L’Allemagne unie dans la nouvelle Europe
Renata Fritsch-Bournazel est une de nos meilleures spécialistes des affaires allemandes, comme nos lecteurs le savent puisqu’ils ont pu apprécier certaines de ses analyses dans notre revue. Il y a trois ans, nous leur avions présenté le livre qu’elle venait de faire paraître alors et intitulé L’Allemagne : un enjeu pour l’Europe, et aujourd’hui, sous le titre L’Allemagne unie dans la nouvelle Europe, c’est le même thème qu’elle se propose d’actualiser. En effet, comme elle le note avec humour dans son introduction, si la question allemande est restée ouverte tant que la porte de Brandebourg fut fermée, on ne peut pas dire qu’elle soit fermée maintenant que la frontière interallemande n’existe plus. Et il reste ainsi encore de la responsabilité des Allemands des jeunes générations de manifester « clairement et ouvertement (leur) volonté, non pas d’une Europe allemande, mais d’une Allemagne européenne », comme le leur recommandait déjà, au début des années 1950, Thomas Mann, à son retour d’exil.
Pour les inciter à emprunter cette voie, mais surtout probablement pour nous aider à les comprendre, Renata Fritsch-Bournazel nous présente, avec le sérieux et suivant la méthode que nous lui connaissons, une analyse très documentée de tous les événements survenus dans les deux Allemagnes jusqu’à leur réunification, c’est-à-dire depuis 1945 jusqu’à la « révolution d’octobre » de 1989, au cours de cet « automne des peuples » qui a abouti à la « chute du mur », événement qui n’a pu qu’émouvoir particulièrement notre amie puisqu’elle est née à Berlin.
Mais avant d’entreprendre cette analyse, l’auteur nous rappelle opportunément que « l’Allemagne patrie unie », que chantait l’hymne de la République démocratique d’Allemagne (RDA), n’était pas considérée par les Allemands comme proclamant un slogan nationaliste. Pas plus que n’avait été chauvine et agressive à l’origine, la première strophe – « Deutschland über alles » – du Deutschlands Lied, puisqu’elle avait été composée en 1841 par l’opposition libérale de l’époque, pour réclamer l’unification face au morcellement étatique de la Confédération germanique. Elle nous apprend aussi que la Wartburg, en RDA, ce haut lieu où Luther avait en 1521 traduit le Nouveau Testament du grec en allemand, établissant du même coup les bases de la langue allemande écrite, avait été également celui où en 1817 des étudiants avaient organisé des manifestations restées célèbres, pour protester, eux aussi, contre ce morcellement de la Confédération et réclamer des institutions libérales. Pour les Allemands, nous avons de la peine à le comprendre nous Français qui avons un long passé d’État-nation, la nation représente avant tout une communauté de culture, de souvenirs et d’espoirs.
Ces données de base doivent être prises en considération quand on examine l’attitude de l’Allemagne face aux trois défis auxquels elle se trouve désormais confrontée : celui de la réunification au plan intérieur, celui du devenir de la Communauté européenne et enfin celui de sa « politique à l’Est ». Du premier défi, qui pose encore des problèmes importants, ce qu’on avait eu tendance à oublier dans l’euphorie de la réunification, Renata Fritsch-Bournazel nous parle peu. Il ne faut pas s’en étonner, puisque d’une part, son analyse s’arrête au 31 décembre 1990, soit moins d’un mois après les premières élections législatives en Allemagne réunifiée, et d’autre part, tel n’est pas son propos, puisqu’elle entend traiter surtout des relations de l’Allemagne nouvelle dans « l’Europe en mouvement », c’est-à-dire pour l’essentiel à l’égard de la Communauté européenne et face à la « question russe ».
En ce qui concerne les premières, elle nous commente d’abord, et comme dans tout l’ouvrage avec une documentation exceptionnelle à l’appui, les principales étapes de l’« européanisation » de la République fédérale d’Allemagne (RFA). Elle remarque alors que la RDA, quant à elle, ne s’est jamais sentie un pays européen, contrairement à ce que n’ont cessé d’être la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie. Elle examine ensuite le dilemme posé par les priorités à attribuer, devant cette situation, à l’approfondissement ou à l’élargissement de la Communauté. Elle se prononce en définitive pour « une politique à long terme permettant à l’Europe centrale et orientale de se rattacher au dynamisme et au pluralisme de l’Europe occidentale, et ouvrant ainsi la voie à une réunification de l’Europe dans le champ de gravité de la Communauté ». Elle considère par ailleurs qu’il faut aider matériellement les pays de l’Est et que l’idée d’un plan Marshall ouest-européen à leur profit ne serait pas hors de nos moyens.
Abordant alors l’« Ostpolitik », notre auteur souligne le rôle majeur joué par la coopération germano-américaine dans l’acceptation par l’URSS que l’Allemagne unie continue à faire partie de l’Otan, réalisant ainsi un « record du monde de la diplomatie ». Elle aurait pu également mentionner le remarquable esprit de décision de l’équipe Kohl-Gensher, qui a su foncer, sans se préoccuper du reste, dans une « fenêtre d’opportunité ». Mais le test définitif de leur réussite reste encore l’exécution de l’accord de principe alors réalisé au sujet du statut politico-militaire de l’Allemagne, ce qui dépend pour une bonne part de l’évolution du pouvoir en Union soviétique, question devenue subitement d’une angoissante actualité puisque nous apprenions le coup d’État contre M. Gorbatchev au moment de signer cette chronique.
Comme le rappelle Renata Fritsch-Bournazel, « la question allemande a toujours revêtu une double nature… : la recherche de l’existence étatique de l’Allemagne et de sa position en Europe…, (et) en même temps, le problème du développement de la démocratie… ». En ce qui concerne le dernier de ces aspects, « l’ancrage à l’Ouest » d’une Allemagne qui est dotée maintenant d’une Constitution libérale et démocratique lui paraît une garantie suffisante. Et pour l’autre, elle n’envisage pas le retour d’une politique de balance entre l’Est et l’Ouest, c’est-à-dire que « Rapallo remplace Yalta » comme le redoutent certains Français. Elle n’a donc pas peur du « fantôme de Rapallo », alors qu’elle le connaît mieux que quiconque, puisque c’est sur le « mythe de Rapallo » qu’elle a soutenu sa thèse de doctorat en sciences politiques. Elle pense en effet que l’« unification sous l’égide de l’Ouest crée pour les Allemands une situation inédite, dans laquelle pour la première fois s’offrent (à eux) la chance d’être à la fois partie intégrante de la Communauté de valeurs occidentales, et de constituer en même temps un pont vers l’Est ».
Notre auteur s’efforce ensuite de proposer à l’« Allemagne nouvelle » quelques « lignes d’avenir », concernant en particulier son statut intérieur, son rôle en Europe et ses responsabilités à l’échelle mondiale. Elle le fait avec prudence, lorsqu’elle aborde des sujets aussi brûlants que celui de « Berlin, centre ou périphérie », résolu depuis suivant ses vœux, car pour elle, comme l’avait écrit Dominique Moïsi, « Berlin est l’évidente capitale de l’Allemagne unie ». Ou lorsqu’elle soulève celui encore plus brûlant aux yeux des Français, que constitue la revendication émise discrètement par certains Allemands de voir attribuer à leur pays un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Quant au dilemme souvent évoqué sous la forme simplificatrice : l’Allemagne géant économique, nain politique, elle estime que « nos concepts de référence au statut de grande puissance mondiale correspondent à des schémas en partie dépassés », mais que « les responsabilités internationales s’accroissent fatalement à la mesure de son influence dans le monde ». Toutefois, elle ne fait pas fi des capacités militaires, puisque, tirant les enseignements de la crise du Golfe, elle considère que le gouvernement fédéral devra aborder la modification de la Loi fondamentale, « en vue de permettre, d’une façon juridiquement incontestable, la participation à des actions militaires dans le cadre des Nations unies ».
Il nous reste à évoquer pour finir le sujet le plus important à nos yeux, celui des relations franco-allemandes auxquelles Renata Fritsch-Bournazel a consacré toute son énergie, toute son intelligence et tout son cœur. Elles sont « à l’épreuve » actuellement, reconnaît-elle, et elle ajoute : « Rien ne sera plus comme avant ». Mais elle nous rappelle le propos tenu en 1945 par Joseph Rovan, lorsque, à son retour des camps de concentration nazis, il avait commencé à militer pour la réconciliation franco-allemande : « La France aura l’Allemagne de ses mérites ». Et elle prend à son compte sa récente recommandation : « Il n’y a pas d’autre remède aux craintes françaises et à l’émotivité allemande qu’une accélération et un approfondissement du processus d’intégration à douze ». Enfin, elle fait sienne cette affirmation de Helmut Schmidt, dont il nous est apparu personnellement depuis longtemps que les Allemands étaient pleinement conscients : « La nation française est la seule qui puisse légitimer l’unité allemande aux yeux de tous nos autres voisins ».
De quoi les relations futures franco-allemandes seront-elles faites ? Il est bien difficile de l’imaginer en ces jours où apparaissent à certains comme un « retour de l’histoire » les divergences qu’on a pu constater entre Européens au sujet des événements de Yougoslavie, ou encore les solennités qui ont entouré le retour à Potsdam des cendres de Frédéric II, ce roi-soldat, mais qui fut aussi philosophe et francophile. Continuons donc à espérer que « l’Europe (restera) l’affaire combinée de la France et de l’Allemagne ensemble », comme l’avait proposé à Colombey en mars 1966 le général de Gaulle à Konrad Adenauer. Il est d’ailleurs toujours permis d’espérer, puisque, notre auteur nous le rappelle, « le rétablissement de l’unité allemande relève de l’irruption du prodige dans la politique ». Elle nous apprend aussi que le vocabulaire chinois dispose d’un même idéogramme pour désigner le concept de chance et celui de crise. Alors pourquoi n’en serait-il pas de même dans le vocabulaire politique franco-allemand ?
C’est donc avec cet espoir, ou plutôt cette espérance, que nous quittons le dernier ouvrage de Renata Fritsch-Bournazel, où elle a voulu nous présenter un récit commenté d’histoire contemporaine plutôt qu’un essai de prospective. Elle nous a expliqué ainsi la « question allemande » avec son expérience incomparable et de façon remarquablement documentée ; en effet, les principaux textes de référence sont reproduits dans l’ouvrage et une bibliographie abondante nous est offerte, ainsi qu’une chronologie détaillée des événements évoqués et un très bon index. Le tout est fort soigneusement présenté dans l’excellente collection de livres de poche « Questions du XXe siècle » des Éditions Complexe, qu’il convient de féliciter, après l’auteur, pour mettre de la sorte à la disposition du grand public un texte de cette qualité. ♦