Présentation
Nous allons consacrer cette réunion à un premier examen du problème des frontières, des conflits, des différends et des interrogations qui en résultent. Je dis un premier examen, car vous comprendrez que l’ampleur du sujet exclut qu’on en fasse aujourd’hui une étude exhaustive ; sa complexité exige des approches différentes.
Quand ce thème a été retenu par notre conseil d’administration, nous avons été pleinement conscients du fait qu’il ne pouvait s’agir que du point de départ d’une réflexion qu’il faudra poursuivre, soit au cours de réunions de ce genre, soit dans les colonnes de notre revue, avec des contributions autres que celles que nous allons entendre, ou pour approfondir tel ou tel cas particulièrement aigu que l’actualité nous proposera.
En vérité, il y a une période historique de stabilité des frontières et il y a des époques de rupture et de bouleversements. Sans conteste, nous sommes dans cette deuxième catégorie de cas. Il est arrivé très rarement dans l’histoire qu’une aussi vaste partie du monde ait vu les frontières des États ainsi bouleversées. En très peu d’années, deux ou trois, ces frontières ont été transformées radicalement, depuis les rives de l’Adriatique jusqu’aux confins de la Chine.
La carte géographique en a été transformée mais encore plus que cela ! Il s’agissait pour l’Union soviétique d’un ensemble bien antérieur au temps où elle s’appelait ainsi, édifié au cours des XVIIe et XVIIIe siècles et qui demeura, à peu de chose près, semblable à celui que nous avons vu éclater sous nos yeux. Il en résulta une série de crises humaines : économiques parce qu’il s’agissait d’un tissu confectionné en commun au cours des décennies et même des siècles et qui s’est trouvé tout à coup déchiré : sociales parce que de cet éclatement naissaient naturellement des bouleversements de société, des ruptures de comportement, des déchirements de toute nature, dont nous sommes très loin d’avoir perçu toutes les conséquences.
Ces changements de frontières, comme il est courant dans l’histoire, ne pouvaient donc aller sans crises et sans conflits. Naturellement on les a vus survenir, le paroxysme en étant situé en Yougoslavie, là où il était certainement le plus prévisible. La situation que nous avons devant nous fait présager une période d’instabilité, par conséquent d’interrogations au moins, de crises sûrement, de conflits peut-être. Il nous incombait donc, à nous dont la vocation est de traiter les problèmes de défense, d’examiner ce thème des frontières sous cet angle ; mais ce n’est pas le seul auquel on peut songer.
Au même moment, s’opèrent sous nos yeux d’autres fractures qui ne tiennent pas aux limites juridiques et étatiques séparant nos sociétés et nos peuples, mais à quelque chose de plus profond : leur développement, leur niveau de progression économique et social, leur emprise sur l’évolution scientifique et technique, et en définitive sur leur mentalité. Des frontières plus profondes sans doute que celles qui se trouvent entre la France et l’Allemagne, la Russie et la Chine, les États-Unis et le Mexique, oui beaucoup plus profondes, séparent les pays emportés par la vague générale du développement scientifique et technique ou industriel et ceux qui, pour des raisons évidentes, se sont engagés sur une autre voie, de sorte qu’un divorce divise maintenant les deux parties du monde. Des frontières non inscrites sur la carte émergent et lancent à nos sociétés, à nos États, à nos gouvernements, et donc à nous-mêmes, de redoutables défis.
À cela s’ajoute une interrogation tout à la fois parallèle et de sens contraire. L’observation quotidienne des événements nous oblige à prendre en compte ce qu’on appelle la « globalisation » des phénomènes, la mondialisation des questions, c’est-à-dire le fait que par-delà les frontières des problèmes communs affectent l’ensemble de la communauté internationale. Pour important qu’il soit, cet aspect est à peine relevé tant il fait partie de notre vie quotidienne. Je pense par exemple à l’ubiquité des manifestations artistiques, à la culture commune à laquelle participent la plupart des peuples par le véhicule des radios et de la télévision, au caractère transnational du développement de certaines modes ou manières d’être, à la prépondérance, à certains égards négative mais parfois positive, de la culture américaine. Dans ces phénomènes, on peut en dégager certains qui ont une influence décisive sur la vie des nations.
Quiconque a observé le développement des relations internationales, mais aussi celui de très nombreux pays, n’a pu qu’être frappé par la communauté des questions et des réponses que l’on prétend, à tort ou à raison, y apporter. Tout le monde pense à cette « dictature » du FMI qui s’est imposée à des systèmes de gouvernement différents qui ont dû recourir aux mêmes thérapeutiques pour soigner des maux qui étaient peut-être les mêmes, mais peut-être pas ; d’où cette impression d’impuissance des États et des nations par-delà leurs frontières, sous l’effet de phénomènes difficiles à contrôler et impossibles à maîtriser sans une action internationale.
Ce sont ces trois approches du problème des frontières que nous allons évoquer, tout d’abord avec la contribution de M. Yves Lacoste, géographe, directeur de la revue Hérodote, à propos des changements et de la précarité des nouvelles frontières ; puis au sujet du décalage, du fossé, sinon du gouffre entre le Nord et le Sud, avec la contribution du docteur Jean-Christophe Rufin, conseiller auprès du ministre d’État, ministre de la Défense, maître de conférences à L’Institut des sciences politiques et au Collège interarmées de défense (1) ; enfin, le problème central des interdépendances et des frontières sera traité par le secrétaire général actuel de l’OCDE, ministre plénipotentiaire, M. Jean-Claude Paye. ♦
(1) Auteur de L’empire et les nouveaux barbares, et de La dictature libérale.