Débats
• Dans la présentation qui nous a été faite de la nouvelle posture stratégique, il y a deux propositions potentiellement contradictoires. D’une part, l’idée du leadership collectif, d’autre part l’intention des États-Unis de maintenir leur suprématie militaire. Les responsables américains ont-ils conscience de cette contradiction ? Une autre question est soulevée par la cohérence de l’équipe du président Clinton : elle comprend des conservateurs comme le secrétaire d’État au Trésor, mais aussi des libéraux, etc. Est-ce que Clinton aura la possibilité d’être réellement le chef de cette vaste équipe composite et n’y a-t-il pas des risques d’explosion ?
Dans la mesure où il y a contradiction entre l’idée d’un partenariat mondial et le fait de rester la seule puissance, ce ne sont assurément pas les militaires américains qui vont mettre cette contradiction en avant. Les pays avec lesquels devra s’établir le partenariat manifesteront-ils la volonté de s’affranchir de la tutelle américaine dans le domaine de la défense ? Il ne semble pas que les alliés de Washington en aient l’intention, ni de la part du Japon ni même de la part de l’Europe occidentale dans la mesure où on viendrait à établir une diplomatie commune. Il n’y a donc pas de projet de concurrence militaire dans les pays avec lesquels les États-Unis entendent exercer leur leadership. Le fait, donc, d’être la première puissance militaire s’adresse à des États qui, virtuellement, pourraient devenir des adversaires militaires, mais avec lesquels on n’envisage aucunement d’assurer un leadership mondial.
En ce qui concerne les divergences idéologiques au sein de l’équipe gouvernementale, sans doute est-ce voulu : Clinton appartient à cette génération qui pense que la discussion permet d’aboutir à des résultats concrets entre gens de bonne foi et qu’il convient donc d’avoir autour de la table un éventail de différentes opinions. Cette disparité choque l’esprit français, mais elle fait partie de la mentalité américaine, et au début de l’ère Reagan il y a eu des conflits entre le secrétaire au Trésor et la Maison-Blanche : c’est le système américain. La notion d’État telle que nous la connaissons est antagoniste avec la mentalité américaine et le ciment qui unit les Américains est l’opposition à l’arbitraire de l’État. Dans la société américaine, le changement est conduit par la société elle-même et c’est pourquoi les dirigeants « forcent » le discours.
• Depuis une douzaine d’années il semble que le président des États-Unis ne cesse de se trouver sur une pente quasi infernale : Carter, opposition à Khomeyni et malheureuse expédition pour sauver les otages ; Reagan, couple infernal avec Kadhafi et bombardements de Tripoli et de Benghazi ; Bush, affrontement avec Saddam Hussein, guerre du Golfe. Existe-t-il un déterminisme avec la formation d’un couple infernal, entraînant des conflits et une identification de l’adversaire se situant toujours dans le monde arabo-musulman ? On entrevoit une double confrontation, l’une avec le monde slave et orthodoxe qui s’est écroulé pour avoir voulu se lancer dans la compétition militaire et financière contre les Anglo-Saxons ; l’autre avec le monde arabo-musulman, une confrontation plus dissimulée et dont on ne veut pas ouvertement. Alors peut-on entrevoir ce qui marquera l’histoire de Clinton sur le plan international ?
N’oublions pas que la guerre froide a fait plus de victimes qu’aucune autre guerre, mis à part les deux conflits mondiaux. En Indochine, en Corée, en Amérique centrale, en Éthiopie, en Angola, en Afghanistan, la guerre a été menée par personnes interposées en raison de l’existence des armes nucléaires, mais il s’agissait d’une guerre comme les autres et la volonté de vaincre y fut très forte de part et d’autre. Avec l’islam nous avons affaire à un monde qui mélange totalement le spirituel et le temporel et dont l’expansion actuelle est due à l’échec des deux modèles de substitution. Sans doute n’y a-t-il pas de fatalité, le monde musulman a une aire géographique relativement limitée même s’il y a 4 millions de musulmans aux États-Unis. Il existe d’ailleurs dans ce monde des courants modérés, dont la Turquie se veut le porte-parole, et la sagesse de l’Occident est de ne pas confondre les valeurs hostiles à notre monde dans l’islam avec l’islam tout court.
• L’hypothèse d’une intervention de l’Otan dans le conflit des Balkans afin d’assurer l’exécution du plan Vance-Owen paraît-elle vraisemblable ?
Il est peu probable que l’Otan s’apprête à intervenir de manière significative sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. La position des États-Unis, qui a toute chance d’être adoptée par l’Otan, est qu’il n’y aura pas d’intervention terrestre sans un accord des parties pour un arrêt des combats et l’acceptation d’un plan visant à rétablir un équilibre.
Il existe dans l’entourage de Bill Clinton une grande diversité de points de vue. Lorsqu’il est entré en fonction, on n’écartait pas a priori une intervention directe dans l’ex-Yougoslavie : c’était l’avis qui dominait dans la presse américaine, au Congrès et même dans l’équipe du département d’État chargée des affaires yougoslaves. Cependant, en regard il y avait la prise de position du Comité des chefs d’état-major et de son président, le général Collin Powell, pour qui la réalité ne correspondait pas à la thèse admise selon laquelle on assistait là-bas à une agression. À l’issue de cette controverse, le président Bill Clinton a arbitré en faveur du soutien au plan Vance-Owen.
• Peut-on entrevoir dans la réflexion américaine une remise en cause des structures de l’ONU, notamment du Conseil de sécurité ? D’autre part, on a fait allusion à l’idéologie New Age : pourrait-on insister un peu sur la manière dont elle agit et dans quel but ?
Il est certain que Washington envisage de modifier les structures de l’ONU, et Bill Clinton a clairement dit qu’il souhaitait l’entrée de l’Allemagne et du Japon en tant que membres permanents du Conseil de sécurité. Cela va dans le sens de cette idée du leadership collectif. Il y a dans l’équipe qui entoure depuis longtemps Bill Clinton l’idée qu’il faut revenir à 1944, en reconsidérant l’ensemble du système international tel qu’il a été façonné par la Charte de San Francisco, tout devant être révisé en vue de renforcer le rôle des Nations unies pour en faire un outil diplomatique important, en mesure d’affronter certaines situations sans que les États-Unis soient obligés de s’impliquer seuls en qualité de gendarme mondial.
Le New Age correspond à un désir de restructurer la vie politique américaine. Il convient en effet de trouver des réponses à de nouvelles questions, comme celles que soulève l’écologie. La vie politique américaine est moins tranchée qu’en France, mais on assiste à un changement des valeurs, ce qui explique le succès de Perrot, le clivage républicains-démocrates n’étant plus aussi pertinent que par le passé.
• On a beaucoup évoqué la prudence du président Clinton en politique étrangère ; or dans sa conférence de presse, tous les observateurs ont été étonnés de son insistance à analyser la situation en Russie : qu’en penser ?
La question est de savoir quel est le poids de telles interventions en Russie où les adversaires de Boris Eltsine disent qu’il est l’homme des Américains ; mais ce que nous ignorons, c’est la forme que Bill Clinton donnera à son soutien à Boris Eltsine. Ce dont a besoin la Russie, c’est de crédits, et je ne crois pas que la situation économique des États-Unis leur permette d’agir concrètement et efficacement dans ce domaine. La longueur de ce discours visait sans doute à masquer la faiblesse de son contenu.
• Puisque les États-Unis comme la Russie se désintéressent de l’Afrique, la France peut-elle envisager d’y reprendre son ancien rôle ?
Les États-Unis n’ont jamais demandé que cela, et notre gouvernement se trouve confronté à la difficulté d’instaurer une politique africaine digne de ce nom. Il reste pour nous à envisager une forme d’aide qui ne conduise pas uniquement à enrichir les riches. Peut-être faut-il souligner que si, durant la guerre froide, les Américains nous considéraient comme des alliés en Afrique, certains symptômes apparaissent aujourd’hui qui laissent à penser qu’ils s’interrogent sur le bien-fondé de notre action diplomatique dans ce continent, nous considérant comme une puissance régionale à l’échelon européen.
• M. Valladao a décrit, à la manière de Braudel, une Amérique « monde en devenir », mais dans quelle mesure convient-il de prendre en compte la version pessimiste de Mme Bernheim, et finalement ce meilleur des mondes a-t-il des chances de voir le jour ?
Dans cette Amérique monde en train de s’instaurer, rien n’implique la justice sociale. Ce qui existe aux États-Unis, comme dans le reste du monde d’ailleurs, est que ce genre de système nouveau en cours d’établissement sur le plan international entraîne qu’il y ait une partie de la population américaine, comme une partie de la population mondiale, exclue en permanence. Il existe fort peu de possibilités aux marges : ou bien on est dans le système ou bien vous jouez en dehors. Le seul critère stratégique de cette nouvelle forme d’organisation est que les éventuelles révoltes ne mettent pas en cause son fonctionnement général : on a l’exemple de Los Angeles où il y a environ cent cinquante communautés différentes, et qui doit affronter une émeute tous les cinq ans ; mais malgré le quotidien où on se tire dessus au fusil, cela ne remet pas en cause l’ensemble du système, ce qui, en définitive, n’est pas très cher payé. De la même manière, on ne s’intéressera pas aux affrontements locaux dans le monde dès lors qu’ils n’atteindront pas le niveau stratégique qui fait fonctionner le système. Ce n’est pas le meilleur des mondes, c’est tragique, mais qui donc pourrait s’opposer à ce type de développement ?
• M. Valladao a analysé ce rêve technologique américain qui n’est pas seulement de la propagande dans la mesure où il repose sur des données économiques, techniques et politiques définissant la situation des États-Unis par rapport au monde. C’est important puisque la lecture des livres psychologiques américains ou des ouvrages religieux fait apparaître combien l’Amérique est essentiellement « positive », ce qui crée un dynamisme et un facteur d’assimilation, voire un modèle, fort attrayants. Par contre, il est évident que ce dernier présente un certain nombre de lacunes conceptuelles se traduisant inévitablement par des difficultés pratiques. Tout d’abord, ce modèle ne tient pas compte du coût de la transition. Quand on affirme que la démocratie va se répandre dans le monde, on oublie que la première génération reste hésitante et qu’il en faudra deux ou trois. Il en résulte que cette volonté de transition crée des crises, lesquelles peuvent être violentes et provoquer des rejets, mettant l’ensemble du système en porte-à-faux. Ce risque est particulièrement grave dans le domaine économique : Bill Clinton veut attirer aux États-Unis des professions à haute valeur ajoutée, mais qui va être capable de les trouver immédiatement alors que le chômage gagne et qu’il faudra peut-être dix ans avant que soient formés les spécialistes espérés ? La transition dans ces conditions ne peut qu’apporter des crises sociales, économiques et même politiques. Enfin, la culture américaine, telle qu’elle s’est répandue, reposait sur des valeurs remontant à l’Antiquité gréco-latine très imprégnées de protestantisme ; il subsiste donc une dimension profondément religieuse en Amérique qui constitue l’armature morale du pays, et trop de bigarrures ne pourront que la mettre à mal.
• Il semble qu’une équipe se mette en place, avec une idéologie, une vision des affaires intérieures, mais sans afficher une ligne stable en politique étrangère. Sans doute la stratégie extérieure des États-Unis se précisera-t-elle à l’occasion d’une grande crise, comme cela a été le cas pour Kennedy avec la crise de Cuba ?
Il n’est guère possible d’établir un parallèle avec Kennedy : il n’y a pas d’analogie. En revanche, la comparaison peut être faite avec Carter, non seulement parce que Clinton est du Sud, non seulement parce que c’est aussi un gouverneur sans expérience dans les affaires internationales, mais parce qu’il a une vision idéologique, vague, floue, et on peut souhaiter qu’il n’ait pas à affronter de crise grave à l’extérieur ; ainsi terminera-t-il son mandat sans encombre. Il est beaucoup plus à craindre que le Congrès retouche son programme fiscal et économique au point qu’il en devienne déséquilibré ou que la hausse des impôts soit un coup de frein et entrave la reprise. Évidemment, l’inconnue majeure est qu’une crise grave intervienne sur le plan extérieur, à laquelle Clinton serait incapable de trouver une réponse adéquate, de sorte qu’il susciterait un sentiment de frustration et qu’il serait balayé comme Carter.
Il faut se souvenir que Clinton a été élu pour résoudre des problèmes intérieurs, d’où la priorité qu’il leur accorde. En politique internationale, on ne peut le soupçonner de ne pas avoir d’idées, mais pour l’heure, en fin politique, il n’avance pas de grandes théories sur la place publique. Attendons qu’il y ait une crise internationale, car en ce moment sa priorité est la Russie.
Mis à part George Bush qui avait son expérience de vice-président, tout nouvel élu à la Maison-Blanche doit faire son apprentissage sur le tas. Ce qui est regrettable, c’est que Clinton fait partie d’une génération de découvreurs et non de bâtisseurs, d’où sa propension à remplacer les faits par la parole, ce qui ne pourrait qu’être dangereux en cas de crise grave. ♦