La France et l’Otan – De la guerre froide au nouvel ordre européen
Voici un ouvrage arrivé fort à propos, au moment où la Communauté européenne et l’Alliance atlantique vont décider respectivement de leur avenir politique et militaire, et où la France aura par conséquent à se situer par rapport à ces nouvelles orientations. Son auteur, Frédéric Bozo, ancien de Normale Sup, de Sciences Po, et de Harvard, est un jeune chercheur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) qui s’est spécialisé dans les questions stratégiques et de sécurité. Nos lecteurs ont déjà pu apprécier le sérieux et la finesse de ses analyses, lorsqu’il publia dans cette revue, en janvier dernier, un article intitulé : « La France et l’Otan. Vers une nouvelle alliance ».
C’est ce même thème que Frédéric Bozo développe dans son livre, où, historien de formation, il a voulu asseoir sa réflexion prospective sur une étude exhaustive de l’évolution des rapports entre la France et l’Otan depuis la création de cette dernière. Il consacre à cette analyse critique du passé les trois premières parties de son ouvrage, traitant ainsi successivement « Les années 1950 », « Les années 1960 », et « Les années 1970 et 1980 ». Pour ceux qui, comme nous, ont vécu de très près beaucoup des épisodes de cette histoire, il est fascinant, et parfois aussi déconcertant, de la retrouver de la sorte décantée, aseptisée et rationalisée.
Cette constatation, nous l’avons faite surtout à propos de la relation que nous brosse l’auteur des rapports entre la France et l’Otan pendant les années 1950, qu’il résume par le diptyque « Intégration et frustration ». Pour lui l’intégration a eu alors deux acceptions : l’une à dominante politique définissait un processus d’organisation des efforts de défense nationaux sous la direction des États-Unis, et l’autre plus militaire tendait à aboutir à une fusion des forces alliées. Mais nous nous permettrons d’observer que plutôt que la « frustration », c’est le « désintérêt » à l’égard de l’Otan qui nous paraît avoir été dominant dans notre pays pendant les années 1950, ce qui était explicable puisqu’il se débattait alors dans la réorganisation de ses pouvoirs publics et dans sa reconstruction tant sociale que matérielle, et que, sur le plan militaire, il était accaparé par les guerres successives résultant de la décolonisation de son ex-empire. Cela n’entraînait pas que les controverses n’y étaient pas très vives et même passionnelles quant à son rôle futur en Europe et quant à l’avenir de ses relations avec l’Allemagne, l’Union soviétique et les États-Unis, mais elles ne concernaient pas l’Otan en tant que telle. S’il y a bien eu alors « frustration », elle fut provoquée surtout par les crises de Diên Bien Phu et de Suez, lorsqu’il apparut clairement que la solidarité des États-Unis ne s’appliquait pas hors d’Europe.
Ces remarques n’enlèvent rien au très grand intérêt des recherches historiques de Frédéric Bozo, et cet intérêt se manifeste avec éclat quand il traite « Les années 1960 », dont il résume la portée pour ce qui concerne les relations de la France avec l’Otan par le diptyque « Ruptures et continuité ». Là encore, au risque de paraître le « chipoter », nous serions tentés de lui proposer d’inverser les deux termes, tant la volonté que la France reprenne au plus vite « son rang » en ayant place à la table des Grands nous paraît avoir été vif chez certains des dirigeants de la IVe République. Ils l’ont d’ailleurs prouvé en lançant le programme d’un armement nucléaire national que le général de Gaulle trouvera très avancé lorsqu’il reviendra aux affaires. Cette continuité politique a été démontrée de façon très convaincante par Maurice Vaïsse dans un article intitulé « Aux origines du mémorandum de septembre 1958 » et paru dans la livraison été 1989 de la revue Relations Internationales, que notre auteur n’a d’ailleurs pas manqué de citer. Quant aux « ruptures », elles sont incontestables et Frédéric Bozo en démontre brillamment la « logique » d’abord politique, puis de plus en plus stratégique du fait de « l’insatisfaction » puis de l’« incompatibilité » nucléaires. Il relate ensuite de façon détaillée l’épisode du retrait des « structures militaires intégrées de l’Otan », comme l’usage s’est institué de le préciser pour rappeler que ce retrait ne concerne d’aucune façon l’Alliance elle-même.
Il entre dans le vif de son propos lorsqu’il révèle les modalités des accords Ailleret-Lemnitzer, conclus le 27 août 1967 entre le Chef d’état-major des armées (Céma) et le Commandant suprême en Europe (SACEUR). La thèse qu’il se propose de soutenir est en effet que ces accords ont été à l’origine d’une nouvelle dynamique dans les rapports entre la France et l’Otan, en constituant un cadre enfin réaliste pour leur coopération militaire dans le secteur Centre-Europe. Pour cette raison, est tout à fait novatrice en matière d’information sa relation des années 1970 et 1980, qui résulte, pour une bonne part, d’entretiens avec des responsables ou des témoins de l’époque, dont certains sont encore aux affaires, ce qui explique que les noms n’en soient pas cités. Notre auteur place cette période sous le signe « Autonomie et solidarité », et c’est cette dernière qu’il va nous démontrer, en analysant les progrès de la coopération militaire dans le secteur Centre-Europe, d’abord de 1967 à 1974, puis de 1974 à 1982, et enfin au cours des années 1980. Sur ces sujets, il apporte beaucoup de précisions sur les aspects opérationnels qui sont souvent méconnus du grand public même éclairé, puisque les analystes s’en tiennent généralement à la politique déclaratoire qui, de part et d’autre, est restée stéréotypée depuis 1966, au point d’avoir créé à ce sujet une sorte de « langue de bois » ; et Frédéric Bozo, qui ne cache pas ses sympathies gaulliennes, d’insinuer que ce retrait était non seulement la condition sine qua non de l’efficacité de cette coopération, mais encore qu’il fut conçu à cette fin.
Après avoir passé en revue les évolutions nucléaires en Europe qui ont abouti, d’après lui, à « une réduction de l’antinomie stratégique France-Otan », notre auteur dresse un bilan des rapports à la veille des bouleversements européens de 1989-1990. Pour lui ce bilan était franchement positif au plan militaire, celui qui est le plus méconnu, puisque la disponibilité du corps de bataille aéroterrestre français comme force de réserve générale du théâtre Centre-Europe était devenue essentielle et était reconnue comme telle de part et d’autre. Sur le plan stratégique, le bilan restait cependant plus nuancé dans la mesure où les stratégies des deux parties avaient encore leur logique propre, car elles conservaient une conception divergente du seuil nucléaire et de l’élargissement de la dissuasion. Cependant, sur le plan politique la situation lui paraît beaucoup moins satisfaisante : en effet, elle révèle le décalage existant entre la réalité de la position militaire de la France par rapport à l’Otan et la présentation politique qui en est donnée officiellement. Or le fait que notre discours reste ainsi déconnecté de la réalité semble à l’auteur lourd d’inconvénients : il risque de fausser gravement le débat national et par suite de saper à terme le consensus qu’on entend préserver ; il compromet la poursuite d’un approfondissement de la coopération militaire entre la France et ses alliés, tant dans le cadre Otan qu’européen ; enfin et surtout, il entraîne un sérieux manque à gagner politique dans nos rapports avec eux, là encore dans un cadre ou dans l’autre, alors que nous aurions pu espérer de la réalité de notre participation à la défense commune un surcroît d’influence sur l’évolution d’ensemble de cette coopération.
À partir de ce constat, que nous espérons avoir fidèlement résumé, Frédéric Bozo entreprend la partie prospective de son ouvrage, intitulée « Les années 1990 : entre réalités atlantiques et perspectives européennes ». Il y analyse avec finesse la « problématique renouvelée » des rapports France-Otan dans l’après-guerre froide, pour poser que leur évolution dépendra de notre capacité d’influencer l’Alliance dans le sens de ce qui n’a cessé d’être la principale ambition française, c’est-à-dire « l’émergence d’une identité et d’une capacité ouest-européenne de sécurité », et à terme de défense. L’objectif étant ainsi fixé, notre auteur émet, en conclusion de son ouvrage, un certain nombre de recommandations inspirées par les trois principes suivants : progressivité, pragmatisme et plasticité, qu’il limite donc à la période de transition. Pour lui le projet européen doit s’inscrire dans la progression suivante : politique, sécurité, défense ; c’est-à-dire que lorsque le projet politique aura été lancé à Maëstricht, il faudra s’attaquer d’abord au domaine de la sécurité en Europe, la défense commune restant « pour de longues années encore » du domaine de l’Otan, comme l’a d’ailleurs déclaré le président de la République. Il préconise à cet égard de s’attaquer successivement aux fonctions suivantes : observation des crises potentielles, projection de forces sur les théâtres de crise, et enfin planification en matière de sécurité. Vis-à-vis de l’Otan, il considère qu’il faut accepter à la fois redondances et complémentarités. Cela n’exclut pas pour lui une « gestion active » de nos rapports avec l’Organisation, et un préalable s’impose alors : clarifier publiquement la réalité de ces rapports. C’est à quoi ne manquera pas de contribuer le livre de Frédéric Bozo, dont nous ne saurions trop souligner l’érudition, la finesse et la probité qu’y manifeste son auteur. Ajoutons qu’il constituera un excellent ouvrage de référence, puisqu’il reproduit en annexes de nombreux textes de base (traités, mémorandums, déclarations, lettres), ainsi que des organigrammes et des cartes concernant l’Otan et l’Union de l’Europe occidentale (UEO), et enfin une très bonne bibliographie.
On constatera par ce qui précède que l’auteur ne s’est pas appesanti sur l’avenir des rapports nucléaires entre la France et ses alliés ; mais le début de convergence qu’il avait constaté dans l’article que nous avons cité, et qu’il avait analysé plus longuement dans la livraison du deuxième trimestre 1991 de la revue Politique Étrangère sous le titre : « La France, l’Otan et l’avenir de la dissuasion nucléaire », l’y autorisait. L’y ont probablement incité par ailleurs les récentes décisions des présidents Bush et Gorbatchev de retirer d’Europe leurs armes nucléaires « de théâtre », encore que ces décisions rendent plus délicate la position future de la France en la matière. Nous constatons aussi que notre auteur a limité ses recherches au théâtre Centre-Europe, comme le voulait son propos, puisque c’est au sujet de ce théâtre que se sont manifestés pour l’essentiel les divergences France-Otan dans le domaine militaire et plus tard le rapprochement de fait qu’il a souligné. Cependant il n’en reste pas moins qu’à l’avenir c’est probablement sur les « flancs » de notre continent et aussi « hors zone », pour employer le jargon de l’Otan, que risquent de se présenter les problèmes des relations entre la France et l’Organisation, c’est-à-dire en définitive avec les États-Unis, dans les domaines de la sécurité et de la défense. Souhaitons donc que ces deux aspects fassent l’objet des futures recherches de notre jeune ami.
Pour l’immédiat, nous faisons nôtre la conclusion en forme de vœu de son ouvrage, puisqu’elle est optimiste : « La France est aujourd’hui en bonne position pour renouer avec une politique de sécurité active, entreprenante et dirigeante ». ♦