Et si l’on parlait français ?
Voici une défense-et-illustration, passionnée et pleine d’humour, de notre difficile et compliquée langue française. Dans un style alerte et plaisant qui fait penser à Raymond Queneau et à Paul Guth, agrémenté à l’occasion aussi bien de raccourcis voltairiens que de bouillonnements rabelaisiens, M. Alfred Gilder conduit sa démonstration en 27 courts chapitres. L’itinéraire n’est pas tracé au hasard. Il permet de dénoncer la pratique du bas-français « annihilé par la logorrhée radio télévisuelle, esquinté par le patagon publicitaire » et l’envahissement du franglais – thèmes devenus somme toute banals –, mais aussi de parcourir un historique parfaitement documenté, voire savant.
Tout en s’autorisant de sémantiques et aimables vagabondages (comme au chapitre IX « Du pouvoir des mots »), des exagérations (15 % d’analphabètes), plus quelques calembours de corps de garde qu’il rattache à juste titre à une tradition bien de chez nous, tout en faisant cascader çà et là des régiments d’exemples et des armées de synonymes, l’auteur fait l’éloge de la concision et la promotion des dictionnaires ; il loue la Pléiade, réhabilite les Précieuses, souligne les mérites d’« Apostrophes », fait ressortir les charmes de l’argot et la nécessité de la grammaire comparée au gilet de laine : « Ça gratte, mais ça protège » ; il exécute les soi-disant rénovateurs de l’orthographe, se livre à un hymne à la francophonie et s’interroge sur le rendement de l’Académie, sans être trop sévère pour la « manufacture de flatteries » et le « cadavre aux quarante bicornes » pour le cas où, sur ses vieux jours, des envies lui viendraient de venir compenser l’absence de linguiste depuis 1903…
Le constat est accablant. Il est impossible de ne pas partager la nostalgie de Gilder (qui ne cache pas ses préférences idéologiques), quand il compare le « parler Coluche modifié Cresson » avec la « culture délicieuse » qui, propagée par les gouvernantes françaises des jeunes patriciens de Saint-Pétersbourg et les frères des écoles chrétiennes du bord du fleuve Jaune, ainsi que par les « pensionnaires des maisons closes de Buenos Aires » tenait lieu de passeport universel après avoir relayé le latin dans ses fonctions. On ne peut que rougir avec lui, à la lecture quotidienne de mille exemples, du « sabir administratif » où, de bavardage en redondance, « on gagne en graisse ce qu’on perd en muscle », et de ce snobisme dans l’expression qui « fait partie de l’image de marque des cadres ». D’accord pour se débarrasser des insupportables « challenge » et « efficience » et pour jeter aux orties ces pudiques euphémismes dont le plus achevé semble être celui qui porte sur les « personnes à sobriété différée ».
Nous ne pouvons en revanche le suivre tout à fait dans sa campagne pour la francisation systématique, dans la mesure où le vocabulaire employé ne provient pas, à notre avis, d’une simple mode plus ou moins grotesque, mais bel et bien de l’adoption de tout un genre de vie. Gilder le reconnaît : « Nous parlons néoanglais parce que nous pensons américain », comme lorsque le pavillon accompagnait la marchandise. Admettons la possibilité de trouver une équivalence immédiate à « escalator » ou à « dumping », mais comment rendre autrement que par une longue périphrase tout le contenu de termes comme « briefing » ou « strip-tease » ? Une nurse n’est pas exactement une nourrice. Nous n’y pouvons rien si le scoutisme a été inventé par Baden-Powell ni si le chewing-gum nous vient d’outre-Atlantique. À notre époque pressée et soucieuse d’efficacité, nous ne disposons pas de formules pouvant faire concurrence à zip, jet ou lob. Quant à franciser Eurodisney, cela nous paraît un contresens, puisque la règle du jeu est de venir s’y dépayser et s’y plonger dans l’ambiance des Rocheuses avant d’aller boire un drink au Séquoia Lodge. On ne va tout de même pas à Bayreuth pour entendre du Lulli !
Nous aurons donc tendance, parmi les remèdes proposés, plutôt qu’à adhérer pleinement à la transposition suggérée au chapitre XX sous la forme d’un glossaire d’ailleurs mi-sérieux mi-plaisantin, à reconnaître l’opportunité d’un retour à plus de rigueur et d’une chasse aux importations « angloïdes » inutiles. À défaut de prétendre « décoloniser » une société qui ne peut brusquement brûler ce qu’elle a si longtemps adoré, ne négligeons pas l’apport « savoureux, riche et varié » du terroir national, ni le pittoresque trésor linguistique à rapatrier d’Afrique, du Québec ou des Antilles, où l’on est souvent plus puriste que chez nous, témoin ce « décret grammatical » signé Senghor cité in extenso au chapitre XVIII. Et sourions devant le catalogue des propositions finales où, une fois de plus, règne le tragi-comique et dont les mesures les plus réjouissantes consistent à surélever la Coupole, à infliger des cours de rattrapage aux journalistes et à accorder le treizième mois aux professeurs de français.
Aux lecteurs de juger. Souhaitons qu’ils soient nombreux, car ils constateront qu’on peut être lettré et gai. ♦