Le Japon et sa défense
Comme l’observe Henri Martre, président-directeur général d’Aérospatiale et ancien Délégué général pour l’armement (DGA), dans sa préface qui constituerait la meilleure des notes de lecture, voici un ouvrage qui vient à point nommé pour rétablir le Japon dans sa véritable dimension, laquelle, contrairement aux idées reçues, n’est pas seulement économique, mais comporte aussi et de plus en plus un volet politique, notamment en matière de défense. L’ingénieur général Daniel Coulmy était, de par son expérience, parfaitement qualifié pour en traiter, puisqu’il a en particulier dirigé le Centre des hautes études de l’armement (CHEAr), et qu’en outre il connaît très bien le Japon où il a fait de nombreux séjours et dont il parle la langue.
Son livre s’ouvre sur un avant-propos qu’on trouvera trop court, tant il y analyse de façon lumineuse les données mystérieuses de cette culture japonaise, basée sur une psychologie individuelle et sur un comportement social si différents des nôtres. Nous ne pouvons noter ici que quelques-unes de ses observations les plus révélatrices : comme en témoigne la langue, la pensée japonaise ne procède pas comme la nôtre par déductions, mais par approximations successives ; la société y est bâtie, dans toutes ses composantes, sur un modèle fondé non sur l’individu, mais sur le groupe, et où les relations intergroupes s’établissent selon un code rigoureux et admis par tous ; pour y communiquer, il faut un médiateur car les étrangers n’y sont pas naturellement à leur place ; enfin l’indifférence aux valeurs chrétiennes y est totale, et le comportement y est par suite fondamentalement brutal.
L’auteur fait mention aussi dans son livre de l’héritage historique qui a profondément imprégné la conscience japonaise. Il nous rappelle ainsi utilement les épisodes les plus marquants de l’histoire du pays : son isolement total pendant deux siècles, jusqu’à l’arrivée en 1853 en baie de Tokyo de l’escadre américaine du commodore Perry : la mutation intervenue pendant l’ère Meiji, avec la mise en place d’institutions « pseudo-démocratiques » et la privatisation de l’industrie, répartie alors entre de grands groupes qui dominent aujourd’hui encore l’économie japonaise ; création de forces armées puissantes sur le modèle occidental et visées hégémoniques, qui prendront fin de façon telle à Hiroshima que les mentalités seront durablement marquées par le pacifisme ; depuis, la civilisation japonaise a absorbé la civilisation américaine, comme elle l’avait fait autrefois avec la civilisation chinoise.
Si nous avons noté un peu longuement ces données de base, c’est qu’elles nous ont paru particulièrement éclairantes pour mieux comprendre le Japon, tant dans sa dimension économique que dans celle de sa politique de défense, à laquelle l’ouvrage est consacré. Nous y renvoyons nos lecteurs puisqu’il expose très complètement et très clairement la mise en place progressive, à partir de 1945, de l’appareil de défense japonais, ainsi que ses structures et ses moyens actuels, avec quantité de précisions utiles pour les spécialistes sur les armements majeurs en service dans les « forces d’autodéfense » et sur l’organisation et le fonctionnement de la production de ces armements. Retenons seulement ici que, contrairement à l’idée reçue, le Japon dispose dès à présent de forces militaires tout à fait significatives, comme en témoigne d’ailleurs son budget de défense puisqu’il dépense plus que la France pour ses forces conventionnelles.
Nous voudrions encore attirer l’attention sur l’intérêt de l’essai de prospective auquel Daniel Coulmy s’est livré dans la dernière partie de son livre. Les questions qu’il se pose au sujet de l’appareil militaire japonais sont en effet les suivantes : se verra-t-il confier une mission de dissuasion stratégique, et va-t-on le doter d’une capacité d’intervention extérieure ? Sa réponse à la première de ces questions est : le Japon a la maîtrise des technologies les plus avancées et il dispose de stocks importants de plutonium ; il est donc déjà une puissance « infra-nucléaire », c’est-à-dire qu’il est capable de se doter rapidement de l’arme atomique et bien entendu aussi des vecteurs appropriés : cependant, étant donné le syndrome de Hiroshima dont il reste marqué, il ne le ferait que s’il se sentait menacé directement par des voisins nucléaires, c’est-à-dire en premier lieu par la Corée du Nord si celle-ci le devenait. Quant à la capacité de projection extérieure de forces conventionnelles, on en discute dès à présent au Japon l’éventualité à propos du projet de construction de porte-avions, mais on semble s’orienter plutôt vers des porte-aéronefs à décollage vertical, ce qui limiterait donc leur emploi à l’autodéfense.
Notre auteur examine ensuite l’évolution de quelques aspects originaux de la politique de défense japonaise. Il s’agit d’abord du concept de « sécurité nationale globale », mis à l’étude depuis 1980 et qui mériterait probablement d’être pris en considération ailleurs, puisqu’il situe la défense de la nation non plus dans la perspective d’une menace clairement identifiée, mais dans celle de l’ensemble des citoyens confrontés à des risques multiformes. Quant au projet politique du pays, axé jusqu’à présent sur la croissance économique et la recherche de marchés solvables dans le monde, Daniel Coulmy pense qu’il pourrait s’orienter vers une participation plus active aux responsabilités internationales, et il en voit le signe dans le désir affiché d’obtenir le statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Pour le moment, l’action politique du Japon continue à s’exercer pour l’essentiel, d’une part en direction des États-Unis, non sans épisodes orageux, d’autre part vers les pays à économie libérale de l’Asie-Pacifique, c’est-à-dire d’abord vers les « quatre dragons », mais aussi et de plus en plus vers les « quatre tigres », que sont devenus la Thaïlande, l’Indonésie, la Malaysia et les Philippines, reconstituant de la sorte, c’est nous qui l’ajoutons, la « sphère de coprospérité » de fâcheuse mémoire.
Quant aux relations avec l’Europe, elles ne revêtent pour le moment que des aspects commerciaux, financiers et industriels, mais leur importance est grande puisque la Communauté économique européenne (CEE) absorbe déjà 35 % de l’excédent commercial japonais, dépassant ainsi celui vis-à-vis des États-Unis. Pour finir, Daniel Coulmy remarque que les Français n’ont pas encore pris conscience de l’importance que les responsables japonais attribuent à notre pays dans l’analyse de leurs relations avec l’Europe, tant au plan politique que pour les technologies d’avenir que sont pour eux le nucléaire, l’aéronautique et l’espace ; ce qui n’entraîne pas d’ailleurs, il le reconnaît, qu’il soit facile de placer nos produits sur le marché japonais, et cela d’abord pour les raisons culturelles qu’il a exposées si brillamment. En définitive, pour notre auteur le critère suprême de toute relation avec le Japon serait le rapport de force. ♦