Marine - Comparaison n'est pas raison
Il n’est pas rare qu’un « néophyte » (1) en appelle à la sagesse de vieux loups de mer pour lui révéler si la valeur relative des flottes doit être estimée en fonction de leur tonnage, ou plutôt du nombre de leurs navires. À l’époque des débats budgétaires, par exemple, ce sont parfois des références utiles, mais les marins vous diront que la question n’est pas si facile à trancher. Non qu’ils apprécient l’ésotérisme ; encore moins par vanité, car la mer leur enseigne vite que c’est toujours le plus court chemin vers l’écueil ; mais simplement parce qu’il faudrait encore considérer bien d’autres paramètres, et qu’un livre n’y suffirait pas.
Léonard de Vinci, qui fait autorité en matière militaire, puisqu’il dessina les premiers croquis de sous-marins, d’aéronefs et de chars d’assaut, écrivait fort justement que « l’on trouve la proportion non seulement dans les mesures et les nombres, mais encore dans les sons, les poids, les temps et en toute forme d’énergie ». En effet pour les sons, quelle différence entre un sous-marin qui ferait un bruit de crécelle, et nos futurs sous-marins lanceurs d’engins (SNLE-NG), plus discrets que la mer elle-même ! Et dans le domaine énergétique, quel avantage pour la propulsion nucléaire, en comparaison des moteurs à combustible fossile !
En première approche, nous n’allons pourtant retenir que trois critères : le tonnage, le nombre et l’âge. Il conviendra par ailleurs d’avoir à l’esprit que la marine française est généralement considérée comme la 4e du monde, très en retrait des deux plus grandes, mais restant comparable à celle de la Grande-Bretagne, car l’une et l’autre sont véritablement océaniques et capables de soutenir loin et longtemps des actions d’une certaine envergure.
Aucune estimation ne peut résulter seulement de la loi des grands nombres
L’importance d’une marine se juge d’abord au nombre de ses bâtiments, qu’il ne faudrait pas dissocier de leur type. D’après l’ouvrage Flottes de combat dans son édition d’octobre 1991, la Marine nationale possède 120 navires. Le Japon la devancerait avec 132 unités, mais il ne possède ni porte-aéronefs, ni sous-marin nucléaire, et n’a donc pas une puissance équivalente. L’Allemagne détient même 174 navires, mais il est indispensable de préciser que certains ne sont adaptés qu’aux opérations de la mer Baltique. L’Inde aussi compte 121 navires, parmi lesquels deux porte-aéronefs à vrai dire fort anciens puisqu’ils ont été mis sur cale en Angleterre à la fin de la Second Guerre mondial ; remarquons toutefois – et ce n’est pas réconfortant – qu’ils ont aujourd’hui l’âge respectable qu’atteindra le Foch au moment de sa retraite.
Il est également révélateur d’observer comment évolue le nombre des bâtiments. En 1975, la France comptait 173 navires de combat et de soutien ; en 1993, la Marine est réduite à 113, et pour l’an 2000, les prévisions nous en donnent 101. Naturellement, cette diminution est en partie compensée par de meilleures performances. Ainsi par exemple, les 6 frégates du type Floréal, qui sont équipées d’un hélicoptère, auront une capacité de surveillance très supérieure à celle des avisos escorteurs. Il n’en reste pas moins que l’accroissement des capacités ne donne pas le don d’ubiquité. Les chiffres sont particulièrement évocateurs pour les sous-marins d’attaque qui, de 14 aujourd’hui, tomberaient à 6 en 2005, après la disparition des derniers « classiques » ; la zone couverte par un sous-marin à propulsion nucléaire est bien sûr largement augmentée, mais cela peut-il suffire quand il faut soutenir la force stratégique, intervenir lors d’une crise, entraîner les équipages, et caréner de temps en temps le bâtiment ?
Le tonnage d’une flotte représente tout de même un argument de poids
Les marines sont d’habitude classées d’après la somme des déplacements de toutes leurs unités. Il faut observer que les bâtiments de guerre ont tendance à grossir, et cela pour trois raisons principales. D’abord un plus grand navire tient mieux la mer, il est plus endurant et sa longévité s’accroît. Ensuite les équipements sont plus complexes, plus nombreux, et l’on ne concevrait pas une frégate, aujourd’hui, sans hélicoptère. Le soutien mobile enfin fait appel à des navires d’accompagnement de fort tonnage, comme les pétroliers-ravitailleurs ou les bâtiments-ateliers.
Dans la Marine nationale, les nouvelles frégates antiaériennes du type Cassard déplacent 3 900 tonnes ; elles ont remplacé des escorteurs d’escadre de 2 800 t. Aux États-Unis, la marine de 1983 réunissait 430 navires de combat pour 3,1 millions de t ; de là jusqu’en 1991, elle s’est augmentée de quatre unités, mais de presque 500 000 t. Depuis quinze ans, la marine japonaise a gagné 7 % en nombre, mais 53 % en tonnage. Dans le même temps, le tonnage de la Marine française a très peu varié (gain de 8 %), c’est-à-dire qu’elle a régressé par rapport aux flottes américaine et japonaise.
Cependant le tonnage global ne suffit pas à faire une juste évaluation, et l’on devrait en particulier considérer le tonnage moyen par bâtiment. Aux États-Unis, il est égal à 8 700 t : c’est le signe d’une très grande marine. En France, il vaut 2 530 t, devant le Japon (1 980), l’Inde (1 610), l’Italie (1 560), ou encore l’Allemagne (870), mais derrière la Grande-Bretagne dont les navires déplacent en moyenne 3 760 t. Ces chiffres mesurent assez bien l’adhésion d’un pays à sa vocation maritime.
« La valeur n’attend pas le nombre des années » (Corneille)
Bien au contraire, une marine équipée de bâtiments récents, parce qu’ils sont en principe dotés de systèmes d’armes modernes, aura toute chance de damer le pion à une marine composée de vieux navires. Là encore, il faut bien voir comment évolue cet indicateur. Si la moyenne d’âge d’une marine augmente inexorablement, c’est que l’effort de construction n’est pas suffisant pour lui conserver son format. L’idéal serait de maintenir cette moyenne à la moitié d’une durée de vie de bâtiment, qui est d’environ 25 ou 30 ans selon le type. Dans la Marine française, l’âge moyen des unités va s’accroître à partir de 1994, et il atteindra 17 ans en l’an 2000 ; les navires admis au service seront donc trop rares.
Il faudrait tenir compte aussi des importantes modernisations dont bénéficient certains navires au cours de leur vie. Les coques et les machines des grands bâtiments vivent en effet plus longtemps que leurs systèmes d’armes, qui doivent être réactualisés sous peine de totale obsolescence. Ainsi les porte-avions américains les plus anciens ont chacun bénéficié d’une refonte SLEP (Service Life Extension Program) menée au prix de 28 mois de travaux pour gagner 15 ans de vie. Le Foch a lui-même fait l’objet de 16 mois de travaux, qui avaient pour but de le mener 15 ans plus loin. Il reste à tempérer quelque peu l’allégresse que procurent ces bains de jouvence par la constatation de plusieurs limites que l’on ne repousse pas, de l’usure qui devient insidieuse, et des coûts d’entretien qui s’élèvent.
La maîtrise de ces coûts fait d’ailleurs l’objet des procédures de logistique intégrée que les marines modernes s’évertuent à prévoir dès la construction des nouvelles unités ; nos frégates type La Fayette en offriront un pur exemple. Ce critère, comme bien d’autres, devrait être pris en considération pour estimer la valeur d’une marine, mais nous avions décidé d’arrêter notre étude aux facteurs les plus déterminants.
Raisons de fait, raisons d’agir
La Marine nationale, dans le temps qu’elle voit la mise en service de bâtiments remarquables, constate aussi que le nombre de ses navires décline, que son tonnage stagne, et que sa moyenne d’âge augmente. Si l’on veut la comparer à d’autres marines, on notera qu’elle dispose d’atouts, comme les porte-avions, les SNLE, ou les chasseurs de mines ; en revanche, peu de frégates pourtant très performantes. La marine britannique au contraire excelle pour les frégates, les sous-marins d’attaque et les navires de soutien ; mais ses porte-aéronefs sont vite limités. Les autres marines européennes mêlent pareillement atouts et défauts ; c’est une exhortation à un rapprochement que l’on voit bien se concrétiser. Sur le plan matériel, la future frégate antiaérienne commune réunit déjà la France, la Grande-Bretagne, et maintenant l’Italie. Sur le plan opérationnel, une crise importante verrait probablement s’établir une coopération fondée sur des marines individuellement assez cohérentes, mais disposant de dominantes utilisables dans une action d’ensemble. Les ressemblances comme les différences doivent donc nous rapprocher ; pour une fois, comparaison vaut raison. ♦
(1) « Néophyte » : c’est ainsi que les navigateurs circumterrestres nomment les mortels dont Neptune n’a pas eu l’honneur d’enregistrer le passage à l’équateur.