Les débats
• Parmi les Orsa, combien deviennent officiers d’active ?
En 1992, il est prévu de recruter, sur 650 officiers d’active, 10 Orsa. Pour la Marine, c’est de l’ordre de deux ou trois par an. En fait on ne peut pas tabler sur une moyenne, car les différences sont grandes d’une armée à l’autre.
• Existe-t-il une étude sur la manière dont la société civile considère la fonction militaire ?
Le Sirpa fait des enquêtes régulières sur l’opinion qu’ont les Français en matière de défense, mais je ne crois pas qu’il ait abordé ce sujet en particulier. Ce serait intéressant, mais tout dépend de la situation sociale des personnes qui seraient interrogées et les réactions seraient fort différentes d’un milieu social à l’autre. L’image globale avantages/contraintes ne doit pas être si bonne qu’on peut l’imaginer, car les candidatures ne dépassent guère le nombre des places offertes et souvent il y a même déficit.
• L’Armée de l’air attire plus que toute autre, car elle est plus récente et présente des aspects techniques qui intéressent les jeunes. D’autre part a-t-on établi une comparaison entre les modes de vie des militaires et des civils : mariages, divorces, familles nombreuses, etc. ?
L’Armée de l’air bénéficie en effet des attraits que vous signalez, mais elle tire avantage d’être proche du modèle industriel, notamment pour les sous-officiers. C’est ce qui explique que dans cette armée officiers et sous-officiers soient très proches du modèle régnant dans la société civile au niveau national. Les régimes matrimoniaux se correspondent et la situation de famille, quant au nombre d’enfants, est identique à celle des professions intermédiaires. De même, dans l’Armée de l’air les femmes de sous-officiers sont les plus nombreuses à travailler. D’une manière générale, dans les armées le modèle majoritaire reste le mariage, mais on constate dans les nouvelles générations une part significative de vie de couple hors mariage. S’il y a décalage par rapport à la société civile, il tend à se réduire d’un recensement à l’autre. Comme les cadres supérieurs, les officiers supérieurs ont tendance à avoir plus d’enfants que la moyenne nationale. En ce qui concerne le divorce, il faut examiner la question par générations : les couples qui se sont mariés dans les années 80 vont aboutir au divorce pour 25 % d’entre eux ; cela correspond à la moyenne nationale, mais c’est une augmentation significative par rapport aux couples qui se sont mariés dans les années 70 ou auparavant. Enfin, le fait que le militaire soit amené à risquer sa vie ne l’incline pas plus que d’autres à souscrire des assurances particulières, on s’en est rendu compte lors de la guerre du Golfe. Il est vrai que l’administration couvre fort bien les risques encourus lors d’opérations à l’extérieur et qu’il peut paraître inutile de solliciter des contrats supplémentaires.
• Il semble qu’il existe finalement une réelle homothétie entre la société militaire et la société civile ; or, ce n’était pas le cas antérieurement. Y a-t-il en fait une évolution des caractéristiques de la société militaire ?
Tout d’abord, il n’a pas été fait état de la disponibilité d’un certain nombre de militaires qui en unités opérationnelles et indépendamment de tout conflit font entre soixante et soixante-dix heures par semaine. Même si cette situation ne touche qu’un faible pourcentage de militaires, cela existe. En fait, la charge de travail pour le personnel militaire est élevée puisque l’enquête conduite en 1991 par l’Observatoire social de la défense a montré que le temps de présence sur une semaine de 168 heures a été de 45 % dans l’Armée de terre, de 57 % dans la Marine, 47 % dans l’Armée de l’air, 60 % dans la Gendarmerie. C’est en effet considérable, alors qu’un salarié moyen régi par le Code du travail donne 23 % de son temps à l’accomplissement de sa vie professionnelle.
Ce qui frappe l’historien, c’est effectivement ce rapprochement entre la société militaire et ce qu’on nomme la société civile. Mais encore faudrait-il distinguer les périodes. Tout au long des années 1940-1955, la différence est extrêmement forte. Vers 1950, le hiatus entre la vie du militaire et celle du citoyen était fort accusé, du fait, notamment, d’une mobilité constante, de risques encourus considérables et en outre par le repliement de cette société sur elle-même. C’est sans doute moins vrai pour la période mal connue, faute de statistiques, du début du siècle, voire celle de l’entre-deux-guerres. Il y eut alors similitude en ce qui concerne le mariage, la stabilité, le taux de reproduction. La grande différence concerne le travail des femmes : la très grande majorité des épouses des officiers, entre les deux guerres, ne travaillent pas. Le mouvement auquel nous assistons actuellement contraste fort avec la période précédente, mais il a son équivalence avec la situation au cours de la IIIe République. Où la différence existe, c’est sur un autre plan qui n’est pas celui des conditions de vie objectives, mais des conditions subjectives. Le militaire tel qu’il se voit est bien souvent fort différent de ce qu’il est en réalité. Il a tendance à insister sur sa spécificité, alors que celle-ci n’est pas toujours évidente. Durant la période allant de 1890 à 1939, la spécificité du vécu militaire était incontestablement beaucoup plus forte qu’aujourd’hui, dans l’éducation des enfants, dans le style de vie, dans les relations sociales ; le milieu militaire était plus replié qu’il ne l’est actuellement. La dimension historique est fondamentale, et nous verrons peut-être une période où tout ce qui vient d’être dit paraîtra totalement faux et où les deux sociétés risqueront de s’éloigner après s’être considérablement rapprochées.
• Ce qui est frappant à l’issue de ce débat, c’est une analogie entre la société militaire et la société civile. Les problèmes qui ont été évoqués (recrutement, formation, etc.) se retrouvent dans toutes les administrations, y compris celui de la mobilité auquel doit faire face le ministère des Affaires étrangères notamment. Quelle est donc la spécificité propre à l’armée ? Ne faut-il pas songer à des formules nouvelles d’incitation ?
Il faut sans doute tout remettre à plat et tout revoir d’une autre façon. La spécificité militaire ne se définit pas par rapport à la société : elle se détermine par rapport à la mission de l’armée qui, elle, est unique et exceptionnelle.
• Il y a aujourd’hui pour l’institution militaire d’innombrables problèmes qu’elle n’avait pas connus et qui appellent des solutions neuves. Il est un point qui mérite d’être souligné au moment où la société militaire se rapproche de la société civile, c’est l’absence de liberté d’expression. Jamais le dogmatisme n’a été aussi pesant dans l’institution militaire, jamais les débats n’ont été aussi réduits. Dans l’entre-deux-guerres, dans les années 1930 à 1934, il existait une large discussion, une foule d’attitudes différentes et le livre du général de Gaulle n’est pas unique. Or, aujourd’hui l’institution militaire connaît un mutisme qu’elle n’a connu que sous le second Empire.
Certes l’armée ne peut pas se tenir à l’écart du mouvement général des mœurs, mais en cherchant ainsi à se mettre sur le même pied que la société civile n’abandonne-t-elle pas sa spécificité ? Cela ne peut que lui nuire. Une grande partie du prestige de l’institution militaire vient du fait qu’elle n’est pas semblable à la société civile. La ligne de démarcation est sans doute difficile à tracer, car il convient qu’elle s’assimile en partie à la société civile, mais il faut qu’elle lui soit extérieure. Si, à l’heure actuelle, l’institution militaire bénéficie d’une certaine considération, c’est parce qu’elle n’est pas le reflet de la société civile. Certains pourront la juger anachronique, mais c’est parce qu’elle le paraît qu’elle s’insère précisément dans la modernité, sans courir le risque qu’entraîne celle-ci, comme ce fut le cas du clergé qui a perdu son image parce qu’il s’est mis en « jeans ».
Enfin il ne faudrait pas oublier que le monde d’aujourd’hui n’est pas du tout un monde pacifié, que l’on s’égorge bien plus aujourd’hui qu’il y a dix ans. Cela soulève de nouvelles questions qui ne peuvent manquer d’attribuer une légitimité nouvelle à l’institution militaire. Les guerres ressemblent, disait Raymond Aron, aux sociétés qui les vivent ; or les guerres d’aujourd’hui ressemblent à des sociétés qui sont sauvages, malheureusement, et l’institution militaire devra en tenir compte dans sa structure comme dans son orientation et son esprit.
• Ce qui ressort de ce débat, c’est moins l’impératif de la préservation des armées, car le déchaînement de la violence est commun à toutes les formes de société, que le sentiment d’une situation nouvelle à bien des égards. Le contexte national, international, pose à la condition militaire un problème de type particulier, différent de ce qu’il fut naguère ; c’est précisément ce qu’il faut prendre en compte. ♦