La puissance soviétique et la mer. Aux origines de la perestroïka
Commenter un livre sur la puissance soviétique peut paraître un exercice sensiblement surréaliste, alors que l’Union soviétique est en train de se désintégrer chaque jour un peu plus sous nos yeux. Et faire référence à la perestroïka est devenu franchement anachronique, puisque cette tentative de réformer le système soviétique de l’intérieur a maintenant spectaculairement échoué. Mais il faut préciser que l’ouvrage dont nous allons parler a été publié au début de l’année, et par conséquent longtemps avant le putsch du Kremlin.
Ses auteurs, qui appartiennent au laboratoire d’histoire maritime de la Sorbonne-CNRS (Centre national de la recherche scientifique), ont eu pour animateur Alain Guillerm. Nos lecteurs se rappellent peut-être, puisque nous avons eu l’occasion d’y faire allusion dans un article intitulé : « À quoi servent leurs marines ? », que ce dernier a déjà publié en 1985 un livre, préfacé de façon élogieuse par Fernand Braudel dont il avait été le disciple, intitulé très poétiquement La pierre et le vent, et sous-titré plus explicitement Fortifications et marines de l’Occident. Nous avions alors été amené à faire quelques réserves sur les conclusions de cet ouvrage, lorsque, abandonnant son propos historique, il s’était aventuré à porter des jugements péremptoires sur les stratégies maritimes de notre époque. Nous avions par contre apprécié du même auteur, et nous l’avions écrit dans ces colonnes, le Défi celtique publié un an plus tard, qui soulignait en particulier le rôle des Celtes dans la vocation maritime de l’Angleterre, et aussi dans ce que notre pays a pu conserver d’aspiration en direction du grand large.
Le nouveau livre que nous présente Alain Guillerm en compagnie de ses coauteurs, après nous avoir rappelé les relations de la Russie et de la mer jusqu’à la révolution d’Octobre, relate le prodigieux développement de la marine de guerre soviétique entre 1956 et 1986 sous l’impulsion de l’amiral Gorshkov, qui est resté ainsi à sa tête pendant trente ans. Mais là encore, il tire des caractéristiques techniques des bâtiments de guerre et des systèmes d’armes de cette marine, telles qu’il les perçoit, des conclusions qui peuvent prêter à discussion quant à la stratégie qu’elle aurait mise en œuvre en cas de guerre généralisée. Il aurait été plus conforme aux compétences des auteurs et aussi plus intéressant pour tous, puisque les études de ce sujet s’arrêtent à la fin des années 1970 avec l’ouvrage de Stephen Kaplan Diplomacy of power. Soviet Armed Forces as a Political Instrument, qu’ils entreprennent de rechercher comment, sous Brejnev, la marine soviétique avait contribué à soutenir l’expansionnisme de l’URSS à travers le monde ; c’est-à-dire comment elle avait effectivement mis en œuvre la stratégie que Gorshkov avait lui-même exposée dans un ouvrage publié en 1976 dont le titre, The Sea Power of the State, résumait bien le concept dominant, lequel s’apparentait ainsi à ce que, quant à nous, nous appelons « la diplomatie navale ».
Il est vrai que l’on s’est beaucoup interrogé pendant la guerre froide sur la stratégie maritime de l’Union soviétique en cas d’hostilités. Hervé Coutau-Bégarie avait en 1983, c’est-à-dire à l’issue de l’ère Brejnev, fait le point des connaissances et réflexions occidentales à ce sujet dans son ouvrage La puissance maritime soviétique, qui fait autorité en la matière. Il y privilégiait ce que l’on peut appeler la théorie MacGwire, du nom de l’analyste américain qui en a été le promoteur, laquelle mettait l’accent sur les missions défensives de la marine soviétique, et en particulier sur celle qu’il lui attribuait pour le soutien de la composante navale des forces nucléaires stratégiques. En 1989, c’était encore l’interprétation de Donald Daniel, directeur du département stratégie du Naval War College américain, comme il ressort de l’article que l’auteur de ces lignes avait traduit pour être publié dans la Nouvelle Revue Maritime, intitulé « Les deux stratégies possibles de la marine soviétique ». La seconde de ces stratégies, considérée comme moins probable, était plus classiquement l’attaque des lignes de communications de l’Occident.
Mais l’originalité et par suite l’intérêt du livre que nous commentons aujourd’hui sont ailleurs. Il nous présente en effet une analyse très documentée du développement des marines de pêche, de recherches océanographiques et de commerce soviétiques, en mettant l’accent sur l’effort de pénétration, souvent couronné de succès, qu’elles avaient entrepris sur le marché international. L’ouvrage tend ainsi à nous démontrer que la perestroïka avait reçu à cet égard un début d’application, et c’est ainsi qu’il mérite la référence « aux origines de la perestroïka » que comporte son intitulé. Il défend aussi à cette occasion une idée qui mérite réflexion, à savoir l’intérêt économique que présente la continuité des liaisons par mer, par voies ferrées ou par canaux. Cet intérêt, l’Union soviétique paraissait en effet l’avoir bien compris, et aussi, plus récemment, les États-Unis, le Japon et les pays de l’Europe du Nord, mais pas encore la France estiment les auteurs, ce qu’ils déplorent car elle pourrait être « la tête de pont océanique » de notre continent.
Mais que va-t-il advenir de ces efforts dans une Union « éclatée », et plus particulièrement de la Voenno Morskoy Flot, c’est-à-dire de la flotte de guerre soviétique ? Le point de la situation de cette dernière avait été fait il y a un an, avec l’autorité qu’on lui connaît, par Jean Labayle-Couhat, dans un article paru dans la Revue Maritime sous le titre « Qu’en est-il du désarmement naval soviétique ? ». L’auteur y constatait que de nombreuses unités de surface et sous-marines étaient envoyées à la ferraille, mais que dans le même temps la marine soviétique se modernisait rapidement avec de nombreuses constructions en cours, ce qui lui permettrait de disposer prochainement d’une flotte plus puissante et mieux équilibrée qu’actuellement, appuyée en outre par une aéronautique navale elle aussi plus moderne. Comme on le sait, le processus de désarmement entamé entre l’Est et l’Ouest n’a pas jusqu’à présent concerné les forces navales, sinon indirectement pour les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) en raison du traité START qui laisse encore à chacune des deux parties la possibilité de disposer d’au moins 18 unités, lesquelles ne manqueront pas d’être choisies parmi les plus performantes.
Mais qui peut dire ce qu’il va advenir de la flotte soviétique à l’issue des événements qui se succèdent là-bas ? On constate que ses chefs ont adopté jusqu’à présent un profil bas au cours de ces événements, mais qu’en est-il des équipages, issus dans leur quasi-totalité de la conscription ? Et les capacités de cette flotte ne peuvent pas ne pas être concernées par l’éclatement de l’Union, comme c’est déjà le cas en Baltique avec l’indépendance des États baltes, succédant à la disparition des facilités dont elle disposait en Pologne et en République démocratique d’Allemagne (RDA). Ce sera peut-être aussi le cas prochainement en mer Noire, puisque les bases de Crimée se trouvent en Ukraine. Avis donc aux futurs auteurs : il est encore prématuré d’écrire un nouveau livre sur la Russie et la mer, et encore davantage de s’essayer à y traiter de stratégie. ♦