Défense dans le monde - Vers la maîtrise de l'information
L’évolution rapide des technologies de traitement et de diffusion de l’information, les bouleversements du contexte géostratégique, la recherche d’intervention militaire sans mort, et la médiatisation des conflits concourent à l’émergence de l’information comme instrument essentiel du pouvoir de l’action politique et militaire.
L’importance de l’information, sous forme de renseignement ou d’action psychologique, a été reconnue par les stratèges depuis plus de trois mille ans ; mais l’information était au service des forces de combat : elle permettait de manœuvrer celles-ci ou d’améliorer l’efficacité dans l’emploi des armes. Du rôle de soutien au service du commandement, l’information peut-elle émerger comme arme de combat avec sa puissance de feu ? Et pour cela, quelles sont les principales tendances techniques qui comptent dans les années 1990 ? Quelles influences vont-elles avoir sur l’art de la guerre ?
Évolutions et tendances
Les techniques de traitement de l’information voient, dans les années 1990, des évolutions majeures.
Une rapide baisse des coûts tant des matériels que des logiciels. L’évolution des prix des matériels informatiques civils est suffisamment connue pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister auprès du lecteur : on notera seulement que ce mouvement de baisse commence récemment à se traduire dans les systèmes militaires. Les grandes baisses à attendre concernent la production de logiciels : déjà les progiciels comme les traitements de textes ou les outils de dessin ont révolutionné depuis 10 ans les prix de certaines applications. Demain, l’apparition des outils de génie logiciel divisera par des facteurs de 50 les coûts de développement des gros logiciels spécifiques.
Une intégration croissante des techniques de l’informatique et des communications. Il y a vingt ans, ces deux mondes étaient complètement séparés : les communications concernaient la téléphonie vocale et la diffusion radiotélévision avec, comme supports de transmission, des signaux analogiques. Les communications militaires étaient phoniques, télégraphiques en mode analogique avec de nombreuses spécificités et incompatibilités entre elles. L’arrivée de la communication en mode numérique a permis de connecter naturellement des ordinateurs numériques à des équipements de télécommunications et de concevoir des chaînes continues pour les flux d’information entre la saisie, le traitement et la diffusion sur de nombreux sites. Ces chaînes sont telles que, dans un proche avenir, il sera impossible que les opérateurs sachent où est traitée l’information : c’est toute la démarche en cours sur le traitement distribué de l’information et l’organisation en réseaux des systèmes.
La généralisation de l’image comme moyen privilégié de la communication. Malgré l’accroissement des performances des équipements, la chaîne de l’image, en particulier animée, est encore coûteuse et pleine d’aléas à mettre en œuvre : elle demande des puissances de traitement, des capacités en transport d’information et l’uniformisation des normes entre divers systèmes. Aujourd’hui, chaque réalisation est donc spécifique, alors que la demande des usagers, en particulier militaires, est très forte. La révolution de la chaîne de l’image, conduisant à des produits fiables et bon marché, devrait arriver avec la mise sur le marché de la télévision numérique haute définition prévue avant la fin du siècle. Les applications militaires devront coller aux normes qui seront ainsi établies et ajouter, en tant que de besoin et de ressource, des spécificités telles que la sécurité, la transmission en zone éloignée, des capteurs de prise de vue originaux, etc.
L’extension de l’usage de l’informatique à des domaines applicatifs relevant de l’intelligence humaine. L’usage de l’informatique dans le cycle de l’information concerne aujourd’hui principalement des opérations de calcul (d’aérodynamique, par exemple), de classement (fichier de personnel, par exemple) ou de transaction (réservation des places aériennes, par exemple). Ces utilisations persisteront car elles ont permis à l’homme de maîtriser des masses répétitives d’informations que les moyens ancestraux (la règle à calcul, les fiches cartonnées) n’auraient pu traiter ; mais la recherche d’informations pertinentes dans une masse de données, sa maîtrise par des niveaux de plus en plus élevés de la hiérarchie, l’internationalisation des échanges demandent des outils intelligents copiant la démarche humaine. Or celle-ci n’est pas linéaire : elle utilise la langue ordinaire pour s’exprimer ; elle fait appel à des représentations mentales dites cognitives ; elle procède souvent par association d’idées ou par comparaison avec des situations déjà rencontrées. La démarche refuse des interfaces entre l’homme et les machines qui exigeraient des usages de haut niveau, la formation d’agents techniques spécialisés. Enfin, la nécessité de communiquer ou d’exploiter des informations via des machines dans des langues étrangères amène à regarder activement la traduction semi-automatique des langues et l’interopérabilité des systèmes.
La domination des technologies civiles dans le développement des applications militaires. Mis à part le traitement de l’information intégré dans les systèmes d’armes et quelques systèmes d’observation, force est de constater que la plupart des applications militaires peuvent utiliser les techniques développées dans l’industrie civile, qu’il s’agisse de traitement ou de diffusion de l’information ; cette tendance, qui a commencé au milieu des années 1980 avec l’achat massif d’ordinateurs civils par l’US Navy, est irréversible et devrait s’amplifier encore dans les années à venir. La stagnation ou régression des budgets militaires, l’ampleur des marchés civils par rapport aux débouchés militaires, la guerre économique qui sévit entre les entreprises, demandant une maîtrise de l’information analogue au secteur militaire, sont des arguments majeurs en faveur de cette thèse.
L’internationalisation et la prolifération de toutes les techniques de l’information. Le marché des technologies est mondial et la plupart des innovations sont diffusées en quelques mois. Un micro-ordinateur d’aujourd’hui est aussi puissant qu’un supercalculateur des années 1960, matériel qui avait en son temps justifié la création en France du Plan calcul. Il faut donc admettre que les moyens informatiques seront accessibles à des pays de faibles ressources disposant d’un potentiel d’ingénieurs et de techniciens avisés.
Des conséquences importantes
Les précédentes tendances vont-elles révolutionner l’art de la guerre, bien qu’aujourd’hui seules quelques expériences soient disponibles pour appuyer des raisonnements à long terme ?
La baisse des coûts permet déjà la diffusion des ordinateurs à tous les échelons des forces. Demain, elle permettra la conception et l’évolution rapide de logiciels intégrés. L’intégration des techniques de l’informatique et des télécommunications va accélérer la circulation et la diffusion de l’information de haut en bas de la hiérarchie et favorisera le travail coopératif à distance.
La généralisation de l’image va d’abord entraîner une saturation d’images avec la multiplication des capteurs. Puis des méthodes de classification et de traitement permettront de n’obtenir que les images pertinentes pour les décideurs. Les extensions intelligentes de l’informatique vont d’abord concerner les SIC (Systèmes d’information et de communication), puis la recherche d’informations pertinentes pour la prise de décision. Le multilinguisme risquant de devenir une pratique courante en opérations interalliées sur des théâtres étrangers, les traitements linguistiques automatiques seront demandés largement.
La domination des technologies civiles va obliger la défense à acheter sur le marché industriel normal et à sélectionner ses axes de recherche et développement sur des sujets spécifiquement militaires ou particulièrement avancés techniquement. Les principaux fournisseurs ne seront plus français mais internationaux, et le pouvoir d’influence des achats militaires continuera à diminuer. L’internationalisation et la prolifération des systèmes d’information vont nécessiter de dominer le contenu informatif plutôt que les techniques employées. La maîtrise de la connaissance l’emportera sur la possession de systèmes.
La multiplication des flux et des stocks d’informations permise par l’évolution des techniques donne une nouvelle dimension à l’art de l’anticipation et de la résolution des conflits ; mais, paraphrasant une citation célèbre, « informatique sans doctrine militaire n’est que ruine de l’art de la guerre ». ♦