Géopolitique : les voies de la puissance
« Le général Gallois ne sera jamais en retard d’une guerre ! » nous rappelle très justement le professeur René-Jean Dupuy, dans sa préface à l’ouvrage magistral sur les rapports de la géopolitique et de la puissance que notre ami publie en cette fin d’année 1990, marquée par tant de bouleversements prodigieux dans les relations internationales, et aussi par nombre d’inquiétudes majeures pour leur avenir. Nos lecteurs connaissent mieux que quiconque le rôle déterminant que Pierre Gallois a joué dans la prise de conscience en France de la révolution stratégique provoquée par l’apparition de l’arme nucléaire, et ensuite par le développement de ses vecteurs balistiques. C’est en effet dans notre revue qu’il publia en 1956 l’article où il esquissait déjà la plupart des idées qu’il développera avec tant de brio en 1960 dans Stratégie de l’âge nucléaire, premier ouvrage écrit dans notre pays sur le sujet.
Après une vie passée au service d’une réflexion stratégique toujours résolument tournée vers l’avenir, qui a valu à son œuvre une réputation internationale, Pierre Gallois nous offre aujourd’hui la somme de ses méditations sur la géopolitique. Elle nous sera d’autant plus précieuse pour interpréter l’actualité et tenter d’anticiper autant que faire se peut l’avenir, qu’il y a mis généreusement à notre disposition sa prodigieuse érudition dans les références bibliographiques et les notes ou documents très nombreux qui complètent son livre, lequel est par ailleurs assorti d’un excellent index, ce qui est une attention rare chez les auteurs français.
Mais d’abord, qu’entend-on au juste par ce mot de géopolitique qui est maintenant tant galvaudé, comme l’est d’ailleurs aussi celui de stratégie ? Pierre Gallois consacre à la réponse à cette question le premier chapitre de son livre. Il la conclut par la définition suivante : « La géopolitique est l’étude des relations qui existent entre la conduite d’une politique de puissance portée sur le plan international et le cadre géographique dans lequel elle s’exerce ». Elle a pour lui, comme aussi pour nous, l’avantage de faire allusion à la dynamique dialectique qui doit caractériser la géopolitique pour qu’elle se distingue de la simple géographie politique, celle d’un Vidal de La Blache ou d’un Siegfried. Son objectif peut être alors, avait-il précisé dans son introduction, « d’imposer au chercheur une vue globale, incluant le maximum d’éléments d’appréciation et de l’amener à en évaluer les interactions ».
Notre auteur passe alors en revue, en les parsemant d’observations d’actualité et prospectives, l’évolution jusqu’à nos jours des rapports de la géopolitique avec ses facteurs essentiels que sont l’espace, les frontières, les populations, la nation et l’État, la terre et la mer. Il va ensuite résumer, aussi savamment que brillamment, l’histoire des idées touchant à la notion de géopolitique, depuis celles explorées par Aristote et Sun Tzu, jusqu’à celles proclamées 23 siècles plus tard, par Montesquieu, en passant par les contributions importantes, bien que peu connues des profanes, de Ibn Khaldoun au XIVe siècle et Bodin au XVe siècle.
Suivent alors quatre chapitres fascinants sur les origines et le développement de la « geopolitik » allemande, celle qui, par ses excès, a donné pendant longtemps mauvaise réputation à la science géopolitique. Nous passons ainsi en revue l’exaltation du peuple allemand par ses intellectuels, en opposition avec l’esprit des Lumières et face à l’exemple américain et à la Révolution française. De Herder à Rosenberg, en passant par von Bülow, List, Ritter, Ratzel et Haushofer, les Allemands vont alors « s’assigner le rôle de guide régénérant un monde en voie de perdition ». Et Pierre Gallois en arrive ainsi à cette remarque, à notre avis capitale car parfaitement éclairante encore maintenant des comportements : « En France l’État a fait, peu à peu, la nation ; outre-Rhin, c’est la culture qui ouvre la voie à la nation et à l’État ». Tels sont donc les fondements de cette géopolitique spécifiquement allemande, auxquels s’ajouteront fâcheusement le mythe de l’eugénisme et la déviation raciale, et il reviendra « à Hitler d’opérer le syncrétisme et de passer à l’action », pour le malheur du monde !
L’auteur en arrive ensuite à ce qu’il appelle la phase scientifique et technique de la géopolitique, époque marquée par les noms des trois grands de cette science nouvelle que sont Mackinder, l’anglais, Haushofer, l’allemand déjà cité, et Spykman, l’américain, dont il analyse avec précision les théories, toutes basées pour l’essentiel sur l’opposition mer-terre. Au risque de les caricaturer en les résumant par quelques mots, on peut probablement dire que le premier, bien que britannique, exalta le Heartland, c’est-à-dire le donjon continental présumé inaccessible aux envahisseurs ; et que le second fut son disciple fervent, mais en définitive malheureux puisque ses idées furent poussées jusqu’à l’absurde par le IIIe Reich. Quant à Spykman, il corrigea Mackinder en exposant que le Heartland n’était plus invulnérable à l’époque de l’avion, et en réhabilitant par voie de conséquence le Rimland (anneau de terre entourant le Heartland), ce qui argumentera la stratégie du « containment » (stratégie des États-Unis durant la guerre froide visant à endiguer l’expansion de la sphère d’influence soviétique) qu’appliqueront les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Pierre Gallois jette aussi un regard intéressé sur deux géo-politologues de l’époque contemporaine : Colin Gray, qui a introduit dans les thèses de ses grands prédécesseurs « le fait nucléaire » et le « fait spatial », et Paul Kennedy, pour qui une expansion excessive conduit fatalement au dépérissement.
Notre auteur nous présente alors un long et très intéressant chapitre sur la « géopolitique des mers », dont il nous relate d’abord les épisodes à travers l’histoire. Passant à l’époque moderne, il s’arrête sur l’influence exercée dans les réflexions apportées sur le sujet par 3 personnages qui le fascinent visiblement, et ils le méritent effectivement : l’américain Mahan, le français Castex, le russe Gorskhov. Nous retiendrons en particulier son hommage à l’amiral Castex, puisqu’il fut notre maître à la fin des années 1940 et que nous avons eu l’honneur de recevoir le 30 décembre 1967 la dernière lettre qu’il a écrite, car il devait mourir quelques jours plus tard. Pierre Gallois nous rappelle en particulier que « Castex le clairvoyant » avait en octobre 1945 publié dans notre revue un article alors tout à fait prophétique sur la révolution apportée par l’arme atomique dans la stratégie militaire. Avec la disposition de cette arme et l’apparition du sous-marin nucléaire muni du missile balistique, les tenants de la mer allaient-ils enfin l’emporter dans la controverse millénaire qui les oppose aux partisans du Heartland ? C’est la question que pose l’auteur et il paraît prêt à y répondre par l’affirmative, à horizon prospectif en tout cas, encore qu’il constate que dans le même temps s’est effectuée une « nationalisation » de près d’un tiers de la surface des océans. Disons en passant qu’il en exagère peut-être un peu la portée, puisque cette appropriation des « zones économiques exclusives » ne concerne en droit que les seules ressources de la mer, et que, d’autre part, le libre usage de celle-ci et de son espace aérien a été confirmé, et même étendu, par la Convention internationale sur le droit de la mer de 1982, à laquelle il faisait ainsi allusion.
Pour finir, nous en arrivons aux réflexions de l’auteur sur les conséquences géopolitiques des armes nouvelles, qu’il prolonge par un « essai de géopolitique prospective », avant d’appliquer cette prospective aux deux exemples déterminants que sont les États-Unis et ce qu’il appelle déjà le « grand-duché de Moscou ». Pour Pierre Gallois, au niveau stratégique, « l’avènement du sous-marin lance-missiles (a) bouleversé de fond en comble (la) conception millénaire de la guerre » ; alors que « les armes à jet (de par leur précision qui peut désormais être extrême) laissent présager des possibilités d’intervention assez efficaces pour paralyser l’appareil militaire classique du parti opposé… (et) prendre de court l’escalade » ; et plus tard, « des armes à énergie dirigée (pourraient fournir) à la puissance qui les mettrait en œuvre un pouvoir d’intimidation, de coercition, voire de destruction, qui s’exercerait sans limites géographiques ».
Mais notre ami tire de ces évolutions la conséquence psychologique suivante, qu’il applique déjà aux temps présents : « Il est vraisemblable que, terrifiées par la perspective d’un accroissement de la violence, les populations interviendront avant que se produise… l’irrémédiable ». Cette dernière idée va revenir comme un leitmotiv dramatique dans les cent dernières pages de l’ouvrage, pour aboutir à la conclusion très pessimiste suivante : le phénomène géopolitique contemporain est que « entre les États démocratiques et les autres, une nouvelle forme d’asymétrie fait obligation aux premiers de souffrir les coups des seconds, faute de pouvoir courir les risques inhérents à la riposte ». Cette dissymétrie, structurelle d’après l’auteur, vient donc s’ajouter aux autres dissymétries, celles-là démographiques, sociales, économiques, nationales, culturelles, raciales et religieuses, qu’il ne manque pas d’évoquer, brossant ainsi un tableau très sombre de l’avenir de notre planète. Il y adjoint aussi, comme le fait Thierry de Montbrial dans le dernier Ramsès dont nous avons rendu compte dans cette revue, les menaces nouvelles qui pèsent sur notre environnement du fait de la multiplication des activités humaines, et dont la portée est déjà nettement géopolitique.
Pierre Gallois serait-il ainsi devenu un prophète du malheur, après avoir été si longtemps et si efficacement celui de la paix…, conservée il est vrai sous la menace de la terreur ? Plus intelligent que quiconque, il ne peut pas manquer d’avoir le « pessimisme de l’intelligence », mais il n’oublie certainement pas que, conformément à la formule célèbre, doivent en définitive prévaloir « l’optimisme de la volonté » et aussi celui du courage, lui qui en a tant montré depuis les temps lointains où il volait aux commandes de son bombardier dans ce fleuve de mort qui coulait dans la « vallée heureuse ». Qu’il nous permette donc d’espérer, comme il l’a lui-même évoqué après Tocqueville, dans l’introduction à son ouvrage, que « l’homme est (encore) puissant et libre » (et qu’il en est) « ainsi des peuples ! ».
Mais, pessimiste ou pas, que voilà en tout cas un livre extraordinairement enrichissant et stimulant ! Après avoir remis en question beaucoup de nos « brèves certitudes », il devrait nous permettre de devenir enfin « des spectateurs initiés d’un moment de la marche de l’histoire », puisque tel est en définitive l’objectif modeste de la discipline géopolitique. Merci donc, Pierre, une fois de plus ! ♦