Un discret massacre. L’Orient, la guerre et après
On pouvait penser que tout avait été dit sur la guerre du Golfe. Un an après le déclenchement de l’attaque aérienne contre l’Irak, Claude Le Borgne nous démontre qu’il n’en est rien. Commentateur avisé des événements diplomatiques et militaires de cette crise, il les éclaire de la profonde connaissance de l’Orient islamique, de la technique militaire, et de ses réflexions sur la philosophie de la guerre.
Ce livre a donc plusieurs fils directeurs, et d’abord celui des enchaînements historiques qui vont de Saladin à Saddam Hussein, du partage colonial de l’Empire ottoman à l’écroulement de l’empire soviétique, des guerres israélo-arabes à la Conférence de Madrid (30 octobre 1991). Tout à fait lumineuses sont les pages de notre auteur sur l’obstination du dictateur irakien, ses erreurs stratégiques, sa non-doctrine politique, la perfection atteinte dans la « terrorisation » du peuple. Artisan de son malheur, il contribue à l’humiliation de la nation arabe par les sacrifices qu’il impose successivement à ses soldats, à ses chiites et à ses Kurdes.
Ainsi le décor oriental de l’action est-il planté par notre islamisant, qui apporte ses lumières sur les origines du chiisme ; l’opposition entre les réformateurs, modérés et piétistes, et les islamistes, militants et modernistes ; les implications de la charia ; la distinction entre l’obligation guerrière de défense-extension de la religion (jihad mineur ou qital) et la lutte contre le mal (jihad majeur) ; la relativité du pouvoir en Islam et la diversité des régimes : théocraties, tyrannies, royaumes des chérifs, culte des chefs populistes, « démocratie princière » koweïtienne.
Acteur principal du théâtre occidental, le président Bush effectue un parcours légaliste et prudent, qui sans doute n’est pas sans faute, mais qui conduit à leur terme les buts de guerre qu’il a fixés à la coalition : la défense des Séoudiens, la libération du Koweït, la libre disposition du pétrole, l’abaissement du tyran, et le rétablissement du droit. La thèse du piège prémédité, soutenue par le-pessimiste-qui-n’aime-pas-les-Américains, semble infirmée par les révélations de l’ambassadrice [américaine en Irak] Glaspie.
La démarche en crabe de la politique française est cohérente avec une stratégie qui se veut indépendante de ses alliés. C’est grâce à des roueries diplomatiques qu’elle est parvenue à « tenir son rang », malgré l’insuffisance des moyens engagés. Mais l’équilibriste a eu de la chance, et il conviendrait de remplacer le fil du funambule par de plus solides supports, militaires s’entend.
Avant de mettre en œuvre son art qui est « tout d’exécution », le chef de guerre doit se soumettre aux directives des politiques, s’entourer des avis des spécialistes de la météorologie, de l’islamologie, de la psychosociologie, de la technologie, etc., et panacher judicieusement les armes et les formations de ses alliés. Cet art est difficile, les aléas du combat ressemblent fort à un tourbillon d’arroseurs arrosés, dans lequel les armes intelligentes destinées à une guerre sans pertes peuvent être déjouées par des armes bêtes ou imprévisibles. Après la bataille, restent les incertitudes de la victoire, dont le stratège s’efforce de soulever le voile : les causes de l’effondrement irakien, le sort de la garde présidentielle, le volume des pertes, le non-recours au chimique.
Personnages importants du drame, les opinions publiques sont désinformées et parfois manipulées par la propagande irakienne, par le spectacle télévisuel et par la censure militaire. Divertissante et féroce apparaîtra la description des jeunes chiots de nos chaînes (qui) s’essaient à imiter le chien savant de CNN, des présentateurs qui s’excusent de ne pas penser, des vendeurs d’informations qui sont au rendement comme les autres, des télégénéraux (qui) parlent pour ne rien dire, parce qu’il y avait peu à dire sur ce rien qu’on savait. Pour que le spectacle soit apprécié de nos sensibilités occidentales, il convenait de ne pas trop montrer les victimes : le massacre devait rester discret, il le fut jusqu’au 28 février ; de Saddam à Schwartzkopf, chacun se doit d’approuver le titre de l’ouvrage.
Le spectacle de la guerre en face est en effet insoutenable. Les analyses de Claude Le Borgne illustrent ainsi la thèse de l’inutilité des guerres classiques et révolutionnaires depuis la chute du communisme. Il s’agit en quelque sorte de vérifier sur un cas concret la pertinence de son intuition de 1987 : « La guerre est morte », mais le monde, oriental en particulier, ne le sait pas. La quatrième partie de l’ouvrage est ainsi consacrée aux œufs du caméléon (la guerre selon Clausewitz), c’est-à-dire aux conséquences d’une guerre sans honneur et sans courage ; les unes sont heureuses, les autres incertaines et négatives. Outil désuet, la guerre en fait n’a rien modifié, elle n’est plus un moyen de la politique. Telle est la vertu pédagogique de cette crise. Et pourtant, on se bat en Croatie et dans certaines parties de la Communauté des États indépendants (CEI). L’homme est ainsi fait qu’il ne nourrit ses rêves que de chambardements.
Désormais tout est dit sur l’Orient, sur la guerre et sur son après, dans les 230 pages très denses de l’auteur, et non dans cette recension incomplète, qui laisse dans l’ombre des aspects importants de sa pensée, et ne rend pas compte des qualités de son écriture. On connaît depuis trop longtemps l’élégante limpidité de son style, son humour parfois irrévérencieux et sa fantaisie verbale pour ne pas insister sur le plaisir qu’on trouve à sa lecture. ♦