Débats
• La présentation d’un monde divisé entre un Nord et un Sud suppose une certaine complicité entre les acteurs du Nord quant au lieu où se situe la frontière, le limes. Or cela est peut-être vrai dans l’univers américain ou asiatique, mais n’y a-t-il pas de grandes divergences d’appréciation, notamment entre Européens et Américains, sur le rôle des différents pays du monde méditerranéen et du Proche-Orient ?
Il est exact qu’il n’y a pas en ce domaine d’appréciation homogène ; cependant, il existe tout de même une certaine communauté d’idées sur le thème de la stabilité. Concernant des pays qui peuvent présenter une nuisance, notamment migratoire, il apparaît que l’ensemble des États du Nord adoptent la même priorité, ce qui ne veut pas dire la même attitude politique. Cette priorité consiste à dire : il faut stabiliser ces régions ; ensuite sur les moyens à adopter, les méthodes à employer, il existe effectivement des divergences, notamment sur une question comme celle de l’Algérie où les choix qui nous sont offerts sont tous mauvais. Toutefois, au-delà des divergences s’impose cette priorité d’avoir un régime stable en Algérie afin d’éviter une débâcle migratoire sur notre territoire. Autre exemple : celui de Haïti. Le président Clinton, durant sa campagne électorale, avait fait à ce sujet des déclarations fracassantes, puis il s’est résolu à établir un blocus qui a le double effet d’imposer des sanctions à l’île mais aussi et peut-être surtout d’éviter un déferlement de réfugiés en Floride. Bref, il existe entre les pays du Nord une communauté d’objectifs mais de profondes différences sur les moyens d’y parvenir.
• Le Japon est-il du Nord ou du Sud ? parce qu’il n’est pas occidental et il a entraîné (au lieu de créer cette rupture Nord-Sud) une continuité de Tokyo à Singapour et même de Vladivostok à Canberra. N’y a-t-il pas là un cas particulier ?
Le Japon reste tout de même un pays sujet au même type de préoccupations : il est extrêmement jaloux du contrôle démographique de son territoire et il veille à mettre à l’écart l’afflux de populations étrangères ; si ce problème ne se pose pas en terme Nord-Sud mais en fonction du voisinage, il n’en demeure pas moins que la politique nippone en la matière reflète celle des pays du Nord, avec ses particularités propres. Le Japon s’insère dans les règles du jeu de l’intégration industrielle et il est donc difficile de le situer ailleurs que dans l’espace septentrional.
• La recrudescence des nationalismes et des micronationalismes n’est-elle pas un effet de la diminution des prérogatives étatiques et en particulier de celle de la puissance comme critère de la légitimité des États, tout cela étant la rançon du libéralisme économique et aussi d’une certaine pacification du monde.
Il n’y a rien de moins certain. On ne peut pas établir une relation de cause à effet entre ce qui relève du domaine économique et du politique. Il y a une autonomie de ce dernier et les nouveaux États qui se constituent ne marquent pas un affaiblissement des organes étatiques, mais émanent de la possibilité pour certaines nations de profiter d’une conjoncture internationale afin de manifester leur existence. La Yougoslavie est exemplaire à ce sujet et signale le début de risques graves. Il en résulte des risques géopolitiques qu’on ne peut pas négliger.
• Il a été très peu question de la dimension religieuse qui transgresse de plus en plus les frontières ; cela apparaît en Europe médiane. Peut-on évaluer le même phénomène en Afrique en ce qui concerne la rivalité entre chrétiens et animistes par rapport à l’islam ?
L’idée que nous nous faisons du Sud n’est-elle pas trop africaine ? Cette notion a prévalu à un moment avec la perception de la pauvreté et le constat d’une croissance démographique considérable. Or, en Asie tropicale, depuis l’Inde jusqu’à la Chine et à la Corée, nous sommes en présence d’un phénomène important : ces sociétés que les historiens et sociologues appellent « hydrauliques », où l’ensemble de la population est impliqué dans une division du travail très poussée avec la maîtrise de l’eau, et qui ont eu une avance considérable sur l’Europe occidentale jusqu’au XVe siècle, sont aujourd’hui en train de rattraper un retard en mettant en œuvre un savoir-faire étonnant, avec des appareils d’État très fortement constitués, et ce Sud de l’Asie tropicale représente tout de même quelque quatre milliards d’hommes. Si on se tourne vers l’Afrique, il faut constater que les États dont les frontières ont été tracées par la colonisation sont en train de connaître un phénomène géopolitique qui est l’héritage de la traite des esclaves. Au XIXe siècle, la capture de ceux-ci se fit par des Africains pour un marché africain : il en reste un contentieux terrible, d’autant qu’après la décolonisation le pouvoir fut accaparé généralement par le groupe ethnique qui était auparavant négrier, d’où une dislocation sociale et ces luttes qu’on appelle ethniques. Dans ces conditions, les phénomènes religieux sont en conflit à partir de groupes eux-mêmes antagonistes.
Il existe dans les sociétés asiatiques et latino-américaines des phénomènes comparables, sans doute moins graves pour l’heure mais de même nature. Cette transformation de la misère des campagnes en misère des villes en quelque trente ans est un facteur commun à ces sociétés. En Afrique la déstructuration sociale prend aussi l’aspect d’une déstructuration de l’État, et de plus l’Afrique a un défaut : elle ne produit rien, même si en Asie et en Amérique latine la production reste fort inégalitaire, cantonnée à de petites zones entraînant des disparités régionales assez graves. Du point de vue religieux, l’Afrique n’a pas le monopole de ces distorsions : l’Inde n’est-elle pas elle aussi tiraillée par des affrontements à base religieuse ? Il n’en reste pas moins que l’Afrique est notre voisin et qu’en conséquence c’est par rapport à elle que nous sommes tentés de raisonner.
• Au Sud, les efforts de stabilisation semblent être le fait moins des États que des multinationales, mais combien de temps cela va-t-il durer ? Cette conception de la stabilité n’est-elle pas conservatrice, sinon réactionnaire ? Devons-nous laisser à d’autres le soin d’une animation spirituelle ou idéologique ?
La France conserve une situation particulière, car nous avons encore toute une partie de notre tradition politique qui reste universaliste et qu’il faut assumer, même si elle n’est pas dénuée d’ambiguïtés car fondée sur un passé colonial qui a parfois été contesté. Cependant, d’une certaine façon, nous restons un pays qui « va vers le Sud » en tentant d’y diffuser un modèle qui n’a rien de réactionnaire, et qui ne se contente pas d’y faire uniquement du profit. Sans doute sommes-nous à la croisée des chemins, car ce modèle français qui transgresse le mur Nord-Sud nous coûte très cher et nous sommes aux limites des interventions possibles. Il convient donc de montrer la voie à d’autres pays, en particulier européens.
• L’Agence américaine d’aide au Tiers Monde, selon le Herald Tribune, a été invitée à modifier son mode d’action et à ne plus financer des projets matériels, concrets, mais à soutenir des actions comme la défense des droits de l’homme, la protection de l’environnement, etc. Cette évolution est-elle perceptible sur le terrain ?
Il est très net que certains pays qui ont quitté la ligne de front Est-Ouest, notamment le Pakistan, ont été subitement privés de concours alors que l’aide américaine se reporte beaucoup plus soit vers des États comme le Mexique, soit vers des producteurs de coca. Il est certain que l’aide des États-Unis s’oriente dans cette direction et quitte ainsi les zones Nord-Sud. La terminologie utilisée en la circonstance permet d’établir un choix entre les pays qui bénéficieront de l’aide et ceux à qui elle sera refusée. C’est inquiétant dans la mesure où cela permet de se dégager de toute assistance envers certains États qui en auraient particulièrement besoin, car on ne peut croire à la « conditionnante » des droits de l’homme : il n’y a là rien de très fécond, de telles conditions revenant à précipiter encore plus un pays dans le chaos.
L’attribution de l’aide n’est pas toujours le moyen le plus efficace pour assister les pays dans leur développement. L’OCDE en a fait le constat et sans doute est-il préférable d’ouvrir nos frontières aux produits de ces pays du Sud. L’Administration Clinton a fait prévaloir les règles morales sur toute autre considération, d’où une diminution de l’aide.
• Une question essentielle : oui ou non les cultures du Sud sont-elles aptes à accepter et à pratiquer les conditions de leur développement économique sans lequel il ne saurait y avoir d’accès à la démocratie ?
Actuellement existe cette coïncidence entre une globalisation économique se développant par le jeu combiné de l’ouverture des frontières, la concurrence, les progrès technologiques, et d’autre part une fragmentation politique. La question qui se pose est finalement : qu’est-ce qu’une nation ? la France est-elle une nation ? On voit apparaître des identités plus petites que celles auxquelles on était accoutumé au cours des derniers siècles, mais sont-elles viables économiquement et par conséquent politiquement ? Il est vrai que les petites entreprises font preuve d’une vitalité exemplaire, mais le même phénomène peut-il se reproduire pour les entités politiques ? ♦