Défense à travers la presse
L’éclatement de l’Union soviétique accroît-il le danger nucléaire par le fait que certaines républiques devenues indépendantes seraient détentrices d’armes nucléaires tactiques ? On pourrait alors imaginer l’application du système de la double clé. Cela ne modifie pas cependant la nature du nouveau rapport de force qui s’instaure. Si le danger ne grossit pas, du moins change-t-il d’aspect, ce qui inquiète certains de nos confrères comme certains responsables politiques : M. Genscher, ministre allemand des Affaires étrangères, fin août, n’avait pas hésité à soulever le problème.
Que va devenir l’arsenal nucléaire soviétique ? Il ne s’agit pas là d’une querelle d’école mais d’une réalité angoissante, estime Marc Dufresse dans Le Quotidien de Paris du 28 août 1991 :
« Un simple regard sur la carte montre bien que la force stratégique soviétique est disséminée sur l’ensemble du territoire. Même si pour l’essentiel les moyens de destruction nucléaires sont stationnés sur le territoire de la vaste République de Russie. Que les armes nucléaires de l’URSS soient ainsi disséminées n’a rien que de très normal. Il s’agit par la dispersion de rendre plus difficile et surtout moins efficace une éventuelle première frappe adverse. Mais voilà qui, demain, peut poser un grave problème à la communauté internationale et aux États-Unis en particulier. Tout laisse croire que ce sera la Russie qui récupérera la plus large part de l’arsenal soviétique. Encore conviendra-t-il de s’en assurer et de vérifier que des républiques instables ne pourront pas disposer de la moindre part de cet héritage. Quant à la Russie, elle se substituera de facto à l’Union soviétique dans le rôle de seconde puissance nucléaire mondiale : une lourde responsabilité pour qui n’a pas les données stratégiques ni l’habitude des grandes négociations internationales sur le désarmement. Avec l’Union soviétique, l’Occident était parvenu à un modus vivendi qui, par le biais de l’équilibre de la terreur, c’est-à-dire de la parité nucléaire, a pu préserver la paix du monde durant plus de quarante ans. Rien ne prouve que, brutalement élevée au rang de puissance nucléaire, la Russie respectera toujours les règles du jeu. Bien entendu, rien non plus ne prouve le contraire. L’effondrement de l’empire soviétique ne va pas manquer de mobiliser les stratèges américains qui savent que leur concept d’emploi de l’atome et toute leur doctrine de riposte graduée sont désormais obsolètes. Il va falloir tout revoir et ce n’est pas simple ».
En fait, le problème qui se trouve posé est celui de la dissémination nucléaire. Il est peu probable, comme l’évoque notre confrère, que la Russie se conduise à l’avenir avec moins de circonspection que l’URSS, du moins vis-à-vis de l’Occident. L’Union soviétique se prévalait d’une idéologie à vocation mondiale : tel n’est plus, pour l’instant, le cas de la seule Russie. Tout juste peut-on imaginer qu’elle agite la menace nucléaire contre une des républiques voisines pour la contraindre à ne rien faire qui puisse l’indisposer. L’affaire présenterait alors des risques si cette république disposait d’un reliquat d’armes nucléaires tactiques… On ne peut nier que de nouvelles incertitudes apparaissent. C’est celle que prend en compte Jacques Duquesne dans La Croix du 18 septembre 1991 :
« Le danger atomique est peut-être plus grand aujourd’hui qu’hier en raison des incertitudes qui règnent sur l’avenir de l’URSS, l’attitude des chefs de l’Armée rouge, les extrémités auxquelles peuvent conduire la misère, le malheur et le désordre dans cet immense territoire… En juillet, après neuf années de discussions, George H.W. Bush et Mikhaïl Gorbatchev signaient à Moscou le traité sur la réduction des armes stratégiques. Seulement voilà : la fragilité d’un des signataires est apparue depuis de manière aveuglante et inquiétante. François Mitterrand y songeait à coup sûr lorsqu’il a proposé une réunion des quatre puissances atomiques présentes en Europe. Le danger nucléaire existe d’ailleurs sous une autre forme : celui des armes dites tactiques, par exemple le missile français Hadès. Il ne s’agit plus, a indiqué M. Mitterrand, d’en fabriquer que 30 et de les stocker au lieu de les rendre immédiatement opérationnels. Dans ces conditions, on peut se demander à quoi bon ? Tout simplement pour disposer d’un atout permettant un jour de s’asseoir à la table des négociations ; des négociations qui pourraient amener Américains et surtout Soviétiques à réduire non seulement leur arsenal stratégique mais, cette fois, leur arsenal tactique. Surtout les Soviétiques, car les nouveaux États nés de l’éclatement de l’URSS pourraient facilement mettre la main sur ces missiles tactiques. Et nul ne sait comment ces États vont évoluer. Si l’on ajoute que certains pays du Sud sont près de disposer de l’arme nucléaire (l’Irak n’en était vraiment pas loin), on doit conclure que, paradoxalement, le danger nucléaire s’accroît ».
Énoncée de la sorte, la conclusion de Jacques Duquesne est par trop alarmiste. S’il est vrai que se multiplient les risques, le danger réel est bien moindre pour les puissances occidentales que certains États proche-orientaux ou asiatiques. Pour les États solidement constitués, le facteur nucléaire reste un élément de dissuasion. Il est vrai qu’aux yeux d’autres pays moins stables, il peut paraître comme le moyen de réaliser leurs visées. Nous ne pouvons négliger cet aspect des choses, d’autant moins que la tragédie de Tchernobyl nous a appris le péril auquel nous soumet la moindre déflagration nucléaire. Nous sommes, à coup sûr, à un tournant dans les problèmes de sécurité et s’il est courant d’afficher le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, cela ne doit pas sous-entendre pour eux le droit de se doter de certaines technologies.
Dans ces conditions, comment interpréter le langage de certains hommes politiques qui souhaiteraient restreindre le budget de la défense sous prétexte de toucher « les dividendes de la paix » ? La guerre du Golfe, l’intervention au Zaïre ainsi que d’autres événements du même ordre nous font une obligation de disposer d’une armée à la hauteur des défis à relever. Si notre dissuasion à caractère minimal est satisfaisante, il n’en va pas de même en d’autres secteurs, notamment en ce qui concerne la marine de surface ou les transports aériens long-courriers.
Dans Le Monde du 3 septembre 1991, Jacques Isnard passe en revue le budget de 1992, soulignant l’acharnement de M. Pierre Joxe pour qu’il ne soit pas amputé de manière inconsidérée. Le titre de cet article reste toutefois éloquent : « la défense au ralenti ». Et il n’y a rien de démagogique dans cet intitulé :
« Les observateurs de la scène internationale ont beau jeu de faire remarquer que l’Europe, secouée par les graves crises en Yougoslavie et en Union s, tend à se balkaniser avec toutes les menaces de déstabilisation que cela implique pour la sécurité globale du continent et que la France risque, d’autre part, d’être de plus en plus entraînée par la nécessité de devoir sauvegarder les intérêts de ses nationaux dans des zones de la planète, en Afrique, à Madagascar ou au Proche-Orient, où l’urgence des situations peut exiger une réplique militaire… ».
Ensuite, Jacques Isnard analyse ce projet de budget dont l’enveloppe a fait l’objet d’une sévère confrontation entre M. Pierre Joxe et M. Pierre Bérégovoy :
« Ce dont M. Joxe aurait le moins à se plaindre est sans doute le montant des crédits de fonctionnement… Où le bât blesse en réalité, c’est le montant du budget d’équipement pour 1992. Certes, le ministre de la Défense a obtenu ses 103,1 milliards de francs à l’arraché. Mais, dès le début, il avait estimé les besoins des armées à environ 110 Md F. Depuis, il y aura bientôt deux ans, le ministère de la Défense est en retard à chaque budget annuel de quelque 7 Md F sur les objectifs de la programmation militaire. Et ce ralentissement des dépenses est cumulatif… La tendance lourde, celle que traduira la programmation militaire en cours d’élaboration, demeure bien une décélération des crédits de la défense d’ici à la fin du siècle. Le ministre de la Défense a seulement refusé qu’elle commence en 1992 dans la précipitation avec un budget d’équipement de 98,5 Md F qui l’aurait contraint de sabrer dans les commandes de matériels, sans un véritable plan à long terme qui organise et encadre la rétraction inéluctable du dispositif militaire. Depuis 1981, en vérité, cette moindre croissance de l’effort de défense est inscrite dans les faits. À deux exceptions près, qui sont les années 1983 et 1987 où elle a été respectivement de 3,92 % et de 3,8 %, la part du Produit intérieur brut marchand (PIBm) consacrée aux armées a constamment décliné, passant de 3,87 % en 1981 à 3,37 % en 1991. L’an prochain, avec un budget total de 196 Md, ce taux pourrait être de 3,25 % alors qu’il a failli être de 3,16 % avec l’enveloppe plafond en juillet. Au début de l’an prochain le Parlement sera appelé à dire s’il est prêt à entériner cette décélération des crédits de la défense au sein d’une programmation de six années couvrant la période 1992-1997, avec la possibilité d’une révision à mi-parcours de la loi, dans trois ans, pour de nouvelles corrections à y apporter ». ♦