Penser la guerre, penser l’économie
Tous ceux qui s’intéressent en France aux problèmes de sécurité internationale connaissent et apprécient l’œuvre de Christian Schmidt. Il est en effet notre expert en « économie de défense », et sa réputation s’étend bien au-delà de notre pays puisque l’International Defense Economic Association l’a porté à sa présidence. Nos lecteurs savent donc qu’il s’intéresse en particulier aux méthodes qui peuvent, ou pourraient avoir en commun dans leurs disciplines respectives, l’économiste et le stratège, ou plutôt le « stratégiste » pour parler comme notre ami Lucien Poirier. Nous nous rappelons personnellement avoir organisé autrefois, à la demande de notre auteur, et sous la présidence de son maître Henri Guitton, un séminaire qui réunissait des amis de la Revue d’Économie Politique et de la revue Défense Nationale, pour comparer leurs méthodes d’appréciation d’une situation conflictuelle.
Depuis cette époque déjà lointaine, Christian Schmidt a publié de nombreux livres et articles sur les rapports dans tous les domaines de l’économie et de la stratégie. Aujourd’hui, sous le titre Penser la guerre, penser l’économie, inspiré comme on l’aura perçu par les ouvrages célèbres de deux illustres prédécesseurs – Clausewitz et Aron –, il nous offre la somme de ses réflexions. Celles-ci nous sont présentées dans une histoire comparée des idées sur le sujet, ce qui rend particulièrement original et enrichissant son propos. Chez les économistes, notre auteur a rendu hommage bien entendu à l’héritage de Smith (1776), l’initiateur de l’économie politique, et à celui d’Edgeworth (1881), l’inventeur du calcul économique, alors que chez les stratégistes, il est remonté, comme il se doit, aux legs de Guibert (1779) et de Clausewitz (1830). Pour l’époque contemporaine, à laquelle il fait allusion tout au long de son livre, c’est l’œuvre de von Neumann et Morgenstern (1945-1953) concernant l’application de la théorie des jeux aux comportements économiques, qui retient surtout son attention, d’autant qu’il nous démontre que Schelling (1960) et Rapoport (1962) en ont fait usage dans leurs travaux sur les doctrines de dissuasion nucléaire. Il attache aussi une particulière importance aux apports de Richardson (1946) sur la modélisation mathématique de l’espace international et il évoque une « théorie du chaos » qui pourrait en résulter. Enfin, il retient avec intérêt les idées du mathématicien français Thom, dont la « théorie des catastrophes » pourrait trouver une application dans l’étude du phénomène « crise », si spécifique à notre époque.
Utilisant donc cette « boîte à outils » conceptuels, pour parler maintenant comme notre maître l’amiral Castex, Christian Schmidt poursuit son exploration comparative des idées sur le thème qu’il s’est fixé, en examinant de plus près comment l’économiste pense la guerre, et l’interprétation qu’en ont donnée de leur côté stratégistes et polémologues. Au cours de cette recherche, il aborde, pour les commenter de façon là aussi originale, nombre de sujets d’actualité, comme : la qualification économique des activités de défense, la signification économique des doctrines stratégiques, la notion de « guerre économique » (qu’il récuse comme un « monstre logique »), l’application à la guerre de la stratégie d’entreprise, l’approche « cataclysmique » des phénomènes belligènes (il rend alors un hommage justifié à Bouthoul), l’« épidémiologie des conflits » (dont il esquisse le rapprochement avec la biologie médicale, avant d’évoquer celui de la polémologie avec la météorologie), le recours aux mathématiques dans l’analyse des systèmes (qui nous offre une autre approche du phénomène « crise »), ou encore la suggestion que l’évolution des relations internationales pourrait connaître des cycles, phases et inflexions (à la façon de Kondratieff, c’est nous qui le précisons).
Suit alors une réflexion très savante sur les rapprochements qui peuvent exister entre efficacité militaire et efficacité économique. Elle part de l’analyse de la notion d’« économie des forces », que nous a léguée Guibert il y a deux siècles, pour aboutir à celle des stratégies de dissuasion nucléaire de notre époque, ces dernières se prêtant mieux que toutes autres aux méthodes du calcul économique dans la mesure où on y retrouve les jeux d’opposition risque/enjeu et coûts/avantages. Cela amène notre auteur à « mettre en question » incidemment la rationalité de la dissuasion (mais non son efficacité), et à critiquer l’éloge qu’on a l’habitude de faire à son sujet de l’incertitude (« le ressort logique de la dissuasion repose [en effet] sur la certitude que le dissuadeur mettra à exécution la menace à laquelle il s’est engagé »).
Dans le dernier chapitre de son livre, Christian Schmidt nous démontre qu’il existe bien une articulation entre les aspects économiques et militaires de nos sociétés contemporaines, à partir de deux exemples : l’armement et les crises. Lorsque, tout récemment, il a présenté son ouvrage devant l’Institut français des relations internationales (Ifri), il a choisi trois autres exemples d’une actualité encore plus immédiate, à savoir : le déroulement de la récente guerre du Golfe, la « guerre économique » que mènerait en Europe le Japon et le problème que pose à l’URSS son désengagement d’une « économie de guerre ». Mais à l’issue de ces réflexions qui, tout à la fois, ont rapproché et éloigné l’homo economicus de l’Homo bellicus, notre auteur en revient à la déclaration qu’il avait placée au début de son livre et qui pourrait donc lui servir aussi de conclusion : « Le fait que raison économique et raison stratégique soient, en définitive, irréductibles l’une à l’autre ne signifie pas qu’elles soient mutuellement étrangères, ni que leur utilisation soit mutuellement exclusive ».
On pourrait alors philosopher longuement sur les rapports de l’économie et de la puissance, sujet particulièrement ouvert aux controverses de nos jours, car après avoir proclamé que l’économie était désormais le seul critère de la puissance (dans l’euphorie de la réunification de l’Allemagne), on a pu constater qu’il n’en était rien en fait (à observer le rôle de la même Allemagne pendant la crise du Golfe). Il faudrait d’ailleurs probablement faire désormais une distinction entre économie et finance, puisqu’il est notoire que la maîtrise des flux financiers échappe de plus en plus aux États nations. Il faudrait peut-être aussi opérer une autre distinction entre économie et industrie, si, comme vient de le déclarer notre Premier ministre, « ce n’est plus l’économie mais l’industrie qui est au cœur de la compétitivité et de la souveraineté des nations ». À l’issue de toutes ces réflexions, il serait très intéressant de se livrer à un essai de définition de la notion de puissance à notre époque. Sa claire perception nous paraît en effet particulièrement importante pour orienter l’avenir d’une puissance moyenne comme la France, puisqu’elle paraît hésiter actuellement entre la poursuite de sa vocation universelle, la limitation de cette vocation à la seule Europe et le refuge dans une ambition essentiellement mercantile à la façon de ses grands voisins.
Il y aurait là le thème d’un futur ouvrage que nous suggérons donc à Christian Schmidt d’entreprendre. Pour le moment, remercions-le d’avoir mis à notre disposition quelques outils immédiatement disponibles pour nous aider dans l’analyse des problèmes courants de nos disciplines respectives. Il s’agit surtout d’analogies, mais celles-ci peuvent être initiatrices de réflexions nouvelles, ou encore d’une sémantique, mais un langage nouveau peut aider à la compréhension mutuelle, ou enfin de formulations mathématiques ou de présentation matricielle, lesquelles obligent les analystes à faire un inventaire approfondi des données des situations conflictuelles dont on leur a confié l’examen.
Rappelons-nous cependant que la présentation par les mathématiques n’entraîne pas en elle-même des miracles. Comme le traitement par l’informatique, elle ne restitue que ce que l’homme lui a enseigné, et l’homme ne peut pas lui apprendre les incertitudes du comportement humain. C’est ce qu’avait relevé avec un particulier intérêt Henri Guitton, lorsque, au cours du séminaire dont il a été question au début de cet article, l’auteur de ces lignes lui avait lancé : « Mais la peur n’est pas quantifiable ! ».
Il importe enfin de garder présent à l’esprit que « l’homo politicus prend définitivement le pas sur l’homo strategicus et lui enjoint de se cantonner dans ses fonctions instrumentales », ainsi que l’a très bien dit Lucien Poirier. Il en est de même, et probablement bien davantage encore, pour l’homo economicus. Or, comme on l’a constaté récemment chez Saddam Hussein, les décisions de l’homme politique ne sont pas toujours dictées par la raison, à supposer que la raison soit universelle, et non pas largement inspirée, comme nous aurions tendance à le croire, par la culture… ♦