Le Nouveau Continent. Plaidoyer pour une Europe renaissante
Nos lecteurs connaissent bien le premier de ces auteurs, Dominique Moïsi, puisqu’il a écrit des articles remarqués dans notre revue, mais aussi parce que, adjoint au directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), il est le rédacteur en chef de la revue Politique étrangère, sœur de la nôtre, et par ailleurs un des éditorialistes du International Herald Tribune et du Time Magazine, particulièrement apprécié pour l’intelligence de ses analyses et le courage de ses engagements. Quant au second, Jacques Rupnik, professeur à l’Institut des études politiques (IEP) de Paris et membre du Centre d’études et de recherches internationales (Ceri), il est également l’auteur de plusieurs ouvrages importants sur l’histoire et l’évolution politique des pays de l’Europe de l’Est. Leur livre commun est donc le fruit d’« un échange entre deux expériences et deux regards, l’un plus transatlantique, l’autre plus centre-européen », comme ils l’annoncent dans leur préface, en précisant que « chaque phrase (en) a été pensée et rédigée ensemble ».
Dans cette préface, nos auteurs avouent aussi que leur ouvrage, « commencé dans la joie et l’espoir », fut terminé dans l’inquiétude. En effet, maintenant, « la célébration de retrouvailles européennes a cédé la place à un climat de lendemains de fêtes », car « si l’échec (à l’Est) du communisme est certain, la victoire de la démocratie ne l’est pas (encore) ». C’est donc un regard lucide qu’ils entendent porter sur notre « nouveau continent », et leur vision est d’autant plus intéressante pour nous qu’elle est celle d’hommes encore jeunes (tous les deux sont nés après la guerre), mais marqués par un passé cruel (leur père à tous les deux fut déporté dans les camps nazis) ; ce qui ne les empêche pas de se vouloir résolument prospectifs, c’est-à-dire en définitive optimistes.
Leur examen de la nouvelle Europe commence, comme il convient, par un état des lieux, pour lequel leurs clefs de lecture sont, dans un premier temps, historiques. C’est ainsi que la révolution de 1989 en Europe de l’Est leur paraît avoir constitué avant tout une contre-révolution par rapport à celle de 1917. Et par conséquent, ce sont les leçons de 1919 qui leur semblent les plus pertinentes pour aborder son impact sur l’Europe d’aujourd’hui. Mais ils ajoutent que les périls de cette époque ne sont pas pour autant une fatalité, en raison des différences fondamentales que constituent de nos jours l’existence de la Communauté européenne, celle aussi d’une solidarité transatlantique qui a fait ses preuves, et enfin le fait nucléaire, « que l’on veut aujourd’hui contrôler et réduire, mais que l’on ne saurait désinventer ». Il revient donc à l’Europe de « puiser dans son histoire les analogies les plus dignes de son avenir ».
C’est ce que nos auteurs vont entreprendre en examinant successivement l’attitude par rapport à l’Europe de l’Union soviétique, celle des pays récemment « désoviétisés » et celle de l’Allemagne unifiée. Pour l’Union soviétique, ils s’efforcent de répondre aux questions que nous nous posons tous : où va le pouvoir ? Où va l’empire ? Où va la Russie par rapport à l’Europe ? Et enfin, faut-il aider Gorbatchev ? Ils ne manquent pas alors de nous rappeler, pour en percevoir le retour, le débat entre slavophiles et occidentalistes, qui a longtemps marqué la vie politique et intellectuelle en Russie. Et à l’ultime question, leur réponse est celle-ci : « Il ne s’agit pas d’aider Gorbatchev, mais de favoriser une sortie non violente du communisme ». Au sujet de la question allemande, qui fut la « question européenne par excellence », les auteurs ne manquent pas non plus de nous rappeler, très opportunément, la différence importante existant entre les conceptions française et allemande de la nation. Ils concluent que, pour eux, « le nationalisme allemand n’est pas une fatalité », et que « si nationalisme il devait y avoir, il serait avant tout économique ».
Mais pour Dominique Moïsi et Jacques Rupnik, la tragédie européenne va au-delà du problème allemand, et c’est ainsi qu’ils se penchent sur « le retour de l’Europe centrale », au sujet duquel leur ouvrage nous apporte des vues très originales. Pour eux en effet, « la clef pour comprendre l’Europe centrale, c’est que la révolution de 1989 a été une révolution-restauration », ce pourquoi le dilemme de cette région nous donne une impression de déjà-vu. En particulier, sa géographie politique retrouve les clivages d’autrefois, entre pays qui ont appartenu à l’ancienne Autriche-Hongrie et ceux issus de l’Empire ottoman. Et nos auteurs d’analyser alors les problèmes que pose à ces pays le « retour à l’Europe », c’est-à-dire la mise en place, dans un délai très court, de ce qui ailleurs s’est construit dans la durée : un État de droit, une économie de marché, une société civile, ou pour résumer, l’adoption de la démocratie. Et cela face au péril majeur que peut constituer le réveil des nationalismes et des xénophobies, d’autant que « les contentieux ne manquent pas entre pays frères ». Mais, pour nos auteurs, c’est surtout dans les Balkans que ce danger existe, car en « Europe Centre-Est » la transformation de la situation des nationalités et des minorités permet de le relativiser. Le problème pour cette Europe centrale est alors celui d’abord de son attitude à l’égard de l’Allemagne réunifiée, avec des approches différentes suivant les pays, et surtout celui de son intégration à l’Ouest, « dont elle se sent pour l’instant exclue ».
Nous en arrivons de la sorte à la partie constructive de l’ouvrage, celle qui se tourne vers « Le Nouveau Continent », conformément à son intitulé. Nos auteurs conduisent leur prospective en examinant les cinq dilemmes que, d’après eux, l’Europe doit affronter : approfondissement ou élargissement de la Communauté ? Quel rôle pour les « ex-superpuissances » dans la nouvelle Europe ? Peut-on et doit-on choisir entre l’Est et le Sud ? Faut-il créer des institutions nouvelles ou rendre plus complémentaires celles qui existent ? Et enfin, quelle démocratie pour quelle Europe ? De leur réflexion conduite ainsi de façon scrupuleuse, ils tirent dix propositions pour passer à l’action concrète et « réussir l’Europe ». Nous nous permettrons de les présenter dans un ordre différent du leur, puisqu’ils ne les ont pas hiérarchisées : mettre en place un plan Marshall européen ; privilégier l’Europe centrale ; responsabiliser l’aide ; investir dans la formation ; combler le déficit démocratique par la décentralisation ; s’attaquer au défi culturel ; décider d’un calendrier pour l’association ; faire de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) une ONU européenne ; et enfin, reconsidérer la position de la France dans l’Otan.
Cette dernière proposition, qui intéresse plus directement nos lecteurs, entraîne, pour Dominique Moïsi et Jacques Rupnik, que nous acceptions de rejoindre nos partenaires européens au sein d’une Otan au préalable « revitalisée en un pacte euro-atlantique ». La justification en est à leurs yeux que nous serons mieux à même d’y avoir un rôle moteur, en matière de sécurité, de l’intérieur que de l’extérieur. Pour les auteurs également, « le maintien d’un minimum de dissuasion nucléaire en Europe paraît indispensable ». Mais c’est de l’Allemagne, constatent-ils, que dépend pour l’essentiel l’avenir de la dissuasion américaine en Europe, avant d’admettre qu’elle pourrait se manifester « sous une forme non terrestre, mais aérienne et navale, aux côtés des forces nucléaires françaises et britanniques ».
Ce « plaidoyer pour une Europe renaissante », puisqu’ils ont ainsi sous-titré leur livre, nos auteurs le terminent par un acte de foi : « N’étant plus l’enjeu de la rivalité planétaire entre l’URSS et les États-Unis, l’Europe réunifiée peut devenir l’acteur central de la scène internationale ». Ainsi « l’Europe serait inconsciente de sa supériorité », comme l’avait déjà annoncé Raymond Aron, le « spectateur engagé » de son époque, et comme le croit certainement aujourd’hui Vaclav Havel, ce chevalier de la liberté face au totalitarisme, auxquels Dominique Moïsi et Jacques Rupnik ont dédié leur ouvrage. Lorsqu’ils l’ont présenté à l’Ifri, à l’occasion d’une table ronde à laquelle participaient également Jacques Lesourne et Alain Minc, tous sont tombés d’accord pour reconnaître qu’il y avait à cet égard une « fenêtre d’opportunité » qui s’ouvrait actuellement à l’Europe.
Acceptons-en l’augure et en tout cas constatons que, si « le politologue peut analyser les structures, mais non prévoir l’histoire », comme l’ont reconnu modestement nos auteurs, ils nous apportent un livre empreint d’une prodigieuse érudition, foisonnant d’aperçus enrichissants et de formules heureusement ciselées, dont nous avons essayé de donner quelques exemples, et de plus « écrit à deux mains » d’une façon particulièrement alerte. ♦