière qu’ils peuvent survivre, progresser, améliorer leurs conditions de vie. Dans le cas de la Communauté, n’oublions pas que 17 des 25 pays classés par les Nations Unies comme les plus démunis figurent parmi les Associés de l’Europe.
L’aide financière représente un sacrifice de la part des pays industrialisés. C’est vrai. Et, cependant, ce sacrifice est de plus en plus insuffisant, insuffisant par rapport aux besoins, insuffisant aussi par rapport aux possibilités de pays comme les nôtres. Il y a beau temps que les vœux pieux adoptés par les conférences des Nations Unies et même les promesses solennelles faites dans ce cadre — par exemple à l’occasion de la décennie pour le développement — semblent avoir été oubliés. Je ne crois pas beaucoup aux statistiques globales sur l’aide parce qu’on y inclut des éléments de soutien de sa propre industrie, des moyens de favoriser telle opération industrielle. Je me limiterai donc à l’aide publique, c’est-à-dire à celle qui provient des budgets et qui se transforme en investissements publics dans les pays en voie de développement. L’objectif fixé dans le cadre de la décennie pour le développement des Nations Unies était, pour cette aide publique, 0,7 % du produit national brut des pays industrialisés. Mettons les chiffres en regard : Belgique, France et Pays-Bas sont aux environs de l’objectif ; mais l’Angleterre se place à 0,4, l’Allemagne à 0,32 et les États-Unis, compte tenu de leur croissance économique interne, ont vu le pourcentage de leur aide publique descendre à 0,26. Nous sommes loin des promesses. Et ceci semble se faire dans l’indifférence du monde.
Du côté de la Communauté, et en nous limitant au plan communautaire, l’aide financière a un aspect mondial et un aspect régional. Sur le plan mondial, l’assistance financière prend la forme d’aide alimentaire. Celle-ci a été progressivement augmentée jusqu’à des chiffres qui cessent d’être négligeables. Dans le budget de 1974, nous disposons d’un milliard et demi de francs français pour l’aide alimentaire, c’est-à-dire plus de 4 % de notre budget total. La plus grande partie est évidemment dépensée en Asie.
Sur le plan régional, l’aide financière prend la forme du Fonds européen de développement. Pour les 19 pays associés, il représente 5,5 milliards de francs français en cinq ans, soit 25 à 30 % de l’aide publique reçue par chacun de ces pays. Un peu plus d’un milliard de francs français par an, ce n’est pas insignifiant. Et il faut souligner que 80 % sont donnés gratuitement, 20 % seulement étant prêtés dans des conditions évidemment avantageuses pour les pays bénéficiaires.
Les autres caractéristiques de notre aide doivent également être soulignées. Nous constituons une « association », une sorte de club ; nous estimons donc que les décisions doivent être prises, comme dans tout bon club, par les membres les plus intéressés. Un principe essentiel pour nous est, en conséquence, que les priorités pour l’utilisation de l’aide financière sont fixées par les États associés eux-mêmes. Ceci peut faire grincer des dents les techniciens de Bruxelles ; mais nous tenons bon sur le principe ; s’il y a des objections techniques ou économiques, elles doivent être présentées ; les États associés eux-mêmes décident alors de la réponse à donner, ils ont le dernier mot.
Il faut aussi souligner que les procédures d’utilisation de cette aide sont remarquablement souples ; j’en rends hommage aux fonctionnaires de la Commission qui les ont peu à peu élaborées, parmi eux nous comptons d’ailleurs beaucoup de Français. On peut dire que l’aide financière de la Communauté peut être utilisée pour toutes les missions imaginables (je n’irai pas jusqu’à y inclure l’armement, bien sûr). Récemment, le Gouvernement sénégalais a souhaité prendre le contrôle d’une société française de construction navale à Dakar ; même pour une telle fin, l’aide de la Communauté a pu être employée. Prenons des exemples moins agressifs. Je constate que les pays associés commencent à utiliser une part non négligeable de notre aide dans le développement de leur système coopératif, dans la constitution de banques ou de corporations régionales encourageant les petites entreprises… Ceci semble fort intéressant bien que, naturellement, l’essentiel de l’aide aille à l’infrastructure : bâtiment, routes, hydraulique, etc.
En bref, les caractéristiques sont donc : priorités fixées par les États, utilisation de plus en plus diversifiée de l’aide, intégration de plus en plus étroite dans la vie des pays, souplesse dans la mobilisation des crédits. Ainsi se présente la partie classique de notre action, l’aide financière. Le deuxième volet, avec les aspects commerciaux, a un caractère plus original.
Les aspects commerciaux
Depuis le début, la Communauté défend un principe essentiel : il est plus important de permettre à un pays en voie de développement d’augmenter sa production destinée à l’exportation et de gagner ainsi de l’argent que de lui donner directement ce même argent.
Quand on représente le premier marché commercial du monde, quand on achète 40 % des exportations du Tiers Monde (alors que les États-Unis n’en enlèvent que 20 %), il est évident que ces considérations prennent une valeur particulière et qu’un effort systématique doit donc être entrepris pour aider le Tiers Monde à se développer en achetant une quantité aussi grande que possible de ces produits d’exportations.
Or — j’y reviendrai plus longuement en évoquant les perspectives d’avenir — il faut souligner que l’ordre économique mondial d’hier, celui d’aujourd’hui encore, n’a pas été construit pour les pays en voie de développement ; il a été édifié par nous, pays industrialisés, dans notre propre intérêt et dans une merveilleuse ignorance des problèmes du Tiers Monde ; il impose ainsi à ce dernier des obligations et des contraintes auxquelles il n’est pas préparé à répondre : ni la Côte d’Ivoire, ni même le puissant Nigeria ne peuvent pas se battre à armes égales sur le marché commercial mondial avec le Japon, l’Allemagne ou la France. Si, donc, on croit au rôle moteur du commerce extérieur comme force mobilisatrice du développement, il faut redresser cet ordre en faveur des pays en voie de développement, parfois de manière artificielle.
Sur le plan régional, celui de l’Association, ces principes ont été illustrés par le droit d’entrée en franchise sur les marchés européens. Cela n’a d’ailleurs pas toujours été facile. Plus le pays associé est proche de nous géographiquement et par conséquent climatiquement, plus les productions agricoles sont semblables et plus il y a de difficultés. L’Europe ne produit ni cacao, ni café, ni banane ; il n’y a donc pas de concurrence entre les productions ivoiriennes ou somaliennes et les productions européennes. Mais, si nous pensons à l’Algérie, au Maroc, ou à la Tunisie, les risques de concurrence deviennent grands, car les produits s’appellent les oranges, l’huile d’olive ou le vin. Le principe de la libre entrée est donc aisé à exprimer, plus ardu à appliquer pour un certain nombre de produits.
Sur le plan mondial, le principe rappelé précédemment a amené la Communauté à établir le système des préférences généralisées. Peu à peu, ce système a pris une grande ampleur et l’élargissement de la Communauté vient de lui donner un nouvel essor pour une raison simple à exposer : il convenait, pour les pays du Commonwealth asiatique de compenser la perte d’avantages douaniers subie en Angleterre du jour où celle-ci entrerait pleinement dans le Marché commun. À ce moment, le jute, les textiles, le tabac provenant du sous-continent indien se trouveraient frappés par des droits de douane nouveaux. Notre seul moyen d’action, puisqu’il était décidé de ne pas étendre l’Association au-delà de l’Afrique et des Antilles, était d’allonger les listes des produits admis en franchise en vertu du système des préférences généralisées et de relever les plafonds. De longues discussions ont eu lieu. Elles ont maintenant abouti et il faut en retenir les conclusions pour connaître l’évolution de la politique communautaire d’aide au développement. Quelques chiffres sont frappants : en 1973, en application du système des préférences généralisées, un maximum de 6,5 milliards de francs français de produits industriels provenant du Tiers Monde pouvait être admis en franchise dans la Communauté des Six ; depuis le 1er janvier 1974, nous sommes arrivés au chiffre remarquable de 15 milliards de francs français de produits industriels provenant du Tiers Monde pouvant être admis en franchise dans la Communauté des Neuf. Ces deux chiffres se passent de commentaire.
Pendant le même temps, l’Europe, très courageusement à mon avis, entrait dans une politique mondiale de libre-échangisme fortement recommandée d’ailleurs par les autres grands pays industrialisés, particulièrement les États-Unis. Au système de préférences généralisées, qui représente une exemption de tarifs douaniers pour certains produits provenant du Tiers Monde, s’est donc ajouté un abaissement général du tarif extérieur commun de l’Europe. À titre d’exemple, notons que de 1962 à 1973, le tarif applicable au café est passé de 16 % à 7 %, celui du cacao de 9 à 4 %.
Cette politique mondiale a, à son tour, un effet sur nos Associés dans la politique communautaire régionale du développement. L’avantage préférentiel qui leur était accordé par la franchise générale sur tous les produits a en effet considérablement diminué. Le volet commercial de l’Association diminue en dimension comme une peau de chagrin. Ceci se traduit d’ailleurs aisément en chiffres : la croissance du commerce extérieur entre les pays associés et la Communauté n’a été en 1972 que de 4 %, alors que, pendant la même année, le commerce extérieur de l’ensemble du Tiers Monde avec la même Communauté a crû de 7 ou 8 % selon que l’on parle d’importations ou d’exportations.
Nous voyons donc que les avantages préférentiels tarifaires qui devaient permettre à nos Associés de faire entrer leurs produits dans de bonnes conditions sur le marché européen disparaissent ou plutôt diminuent de valeur : leur commerce extérieur ne croît plus au rythme normal, décroît donc par rapport à celui des autres pays en voie de développement. Un sujet essentiel de notre Association est ainsi en régression.
Cela avait amené mon prédécesseur, M. Jean-François Deniau, à prendre une initiative fort intéressante. Il y a d’autres moyens de modifier l’ordre économique mondial au profit de nos Associés, afin de donner à leurs exportations des possibilités de croissance, disait-il. Et sur cette suggestion, la Commission a proposé un schéma fort ingénieux, en vue d’établir un système d’assurance contre les mauvaises années. Dans ce cadre, nous dirions par exemple à la Côte d’Ivoire ou au Ghana : si, en 1976, le revenu de vos exportations de cacao vers la Communauté est inférieur à la moyenne des années précédentes, nous compenserons cette différence par un paiement égal. Ainsi nous supprimons les creux de la courbe de croissance des revenus d’exportation ; nous n’empêchons pas la croissance mais nous évitons la décroissance par rapport à la moyenne des années importantes. On saisit combien ceci est important pour permettre une planification de la production puisque cette garantie de revenus minimum permet de calculer la rentabilité des investissements et d’éviter les risques de variation brusque relevant de catastrophe naturelle ou d’effondrement des cours. Le progrès proposé est considérable. Et, cependant, de nombreux observateurs ont fait remarquer que ce progrès était limité, car il ne garantit qu’une stabilisation du revenu nominal de l’exportation d’un produit, non pas du revenu réel, c’est-à-dire du pouvoir d’achat des produits finis ou des produits alimentaires importés par le pays considéré. D’autre part, dans le système proposé par la Commission — que d’ailleurs les Gouvernements européens n’ont pas encore accepté — la compensation pour les mauvaises années est faite sous forme de prêts dans le cas des pays associés les moins pauvres.
On est alors tenté d’aller plus loin. C’est pourquoi je me suis personnellement attaché à un produit pour lequel nous pouvons et devons dès maintenant faire une proposition plus complète, c’est-à-dire le sucre. En effet, il se trouve que l’Angleterre avait donné aux pays du Commonwealth producteurs de canne à sucre une garantie qui s’exprimait à la fois en tonnage et en prix ; l’Angleterre garantissait l’achat minimum d’un tonnage déterminé à un prix révisable tous les deux ans sur la base des coûts de production ; en contrepartie, la livraison de ce tonnage était garantie par le pays producteur. Cet arrangement va plus loin que le système d’assurance contre les mauvaises années, puisqu’il y a obligation d’enlèvement par le pays industrialisé à un prix fixé à l’avance et révisable compte tenu du coût de la vie. La Commission a solennellement promis qu’elle maintiendrait un tel engagement dans le cadre de l’Association de demain. Cet engagement a été critiqué par plusieurs Gouvernements. Et, cependant, je reste convaincu qu’il doit être tenu et qu’il peut l’être sans dommage pour la production sucrière intérieure à la Communauté qui est actuellement et doit demeurer en pleine expansion.
En tout état de cause, je tenais seulement, en évoquant le cas du sucre, à montrer une direction de réflexion allant au-delà de l’assurance contre les mauvaises années et apportant une garantie plus grande à la fois pour le producteur et le consommateur dans le cadre d’une organisation systématique de marchés.
Le club
Une caractéristique essentielle de l’Association est de se présenter sous la forme d’un club. Celui-ci est dirigé et guidé par des instances paritaires entre Associés.
D’une part, il y a le Conseil et ses comités qui prennent les décisions exécutives. Une des instances les plus curieuses est cependant la Conférence parlementaire, où siègent en nombre égal des parlementaires européens désignés par l’Assemblée de Strasbourg et des représentants des milieux parlementaires ou équivalents des pays associés. Tous ces représentants sont rangés par ordre alphabétique, ce qui donne une mosaïque intéressante. Dans ce cadre, les uns et les autres se rencontrent, sans responsabilité exécutive directe et, en conséquence, avec une très grande liberté dans l’examen des problèmes.
C’est un élément de mobilisation de l’opinion publique qu’il ne faut pas négliger. La valeur en est apparue de manière caractéristique lorsqu’une grande région de l’Afrique, le Sahel, a connu les drames que l’on sait par suite de la sécheresse. Devant de tels drames, seule l’aide financière compte et, pour que celle-ci atteigne un volume respectable, il fallait mobiliser des moyens puissants. Chacun des Gouvernements européens a réagi en ce qui le concernait, notamment le Gouvernement français. Mais nous avons voulu, au niveau communautaire, avoir une attitude exemplaire, puisque la souffrance était grande précisément chez nos amis, au sein même de notre club. La Communauté a pu ainsi agir dès la première alerte. Comme nous étions implantés dans chaque pays, notre action a été rapide et efficace. Dès 1973, nous avons pu envoyer quelque 300 millions de francs français d’aide — pour ne parler que de l’aide communautaire.
Mais il y avait des problèmes liés à cette crise que nous n’arrivions pas à résoudre : construction de stockages, réfection des pistes d’accès, livraison de semences pour remplacer celles que les affamés avaient consommées… Or, les parlementaires européens, dans le cadre de l’Association, ont été invités par leurs partenaires à effectuer une tournée au Sahel. Ils en sont revenus bouleversés. Ce que vous touchez de la main est bien différent de ce dont vous parlent les journaux. Et ceci est encore plus vrai pour un parlementaire danois, allemand ou britannique qui a peu de raisons d’entendre parler de cette partie du monde. Tous alors, du libéral au communiste, ont au retour de cette mission entrepris une action extraordinaire à l’intérieur des parlements nationaux ; cette action s’est traduite, quand le Conseil des ministres de la Communauté s’est réuni pour approuver le budget de 1974, par l’envoi d’un véritable commando parlementaire qui est venu au sein même du Conseil dire aux ministres qu’il fallait pour un instant oublier l’approche budgétaire classique et penser aux hommes qui souffraient et dont nous avions fait nos associés. Or, ces parlementaires, dont le témoignage ne pouvait pas être mis en cause, représentaient les partis politiques, les partis mêmes auxquels appartiennent les ministres européens auxquels ils s’adressaient. Cette partie de notre budget a ainsi pu être examinée dans un contexte politique et humain qui n’aurait pas existé autrement. Cela s’est traduit par un supplément au budget de 220 millions de francs français sur lesquels personne ne comptait.
Je n’ai pas conté cette histoire seulement parce qu’elle est belle mais pour souligner que, dans l’Association, un des aspects les plus originaux est une certaine vie en commun. Aussi, quand un pays rencontre une grande difficulté, avant d’examiner les aspects juridiques de cette demande éventuelle, on essaie d’abord de traiter le problème. L’histoire du drame du Sahel est exemplaire à cet égard. En la mentionnant cependant je n’oublie pas et personne n’oubliera la contribution qui a été apportée par l’Armée de l’Air française dont de nombreux pilotes et navigateurs, courant un risque physique parfois grand, ont contribué à cet effort dans des conditions pénibles en raison de la chaleur, de l’équipement insuffisant des terrains, des conditions anormales de distribution des secours par opérations parachutées ou par « dropping ».
Revenons à l’Association. C’est donc un club. Mais pourquoi, demandent certains, ce club est-il constitué avec l’Afrique ? Je l’ai dit dès le début : c’est le résultat du hasard. Mais ce hasard, je tiens à le souligner, a bien fait les choses. Tous ceux qui connaissent les problèmes du développement s’accordent à reconnaître combien l’aspect humain est important dans l’évolution de pays qui sont au début de leur existence. Dans un jeune pays, les structures administratives sont faibles ; les hommes comptent donc plus dans les décisions à prendre que les rapports et les bureaux. Or ces hommes ont une langue, des habitudes de vie et de pensée, ils ont reçu une certaine éducation, ils appartiennent à un milieu culturel. Alors ne soyons pas théoriques. Il n’est pas vrai qu’un pays industrialisé déterminé ait les mêmes moyens d’action dans l’ensemble du Tiers Monde, car il ne peut avoir la même compréhension pour tous les pays, car il ne peut être entendu de la même manière dans le monde entier. Parce que ce sont les hommes qui comptent le plus dans les pays nouveaux, il est évident que leur dialogue sera plus aisé avec ceux qui les connaissent, avec ceux qui ont des points communs avec eux, avec ceux qui ont des souvenirs communs aussi, bons ou mauvais. Et puis, entre les puissances industrialisées et leurs anciennes colonies se sont créées des structures commerciales, de transport, de distribution, de recherche, de formation technique, d’enseignement supérieur. Et ces structures, après adaptation, peuvent et doivent servir encore, une fois les colonies devenues indépendantes. La multilatérisation de l’aide est séduisante. Mais ses limites sont vite atteintes. Pour ma part, je suis convaincu que l’approche directe des pays industrialisés vis-à-vis des pays qu’ils connaissent le mieux, vis-à-vis des pays qui ont été liés à eux de bien des manières, a une efficacité incomparable.
Or, l’Afrique a eu ces liens dans le passé avec l’Europe des Six et plus encore avec l’Europe élargie d’aujourd’hui. C’est un fait. Il en est résulté toutes les conséquences que je viens de décrire. L’Association particulière entre l’Europe et l’Afrique, de même aussi qu’entre l’Europe et les Antilles, se justifie donc de la sorte.
D’autre part, n’oublions pas que l’Afrique pose des problèmes particulièrement ardus, car la majeure partie des pays les plus pauvres du monde se trouvent dans ce continent, et l’avenir économique n’est pas clair pour de nombreux pays africains. Que l’Europe ait une responsabilité particulière dans le continent le plus pauvre constitue donc pour elle un sujet de fierté et une raison supplémentaire de donner toute son importance à la politique de l’association.
Enfin, je soulignerai que l’Europe ne peut, dans un monde de libre concurrence, appliquer immédiatement à l’ensemble du Tiers Monde des idées et des programmes coûteux ; elle doit attendre que les autres grands groupes industrialisés consentent au même type d’action sous peine de mettre sa compétitivité en danger. Sur les voies où les autres ne veulent pas encore avancer, l’action à l’intérieur de l’Association, tout en restant à la mesure des moyens de l’Europe, peut et doit être un élément de démonstration, d’exemplarité pour un élargissement ultérieur au niveau mondial.
Toute l’Afrique
Parlant de l’Afrique, il faut maintenant rappeler un facteur nouveau et essentiel. Grâce à l’élargissement de l’Europe, de Six à Neuf, nous avons été amenés à inviter à notre table de négociations les pays anglophones d’Afrique et des Antilles. Quelques autres y sont venus également, tels que l’Éthiopie et le Liberia. Le résultat remarquable de cette évolution est que le continent entier est maintenant devant nous à la table. Dans une salle où les problèmes politiques sont chaque jour examinés avec soin, il ne faudrait pas sous-estimer l’importance de ce fait nouveau.
Il m’arrive souvent de dire que, si demain nous apprenions que toute l’Amérique latine vient à Washington pour entrer dans un système cohérent et global de relations avec l’Amérique du nord, que cette Amérique latine s’exprime par une seule voix du Paraguay à Cuba, nous conclurions tous qu’un événement historique s’est produit. Or c’est exactement ce qui s’est passé et ce qui se passe avec l’Afrique. Elle est là, à Bruxelles, entière. Elle s’exprime par un seul porte-parole, un homme du Nigeria habituellement, parfois au niveau ministériel un membre du Gouvernement zaïrois ou sénégalais. C’est la première fois qu’un continent entier vient discuter avec un groupe aussi important que celui des Neuf, en s’exprimant par un seul porte-parole. C’est un élément de fierté pour nos 44 partenaires, plus particulièrement pour les Africains. Ils avaient proclamé leur volonté d’unité africaine à bien des occasions. La voici mise à l’épreuve ; et voici qu’elle sort renforcée de cette épreuve, puisque, face à nous, elle s’affirme.
Ceci se passe à une époque où, dans le monde entier, nous constatons une telle volonté de rapprochement. Les pays arabes se sont fait entendre dans les derniers mois, parce qu’ils ont su parler ensemble, agir ensemble. Il est donc bon, historiquement bon, que l’Afrique s’exprime d’une seule voix face à nous. Ne soyons pas surpris alors d’une déclaration faite à l’ouverture de la première phase des négociations par le Commissaire d’État du Commerce Extérieur du Zaïre au nom de tous les pays qui allaient entrer dans cette discussion : « Si les négociations devaient échouer, nous aurions contribué dans une large mesure à l’aggravation de la crise mondiale dont les conséquences sont prévisibles dans les rapports entre pays développés et pays en voie de développement. Si au contraire nos négociations devaient aboutir, comme nous en avons l’espoir, l’Europe et le monde en voie de développement au nom duquel nous parlons — c’est M. Namwisi Mamakoyi qui parle — auraient apporté une contribution inestimable au dénouement de la crise : ils auraient contribué à faire passer les relations entre pays développés et Tiers Monde du stade de la domination et de l’indépendance à celui de l’interdépendance ». Ces paroles sont celles d’un Africain au nom de 44 pays en voie de développement. Elles méritent réflexion.
Tout ceci dit et déjà projeté dans l’avenir, il faut maintenant reconnaître que la grande crise actuelle apporte un éclairage nouveau sur les rapports entre monde industrialisé et monde en voie de développement. Bien que ceci dépasse le cadre de mon sujet, qu’il me soit permis de m’arrêter quelques moments sur les perspectives, bien que nous soyons encore mal placés pour les définir.
Effets de la crise des prix dans le Tiers Monde
Les prix du pétrole ont été multipliés par trois ou quatre en quelques mois. Voyons-en rapidement les conséquences pour les pays en voie de développement. Au titre de la hausse des produits pétroliers, ils devront payer 10 milliards de dollars de plus en 1974 ; mais ce que peu de personnes disent, c’est qu’ils devront payer beaucoup plus aussi pour leurs céréales, principalement des céréales importées de chez nous, pays industrialisés ; de même pour leurs engrais et d’autres produits. La hausse des prix des produits essentiels venant des pays industrialisés, produits alimentaires et engrais en premier lieu, représentera plus de 5 milliards de dollars de dépenses nouvelles pour les mêmes quantités importées en 1974. On parle moins des conséquences de hausse des produits alimentaires, en Europe notamment, parce que la politique agricole commune de la Communauté nous a largement protégés de ces hausses. La Commission propose que les céréales augmentent de 4 % en moyenne entre la campagne actuelle et la prochaine campagne dans quelques mois ; et cela nous fait perdre de vue le fait que ces mêmes céréales ont, pendant ce temps, augmenté de 100 à 120 % sur le marché mondial. Pour certaines même, le riz par exemple, nous avons fait aussi bien que les pétroliers, les prix ont triplé ou quadruplé. 5 milliards de dollars de paiement supplémentaire pour les pays en voie de développement à partir des importations provenant du monde industrialisé ; en regard, rappelons que l’aide des vingt pays du Comité d’aide au développement, pays qui on le sait font partie de l’O.C.D.E., se monte à quelque 8 1/2 milliards de dollars.
D’un mot, j’ai dit tout à l’heure que cela montrait les vices de l’ordre économique mondial. C’est bien là le problème. Cet ordre a été établi par nous, pays industrialisés, au cours des cinquante dernières années, sans tenir compte des problèmes des pays en voie de développement ; ils n’ont pas été méprisés, ils ont été ignorés. Forts de notre puissance industrielle, nous avons organisé les rapports entre nous et nous avons pensé que les mécanismes de l’économie libérale nous permettraient d’obtenir les matières premières, les produits de base dont nous avions besoin, dans les conditions les plus économiques. À chaque crise de surproduction, les prix s’effondraient, nous en tirions le bénéfice ; quand, par hasard, à l’occasion de la guerre de Corée par exemple, les prix des matières premières montaient rapidement, nous savions que cela ne durerait pas et que, dans l’ensemble, les prix de nos produits connaissent une croissance plus rapide que ceux des matières premières. Cela revenait à dire, si je puis l’exprimer de cette manière choquante, que nous trouvions normal que la main-d’œuvre des pays industrialisés connaisse une élévation de son niveau de vie, en d’autres termes, soit payée de plus en plus pour une même production, alors que nous trouvions également normal que la main-d’œuvre des pays en voie de développement connaisse une rémunération décroissante en vraie valeur pour une même production des matières que nous achetions. Chaque année, il fallait produire plus de cuivre ou d’arachide pour acheter le même tracteur ; l’ouvrier fabriquant les tracteurs avait un pouvoir d’achat croissant — ce qui est excellent — l’ouvrier participant à l’exploitation du cuivre ou le paysan produisant de l’arachide avait un pouvoir d’achat décroissant.
C’est à mon avis, maintenant, le grand problème. Mon ambition est grande mais je pense que l’Association devrait permettre de l’examiner conjointement avec nos Associés et que, par là même, elle pourrait jouer un rôle dans son règlement au cours des années à venir. Serons-nous capables, à terme, de donner aux producteurs de matières premières un pouvoir d’achat constant, voire croissant ? Voilà le défi.
Nous n’y répondrons pas par des accords de troc ; les mécanismes deviennent alors trop rigides, souvent trop arbitraires ; la liberté d’action des entreprises et des États est ainsi menacée ; les mécanismes incitateurs de l’activité humaine se paralysent. Les difficultés de l’économie socialiste du type développé en Europe orientale illustrent ce propos.
La réponse finale ne pourra être trouvée qu’au niveau mondial. Il faudra des accords mondiaux couvrant les principaux produits de base et groupant toute la communauté mondiale, sans exception. L’élément le plus important de ces accords mondiaux sera l’existence de stocks suffisamment importants pour servir d’élément régulateur ; ceci est essentiel pour les produits agricoles dont la production varie nécessairement pour des raisons climatiques d’une année sur l’autre ; mais ceci est également essentiel pour des produits minéraux dont la consommation est affectée par la conjoncture mondiale et par des phénomènes extérieurs liés aux tensions, voire aux conflits dans le monde. Ces stocks devront être suffisamment répartis géographiquement pour pouvoir être mobilisés aisément. Ils ne devront constituer un instrument ni pour les producteurs, ni pour les consommateurs, ni a fortiori pour un groupe des uns ou des autres. Ils devront également pouvoir être constitués dans des conditions assez économiques pour que la politique de stockage n’entraîne pas un coût supplémentaire élevé à supporter par le producteur ou le consommateur ; ce qui, à mon avis, comporte la mobilisation à des taux très bas, presque nuls, des moyens des grandes organisations financières mondiales. Faudrait-il alors en revenir à des idées telles que celles avancées il y a quelques années par le Professeur Tinbergen, reprises et développées par le Président Mendès-France ? En d’autres termes, devrions-nous lier l’émission de signes monétaires nouveaux au niveau mondial à la constitution de tels stocks ? Les idées sont séduisantes ; je ne me sens toutefois pas capable de conclure sur ce point.
Mais il doit être bien clair qu’en parlant de stockage, je ne vise pas les stocks amassés par un seul pays, comme cela a été le cas pour le blé au États-Unis dans la période où la production américaine était très excédentaire. Et, puisque je viens d’évoquer les Américains, il me faut souligner qu’ils sont encore, dans la majorité des milieux influents, très réticents en face de cette approche qui leur paraît menacer l’ordre économique libéral ; je crois qu’il devrait être possible de respecter celui-ci tout en entreprenant une telle politique, mais je n’hésite pas à dire que les côtés excessifs de ce libéralisme devront être résolument amputés.
Néanmoins, nous devons comprendre et apprécier les résistances que nous trouvons du côté américain. La puissance du marché américain lui permet de passer à travers les crises que je viens d’évoquer dans des conditions moins douloureuses que les autres.
Les difficultés seront donc très grandes à imaginer un système compatible avec les mécanismes de l’économie libérale que nous devons cependant sauver à tout prix. Malgré ces difficultés, je pense que la Communauté économique européenne, premier marché commercial du monde, associé sous une forme ou sous une autre à une cinquantaine de pays en voie de développement, a des chances de se faire entendre si elle parvient à élaborer une doctrine et probablement si elle consent à aller de l’avant à titre démonstratif dans certains cas.
J’ai déjà mentionné la proposition de mon prédécesseur, M. Deniau, qui a, dans un cadre de raisonnement qui est entièrement compatible avec les grandes ambitions que je viens d’ébaucher, suggéré que la prochaine association comporte un système d’assurance contre les mauvaises années.
La Commission estime également qu’il est possible d’aller un peu plus loin avec un produit comme le sucre, compte tenu des précédents en la matière ; aller un peu plus loin signifie donner des garanties qui s’expriment en tonnages minimum enlevés et en prix minimum garanti, la contrepartie étant l’engagement de livraison assurant une sécurité.
Tels sont les thèmes proposés actuellement dans le cadre ou en marge de la négociation. Ils ne représentent pas la solution finale, il s’en faut, mais ils montreront, bientôt j’espère, que les Européens sont sérieux dans leur volonté d’examiner le problème fondamental.
Effets mondiaux de la crise
La prudence s’impose dans les réflexions sur les effets de la crise actuelle. Personne, en effet, ne peut à l’heure présente prévoir de manière précise comment elle évoluera, ni même en apprécier la portée exacte. On nous cite des chiffres si considérables qu’ils ont peu de sens par rapport aux données économiques précédentes. Nous savons qu’il y a 60, peut-être 80 milliards de liquidités supplémentaires dès 1974 ou 1975 en contrepartie des achats de pétrole. Mais je rappelle que l’accroissement du P.N.B. dans le monde est de l’ordre de 70 milliards de dollars, c’est-à-dire comparable aux liquidités supplémentaires. Certes, notre ordre économique a une puissance d’adaptabilité suffisante pour s’ajuster progressivement. Après tout, si les hausses avaient été réparties sur les dix dernières années, comme cela aurait été souhaitable pour tout le monde, l’ajustement se serait fait naturellement ; les difficultés résultent de la brutalité de cette agression économique. Et, en face de cette dernière, nous ne connaissons pas encore les réactions possibles de l’ordre économique. Nous sommes dans un tunnel et nous ne savons pas quand nous en sortirons. Dans cette marche à tâtons dans la nuit, nous devons être guidés par quelques principes très simples. Permettez-moi d’en proposer.
D’abord, du point de vue des Européens — je laisse un instant de côté les pays en voie de développement — notre préoccupation majeure doit être de maintenir notre compétitivité par rapport aux autres grands groupes industrialisés. Le Japon est aussi affecté que l’Europe. Les États-Unis le sont moins, et c’est de ce côté que porte notre souci.
Compétitivité dans le domaine financier, afin que les capitaux pétroliers considérables disponibles qui voudront se recycler viennent se placer sur notre marché financier dans des conditions équitables par rapport au marché financier américain. Ceci implique que nous ayons des possibilités d’emprunt aussi attirantes que le dollar. Les monnaies européennes étant maintenant flottantes, il faut examiner d’urgence la possibilité de procéder à de grands emprunts au niveau européen, vraisemblablement dans une monnaie qui ne comporte pas les mêmes risques de fluctuation que la plupart des monnaies nationales européennes.
Compétitivité sur le plan économique, cela veut dire que nos coûts de production doivent rester comparables avec les coûts américains et japonais. Or je viens de rappeler que les Américains disposant de plus de matières premières que les Européens, reflet des hausses de prix serait plus grave sur notre économie que sur la leur. Nous serons donc appelés à mener des politiques strictes en Europe, peut-être à laisser des ajustements monétaires se faire, afin de compenser les difficultés particulières frappant notre production.
Je voudrais aussi reprendre une idée sur laquelle l’O.C.D.E. a appelé notre attention récemment et qui me paraît fort importante dans la période actuelle. Comme de nombreux experts, je ne suis pas convaincu que l’hypothèse d’une récession résultant fatalement de l’augmentation de nos coûts d’importations doit être retenue. Je pense, au contraire, que le monde industrialisé peut trouver dans l’émission des liquidités nouvelles une incitation supplémentaire, inconnue depuis la fin de la période de reconstruction après la guerre, à une croissance accélérée de la production. La condition est que les liquidités nouvelles soient mobilisées, en d’autres termes, que la plus grande partie possible se transforme en commandes supplémentaires, c’est-à-dire soit portée vers les marchés où une consommation plus grande est possible rapidement, nécessaire même. L’O.C.D.E. parvient ainsi à la conclusion intéressante selon laquelle il convient de chercher à orienter la plus grande partie possible des liquidités nouvelles vers les pays en voie de développement qui ont des besoins massifs de consommation supplémentaire. Et ceci me ramène à notre sujet.
Notons d’abord que la politique d’aide au développement telle qu’elle existe est devenue incohérente avec l’augmentation des besoins de certains pays. Globalement, le monde en voie de développement devra, je le rappelle, payer au moins 15 milliards de dollars de plus pour ses importations de produits essentiels ; globalement, l’aide publique occidentale, on s’en souvient, représente 8 1/2 milliards de dollars. La comparaison de ces deux chiffres explique l’expression « incohérente » que j’ai utilisée.
Il faut alors distinguer parmi les pays en voie de développement ceux qui compensent en grande partie, et parfois font plus que compenser, leurs charges supplémentaires d’importations par des recettes nouvelles d’exportations et ceux qui n’ont pas vu croître le revenu de leurs exportations. Pour ces derniers pays, un effort mondial massif est requis. Il ne résulte pas de l’aide au développement, mais plutôt des secours à apporter quand une catastrophe naturelle affecte une partie du monde.
Pour les autres, nous allons voir, je crois, se développer une forme de coopération nouvelle et probablement étroite. Assurés maintenant de ressources importantes, ces pays seront en effet désireux de s’industrialiser, et je crois que nous devons chercher les moyens de faciliter cette industrialisation, de l’intégrer dans nos propres ambitions économiques. Ceci ne peut pas laisser indifférentes nos grandes industries, qui doivent être soucieuses de développer leur sécurité d’approvisionnement en entrant dans des rapports plus étroits avec les pays producteurs de matières premières. Nous en revenons ainsi à l’idée des contrats à long terme, et nous parvenons à l’idée d’une meilleure division internationale du travail dans le monde, avec, notamment, le transfert de certaines industries des pays industrialisés vers les pays d’outre-mer.
Si l’on considère les industries de technologie avancée, on constate que les investissements correspondants sont fort élevés. La conséquence est que la rentabilité de telles industries est liée au taux de marche qui peut être assuré. À bas taux de marche, les investissements ne peuvent pas être amortis, les pertes sont considérables ; à haut taux de marche de manière régulière, les investissements sont facilement amortis et le bénéfice peut être considérable. En d’autres termes, la clé du développement d’industries à technologie avancée outre-mer, sur les sources mêmes des matières premières, n’est pas seulement dans le domaine technologique, elle est largement dans la possibilité de fournir des garanties d’enlèvement, des garanties de marché. Ceci constitue pour l’Europe un atout essentiel, je dirai même unique. Les Russes en effet n’ont pas les mêmes problèmes que nous. Les Américains disposent de plus de matières premières chez eux ; dans un souci d’indépendance, ils hésiteront plus longtemps que nous à entrer dans des circuits d’interdépendance avec des pays étrangers. L’Europe est la mieux placée pour jouir du très grand marché qu’elle représente, du caractère élaboré et complet des moyens de distribution et de commercialisation dont elle dispose.
Ce raisonnement, ce genre de raisonnement même, est à l’origine des conversations bilatérales nombreuses dont nous entendons parler actuellement. À mon sens, cependant, il est important que ces actions bilatérales soient conjuguées entre les pays industrialisés ayant les mêmes intérêts et d’abord entre les neuf pays européens.
La surenchère d’abord doit être évitée sous peine de voir les coûts de telles opérations augmenter, de voir se créer des éléments de déséquilibre, de surproduction. Ensuite, un industriel éprouvera toujours quelque inquiétude à se trouver seul dans un pays en voie de développement, seul et vulnérable par son investissement, même par le contrat d’approvisionnement dont il dépend. Il redoutera les crises politiques, la difficulté même passagère entre son propre pays et le pays en voie de développement. Normalement un industriel n’abordera ce genre d’action que si les risques sont raisonnables, s’ils sont les mêmes que pour ses concurrents des pays voisins. En outre, il sera désireux de répartir ses propres risques dans plusieurs pays en voie de développement, afin de ne pas devenir exagérément dépendant de l’un d’entre eux.
Et ceci mène à l’idée de consortium industriel regroupant des industriels de plusieurs pays européens capables de travailler simultanément et avec plusieurs pays en voie de développement. Il y a longtemps que les banquiers agissent de la sorte ; aucune grande banque d’affaires ne participe seule à un grand investissement. À mon sens, il faudra procéder de même sur le plan industriel.
En résumé, je crois que nous entrons dans une période où certains transferts d’activités industrielles auront lieu vers les pays en voie de développement, fournisseurs de matières premières et désireux de s’industrialiser. Nous devons encourager cette tendance, nous devons aider ces pays à devenir des partenaires de la croissance mondiale, alors qu’ils n’en ont été que des fournisseurs. L’action gouvernementale bilatérale sera essentielle. Elle doit être complétée, accompagnée par la concertation, la conjugaison au niveau international, dans notre cas au niveau communautaire.
Telles sont quelques-unes des idées auxquelles je tiens beaucoup et qui représentent des éléments de la stratégie que l’Europe doit mener sur des problèmes d’une grande importance pour son propre développement économique.
Au début de cet exposé, j’ai abordé les problèmes du point de vue des pays en voie de développement. Progressivement, j’en suis venu à parler de l’intérêt que présentait une politique intelligente pour nous-mêmes. Il ne faut pas sous-estimer cet intérêt.
Ce n’est pas l’aspect commercial qui doit être retenu principalement comme on le fait généralement. Notre commerce avec les pays en voie de développement demeure et demeurera longtemps faible. Avec l’ensemble des pays associés, « associables » et de la Méditerranée, le commerce de la Communauté ne représente que 20 % du commerce extérieur aux Neuf et 10 % de son commerce extérieur total ; les 2/3 de ce faible pourcentage correspondent à nos échanges avec la Méditerranée du Sud, 1/3 seulement à nos échanges avec l’Afrique et les Caraïbes. Ce sont des chiffres faibles. Ce n’est pas pour des raisons commerciales que nous devons avoir une politique d’association ou une politique d’aide au développement. Pour ma part, la dispute sur les préférences tarifaires que devraient nous accorder les pays en voie de développement est relativement secondaire.
En revanche, sur le plan économique général, notre politique de coopération peut, surtout dans l’avenir, avoir une grande importance. Nous sommes placés pour le faire, géographiquement, économiquement et historiquement. Nous avons le devoir d’agir aussi efficacement et aussi résolument qu’il sera souhaitable et possible pour contribuer à modifier l’ordre économique mondial, pour veiller à ce que le nouvel ordre, dont nous commençons à voir les ébauches, ne soit pas plus redoutable encore pour les faibles que l’ordre d’hier.
Et puis, quand nous pensons à notre politique en face du Tiers Monde, j’aimerais que nous n’oublions pas l’aspect humain. En ce qui nous concerne nous-mêmes, il serait redoutable que l’Europe ne se construise que dans un souci égoïste. Il est naturellement essentiel qu’elle s’efforce de traiter ses problèmes intérieurs, si difficiles soient-ils. Mais elle doit aussi avoir sa dimension extérieure.
Vis-à-vis de nous-mêmes, vis-à-vis de notre opinion, vis-à-vis de nos jeunes, nous devons donner à l’ambition européenne sa pleine dimension, son visage humain. S’il y a un domaine où la contestation doit permettre des progrès, peut-être révolutionnaires, un domaine où nous devons pouvoir associer la révolte normale et respectable des jeunes en face de l’acquis, de la tradition, de la sclérose, c’est bien l’ordre économique mondial et ses conséquences inacceptables sur les pays en voie de développement. ♦