Au lieu de voir dans la guerre et la paix deux termes de la dialectique de l'ami et de l'ennemi, inséparables du projet politique, nous privilégions dans nos concepts la paix et nous la projetons dans l'ordre moral des fins ultimes, tandis que nous honnissons la guerre dont la réalité nous apparaît chaque fois plus horrible. De cette distorsion naissent toutes les sortes de pacifismes dont beaucoup ne sont en fait que le masque du bellicisme. À l'ère nucléaire cette confusion peut avoir des conséquences dramatiques pour notre société dont la nature conflictuelle n'est déjà que trop développée.
De même que nous avons accueilli ici même, en octobre 1973, les réflexions d'un groupe d'officiers chrétiens sur la défense, de même nous a-t-il paru opportun et intéressant pour nos lecteurs de leur faire connaître le point de vue d'un universitaire qui a consacré à la réflexion politique, et notamment aux problèmes de la guerre et de la paix, une part importante de son œuvre (entre autres dans : L'essence du politique – Sirey, 1965 – et Le nouvel âge - Éléments pour la théorie de la démocratie et de la paix – Marcel Rivière, 1970). Cet article est tiré d'une conférence dont nous avons tenu à garder la forme vivante originelle.
Le pacifisme est l’ensemble des doctrines qui non seulement préfèrent la situation de paix à celle de guerre mais encore prétendent fournir les moyens de préserver la paix et empêcher la guerre ou les guerres. En dépit de son caractère général, cette définition introduit une distinction entre deux tendances, celle du pacifisme de principe, hostile à toute entreprise belliqueuse et celle du pacifisme d’occasion, opposé à un genre de guerre déterminé et qui, pour renforcer sa position, aligne sa propagande sur celle du pacifisme de principe. Du point de vue du sociologue, du polémologue et du politologue, cette distinction est particulièrement opportune et pertinente à une époque où le spectre de la guerre nucléaire permet au pacifisme occasionnel de s’abriter à bon compte derrière les voiles du pacifisme de principe. Le subterfuge est le suivant : on laisse entendre que l’on est un partisan de la paix en général en protestant contre l’armement nucléaire, mais en même temps on accorde sa sympathie, parfois son concours, aux combattants d’une guerre révolutionnaire sous prétexte qu’une telle guerre serait un facteur de paix. On retrouve là, en fait, l’argument de poids de tous les bellicismes qui consiste à dire non pas que la guerre mais un type de guerre est un facteur essentiel de la paix future. À lire les journaux et les revues, force est de constater que le pacifisme d’occasion, donc une certaine forme de bellicisme au sens que nous venons de définir, est de nos jours plus répandu que le pacifisme de principe. La guerre dite révolutionnaire ne manque pas de sympathisants, d’adorateurs ou de partisans. Mon propos est de prendre ici la mesure de telles confusions. La constatation par le sociologue de leur prolifération ne doit pas empêcher d’en prendre conscience d’un point de vue scientifique. En d’autres termes, il convient de souligner le caractère spécifique et distinct des phénomènes que l’on confond délibérément pour des raisons idéologiques, morales, religieuses ou autres.
Cette manière de poser le problème de la paix irritera peut-être ceux que ravit le confusionnisme idéologico-sentimental en vogue, car il met à nu de façon machiavélienne certains procédés machiavéliques que couvre la générosité du cœur ou de la foi. Ce disant, nous reconnaissons par ailleurs que nombreux sont ceux qui, en l’occurrence, adoptent cette attitude avec sincérité. Ce n’est cependant pas cette pointe polémique qui nous aidera à mieux comprendre pourquoi les mêmes hommes qui font vœu de paix se précipitent brusquement dans la guerre ou soutiennent certaines visées belliqueuses. Le fait est qu’aucun pacifisme n’a réussi jusqu’ici à conjurer la guerre ; il faut donc toujours compter avec la possibilité d’un conflit sanglant. Cette impuissance des pacifismes qui virent brusquement à l’ardeur belliqueuse, je voudrais la faire comprendre en montrant que pacifisme et bellicisme s’abreuvent, en fait, à la même source, qu’ils constituent les deux termes dialectiques d’une même visée et que rien ne serait plus éloigné de la paix que de prétendre l’atteindre par des voies exclusivement pacifistes. De ce point de vue, le pacifisme à l’âge nucléaire ne fait que poser un problème éternel mais dans des conditions historiques nouvelles. Le pacifisme d’aujourd’hui véhicule une aspiration permanente et sans cesse déçue de l’humanité en la justifiant avec des arguments nouveaux.
Envisagée sous cet angle, la problématique sera triple. En premier lieu, il faut analyser avec les ressources de la sociologie, de la politologie et de la polémologie, les phénomènes de guerre et de paix, puisqu’il apparaît qu’on ne peut les disjoindre sans tomber dans une position unilatérale purement théorique, dont on ne saurait cependant mésestimer la valeur du point de vue de la pure recherche. En second lieu, il faut comprendre les pacifismes, dans leur diversité, au regard des deux notions de paix et de guerre, car il y a lieu de supposer que si les pacifismes entendent être des doctrines de la paix, ils devraient également ne pas ignorer le phénomène de la guerre. Si jamais la paix qu’ils proposent est utopique, les conditions qui rendraient cette paix possible risquent de l’être également, de sorte qu’une théorie pertinente de la paix exigerait une connaissance précise des conflits réels et historiques. Enfin, si faute d’une théorie de la guerre, le pacifisme apparaît comme une pure position de principe, il faut analyser sur une base critique les arguments nouveaux que l’éventualité d’une guerre nucléaire peut lui apporter.
Les notions de paix et de guerre
Les pacifismes face au phénomène politico-militaire
L’imbroglio autour de la bombe atomique