Débats et conclusion
• Il est évident que les conceptions de la France et de l’Allemagne sont toutes deux en pleine évolution. Certes celle-ci n’est pas parfaitement parallèle puisque nous partons de points de vue fort différents, et la seule question qui compte est de savoir si nous nous rapprochons ou si nous nous éloignons. Or, par rapport à la période où la France insistait sur le caractère national de sa défense, où elle s’était retirée de l’Otan, où nous avions une force de dissuasion nationale dont il était exclu qu’elle puisse protéger aucun de nos partenaires, il me semble que nous avons évolué en faveur d’un rapprochement. Celui-ci est-il suffisamment accentué pour qu’on puisse se promettre une défense européenne harmonieuse ? Nul doute que nous ayons encore du chemin à parcourir, mais nous nous sommes engagés sur cette route. Il est de plus évident que nous devons aboutir à un accord avec les États-Unis pour une restructuration de l’Otan ; celui entre la France et l’Allemagne, au sujet de la défense, passe par Washington.
• M. François-Poncet a préconisé le retour au noyau dur pour résoudre tous les dilemmes qu’on nous a exposés. Ce noyau dur, comment le concevoir ? Personnellement, je le vois comme un retour à l’Europe des six, à sept avec une Espagne devenue fréquentable, et posant à la Grande-Bretagne la question de confiance : êtes-vous européenne ou restez-vous transatlantique ? Parmi les risques signalés, vous avez évoqué le choc des civilisations et en particulier l’intégrisme islamique qui refuse la civilisation occidentale : quelle stratégie ou quelle politique préconisez-vous à l’égard de cette menace et êtes-vous tenté, comme les États-Unis, de reconnaître le fait intégriste en essayant de le transformer par l’intérieur ?
S’agissant du noyau dur, on ne peut pas limiter la question à la défense. L’idéal serait de ne pas avoir besoin d’un tel noyau : ce serait une Europe à 27 avec des institutions suffisamment fédérales pour fonctionner comme un ensemble. C’est utopique dans un avenir prévisible. Dès lors, on est conduit à une Europe fonctionnant à deux niveaux, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas des réformes profondes à apporter de manière que cette grande Europe, essentiellement économique, puisse fonctionner, avec notamment la création d’un exécutif européen. Cependant, même une fois résolus ces problèmes institutionnels, il n’est pas assuré que cela résolve ceux qui se posent au sujet de la défense tout comme à propos de la monnaie unique : il y aura donc obligatoirement un noyau dur qui aura un rôle à jouer dans la défense. Il est vrai que lorsqu’on parle de celle-ci, la France a une vision plus européenne que l’Allemagne attachée à l’euratlantisme. Ces vues ne sont certainement pas inconciliables ; d’autant que l’intérêt des États-Unis est l’existence d’une Europe solide.
En ce qui concerne le choc des civilisations, l’idée en revient à un auteur américain (Samuel Huntington. Voir notre numéro d’avril 1996) et l’analyse est intéressante. On assiste actuellement à trois grandes évolutions : l’une est la mondialisation dont dépendent les clés de l’avenir ; l’autre est la fragmentation comme on le constate en Bosnie et en bien d’autres endroits ; enfin il y a l’apparition de blocs régionaux. Or, ces derniers ne sont pas étrangers à l’idée de civilisation, et avec l’islam on a le sentiment d’avoir affaire à un bloc tout à la fois régional, idéologique, avec une dimension démographique qu’on ne peut négliger. Comment doit-on traiter ce problème ?
Lorsqu’on dit que les Américains nourrissent l’idée de parvenir à une transformation de l’intérieur, c’est sans doute vrai pour l’Algérie, mais vis-à-vis de l’Iran ils ont une attitude contraire. Il n’en reste pas moins que si on parvenait à transformer le fondamentalisme de l’intérieur, ce serait une excellente solution : peut-on y arriver ? c’est une question que les islamistes débattent entre eux, mais quand on considère l’Algérie, cela ne semble pas très prometteur. Le fléau de la balance est constitué par la paix entre Israël et l’ensemble du monde arabe ; celle-ci aura un impact stabilisant que nous sous-estimons.
• Mme Bloch-Lainé ayant distingué les deux concepts de défense et de sécurité, j’ai cru qu’elle allait localiser la défense sur l’Otan et la sécurité sur l’Union européenne. Ainsi serait-on sorti de l’aporie dans laquelle on s’enferme depuis des années en plaçant sur ces deux institutions les deux concepts. Puis son raisonnement a tourné en nous affirmant que l’Union européenne devait devenir une puissance à part entière, donc militaire. Ai-je bien compris ?
Il doit y avoir une continuité de logique entre une politique étrangère, de sécurité et de défense. À terme l’Union européenne qui cherche à avoir une politique étrangère, devrait avoir un système militaire à sa disposition. Le fait de plaquer sur certains organismes des fonctions spécifiques est un moyen de priver l’Union européenne d’avoir un jour une dimension de défense.
• À Maastricht, on a commis un abus de langage en parlant de Pesc ; certes l’Europe fédérale n’est pas pour demain, souhaitons-la pour après-demain, mais sans un exécutif, un gouvernement, disposant d’une légitimité incontestable, on ne peut pas parler d’une politique étrangère commune ni de défense commune. On peut améliorer les systèmes d’alliances, mais nous avons le meilleur : l’Otan. Au moins ne pourrait-on éviter un recul à l’issue de la Conférence intergouvernementale ? Comment faire pour aller vers plus de cohérence entre les actions des nations, celles de l’Union et celles de la communauté ?
On a parlé de noyau dur : cette question de flexibilité va être l’un des points centraux à l’avenir. À 27 comme à 18, il est évident que l’Europe ne pourra avancer d’un même pas. Cela se voit déjà avec Schengen, dont ne fait pas partie l’Italie, pays fondateur. On le voit avec l’Union monétaire ; et en ce qui concerne la défense, il paraît inconcevable qu’on puisse faire quelque chose d’efficace en écartant certains pays comme la Grande-Bretagne. Il existera donc plusieurs noyaux durs selon les domaines et ceux-ci ne seront pas constitués de la même manière. Alors comment agencer cela au sein de l’Union européenne ?
Le danger de cette Conférence intergouvernementale est qu’il n’en sorte qu’un plus petit commun dénominateur. En fait, il faut distinguer clairement ce qu’on appelle l’Europe à la carte et ce qu’on dénomme le noyau dur. La première consiste à dire aux pays européens : vous pouvez selon votre goût participer à telle ou telle politique ou vous en retirer. C’est une situation qui conduit à la désintégration de la communauté européenne. Quant au noyau dur, il consiste à affirmer qu’il peut y avoir au cœur de l’Europe un moteur, qui est franco-allemand, qui le restera, et la monnaie unique en sera le principal ciment. La Grande-Bretagne ne pourra pas se permettre de ne pas y adhérer et la City réclame cette intégration.
En ce qui concerne le pilier européen, il s’agit d’une solution qui s’impose, il n’y en a pas d’autre. On ne pourra pas se passer des moyens de l’Otan, et outre cela, nous devons compter avec l’avis de nos partenaires : il n’y a pas que nos amis britanniques, il y a nos amis allemands. On ne pourra donc pas réussir ailleurs qu’au sein de l’Otan et la France facilite les choses en modifiant son attitude à l’égard de cette Organisation. Le problème est de savoir comment raccorder ce pilier européen à l’Union européenne. On y réfléchira.
• On ne peut qu’être frappé par le silence de M. Arthur sur la dimension nucléaire de ces problèmes de sécurité en Europe. Or, comment la Grande-Bretagne envisage-t-elle une coopération entre les deux puissances nucléaires du continent et que pense-t-elle des idées avancées en France consistant à donner une dimension européenne à la dissuasion nationale ?
Peut-être n’a-t-on pas assez insisté sur les problèmes de temps et de déroulement : concernant l’Europe, en 2050, qu’en sera-t-il ? Fédération, confédération… ce sont des mots, mais l’Europe sera-t-elle assez soudée et assez puissante ? L’évolution depuis quarante ans est remarquable : on va vers un ensemble puissant. Cette question « temps » est illustrée par ce qui s’est passé pour la Bosnie : on est tout d’abord intervenu humanitairement, en vain, et parce que l’effort général était compromis, on a résolu d’effectuer une opération militaire. On en revient ainsi au monopole que certains pays s’octroient pour intervenir là où surgissent des turbulences, ce qui nous rappelle ce qui se passait au XIXe siècle.
Trois choses sur le nucléaire : c’est tout d’abord une arme essentiellement nationale, mais aussi collective au sein de l’Otan. En ce qui concerne les rapports franco-britanniques en ce domaine, nous avons constitué depuis dix-huit mois une commission conjointe où sont examinées les questions de doctrine, de stratégie et même techniques ; ce qui prouve qu’il existe un intérêt commun aux deux pays. De toute manière, cette coopération ne peut être crédible qu’au sein de l’Otan et on ne peut guère concevoir une communauté européenne indépendante du couplage avec les États-Unis pouvant instaurer sa propre dissuasion nucléaire.
Pourquoi fait-on l’Europe ? pour qu’elle fasse entendre sa voix sur la scène internationale ; c’est sa raison d’être. En 1913, c’est l’Europe qui dominait le monde ; en 1945, c’est le monde qui dominait l’Europe par l’intermédiaire de l’URSS et des États-Unis. C’est à cette dernière situation que la création de l’Europe unie entend porter remède. Le problème est de savoir quel type de puissance nous entendons constituer. L’Europe aura-t-elle la volonté d’être une superpuissance ? Elle en a les moyens, en aura-t-elle la volonté ? Est-ce d’ailleurs nécessaire ? Il faut qu’elle ait les moyens de sa défense tout en ayant avec les États-Unis des relations d’alliance dont il reste à déterminer l’équilibre.
Peut-on vraiment comparer notre intervention en Bosnie à celles qui eurent lieu au XIXe siècle ? N’oublions pas que ces dernières avaient un objectif colonial, ce qui n’a pas été le cas en ex-Yougoslavie. De plus, nous sommes intervenus en Bosnie à la demande de l’ONU qui a ainsi accordé une sorte d’« imprimatur » qu’il convient de développer.
• Je ne suis pas un inconditionnel du service militaire mais l’exemple de la guerre du Golfe n’est guère valable : notre difficulté à projeter des forces découlait de la décision du président de la République de ne pas envoyer des appelés. Dans nombre de régiments on avait beaucoup de volontaires et dans certains on a tourné la difficulté en leur faisant souscrire un engagement pour la durée de la guerre. En ce qui concerne la Belgique, sa démarche vers la professionnalisation ne peut être comparable aux conditions de notre pays. Il se pose un problème de recrutement et vous avez balayé un peu rapidement les critiques de personnalités de tous bords désignant les difficultés qu’on rencontrera pour recruter suffisamment d’hommes. Vous avez parlé de métamorphose des missions, mais il n’y a rien de nouveau… Je ne vois pas comment on aboutira aux solutions qui ont été retenues par le président de la République, et à ce sujet je me demande si les chiffres qu’il a avancés au cours de son allocution, en particulier sur la professionnalisation qui coûterait 15 % moins cher, sont valables.
En ce qui concerne le Golfe, et ni M. Védrine ni M. Chevènement ne pourraient affirmer le contraire, la décision du président de la République a été de ne pas envoyer sur place plus de 10 000 hommes : ce n’était donc pas une question de moyens, c’était une décision politique. Donc, l’argument qui consiste à dire qu’on n’a pas pu rassembler plus de 10 000 hommes ne tient pas, et d’ailleurs aucun des trois régiments de parachutistes qui étaient disponibles n’a été engagé dans le Golfe.
• Convient-il d’uniformiser les systèmes dans les différents pays européens dans l’optique d’une défense européenne commune ? À propos du recrutement, comment cela se passe-t-il dans les pays qui ont déjà adopté la professionnalisation ? Enfin, ces armées professionnelles acceptent-elles l’idée de la mort possible ?
Dans le schéma retenu par le président de la République, il y a 100 000 militaires du rang pour l’ensemble des forces françaises, dont 70 000 environ pour l’Armée de terre. Alors quelle différence faites-vous entre militaire professionnel et militaire de métier ? D’autre part, pensez-vous qu’un militaire du rang ait vocation à le rester sa vie entière, et comment lutter contre le vieillissement de cette population qui subirait inévitablement aussi une usure morale ?
À la fin de la dernière guerre, l’état-major britannique a discuté des problèmes de professionnalisation de l’armée et il avait insisté sur le coût d’une armée de métier. Il semble qu’on veuille développer nos armées vers des forces de projection : cette perspective est-elle compatible avec le fait de se dégager de tout programme d’avion de transport et aussi de repousser la mise en chantier du deuxième porte-avions ? À l’échéance 2015, l’Armée de terre disposerait de 40 % de chars en moins qu’actuellement, la Marine subirait une diminution de 25 % de ses moyens, M. Chirac envisage de n’avoir que deux SNLE à la mer si c’était nécessaire : tout cela est-il cohérent avec la défense française ?
Le recrutement est en effet un problème, mais la qualité du professionnalisme n’est pas en cause : il faut essayer d’anticiper les mouvements, voir quelle sera l’évolution dans la formation, le nombre de bacheliers initiés aux formations qui vont apparaître… L’uniformisation des systèmes en Europe : non, je crois qu’il faut que chacun reste ce qu’il est. Dans des forces multinationales, on aura des Français avec une armée de volontaires, des Allemands avec une armée de conscription et des Espagnols qui augmentent le nombre d’engagés.
En Grande-Bretagne, il est vrai qu’il y a eu des difficultés, mais permettez que j’avance à titre personnel un indice sur le retour à la conscription en Grande-Bretagne : il faudrait que les Tchétchènes soient aux portes de Londres pour qu’on rétablisse la conscription. Malgré tout ce qui peut être agité çà et là, celle-ci est bel et bien abandonnée.
Quand vous évoquez la relation de mort et de l’engagé, les différentes études qui sont conduites paraissent indiquer que les engagés résistent mieux à la confrontation au spectacle de la mort comme à l’approche de dangers extrêmes. Il semble donc que l’engagé soit mieux à même de résister à ce stress lié au combat que l’appelé.
• Les États-Unis et l’Europe des douze ont à peu près le même PIB ; il devrait même être un peu supérieur actuellement en Europe. Nous allons nous retrouver avec des dépenses de défense de 4 % du PIB aux États-Unis et exactement de la moitié en Europe : nous jouons ainsi à un contre deux, ce ne sera pas facile.
Vous avez insisté sur le fait que l’industrie aéronautique américaine bénéficie de ses commandes militaires pour être agressive dans le domaine civil : cela suppose que les budgets de la défense soient très importants aux États-Unis, comme ils le sont effectivement, alors que nous nous orientons vers des budgets en baisse, et dès lors il semble difficile que la défense française puisse soutenir par ses commandes militaires l’industrie aéronautique civile.
En toute logique on pourrait penser que l’Europe serait plus forte que les États-Unis puisque son PIB est supérieur. Seulement il n’y a pas d’unité de commandement ; en fait la logique voudrait que la politique de défense dépende de la politique internationale et de sécurité et que celle d’armement découle de celle de défense, puis que de cette politique d’armement dépende le tissu industriel. Or, ce dernier ne peut pas attendre que les politiques se soient mis d’accord, de sorte que l’industrie d’armement se construit au hasard des occasions sans qu’une politique claire ne se dégage jusqu’à présent en Europe. De plus, les points de vue des différents partenaires européens sont fort différenciés. Quand un pays se soucie énergiquement de son existence, de sa volonté d’affirmer sa souveraineté (comme ce fut le cas de la France sous l’impulsion du général de Gaulle), cela se traduit par la création d’une industrie forte. Dans les pays qui ont renoncé à jouer un rôle sur la scène internationale, comme la Hollande par exemple, le tissu industriel est de plus en plus en recul, et quand on est dans cette situation on raisonne de manière tout à fait différente. Tant qu’il existe plusieurs fournisseurs en compétition, le pays client en tire bénéfice. Il perd de son autorité politique mais il y a renoncé a priori.
Or, quand on construit l’Europe, il faut trouver un point d’équilibre et dans ces conditions il est évident qu’il se situe beaucoup plus bas qu’aux États-Unis. Est-ce que l’Europe pourra se sortir de ce combat acharné où les Américains n’ont aucun complexe, voulant absolument dominer ? Cela ne sera possible que par un renforcement de nos liens, par un arrêt de la baisse des budgets de défense. Sans doute faudra-t-il opérer des choix plus sélectifs en affichant les créneaux dans lesquels nous entendons nous maintenir, en abandonnant tous les autres. C’est une position de repli qui, un jour ou l’autre, nous posera de sérieux problèmes. C’est à nous tous de faire comprendre au pouvoir politique qu’on ne peut pas jouer indéfiniment avec la variable d’ajustement que constituent les budgets de défense.
Cela me permet de revenir sur la question concernant la cohérence de notre politique de défense : la cohérence n’est pas uniquement politique ; on fait avec l’argent dont on dispose, même s’il est vrai que faire la politique de ses moyens n’est pas avoir les moyens de sa politique. Dans les affaires d’armement le poids des décisions passées est considérable et la marge de manœuvre financière contraint à des choix de plus en plus difficiles. Ce qui nous donne un garde-fou, c’est que l’arrêt de certains programmes a des conséquences industrielles, sociales et de politique régionale très lourdes, de sorte qu’on recule toujours face à de tels choix.
• Ce qui me frappe dans le rapprochement Dassault-Aerospatiale, voire avec Thomson, c’est qu’il s’agit d’une décision purement nationale. Il n’y a aucune perspective européenne et on a le sentiment qu’on « resserre les boulons » du côté français. Or, une sécurité européenne partagée devrait conduire à créer le maximum de liens avec les Allemands et les Anglais s’ils le veulent.
Depuis 1988, il y a eu plus d’une centaine d’opérations de restructuration et plus de la moitié sont transnationales, et c’est la France qui en a été l’acteur majeur. En Italie, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Espagne et en Suède, les restructurations sont purement nationales et aujourd’hui il n’est pas anormal qu’on se pose la question d’une harmonisation chez nous et qu’on la mette en œuvre si on ne veut pas se faire dominer par les autres.
• Quel avantage retire-t-on d’un rapprochement entre les industries fabriquant des avions militaires et celles qui font des avions civils ? Il y a le problème de la recherche : aux États-Unis, la NASA irrigue entièrement les industries avec des crédits de recherche. Dès lors, dans quelle mesure le rapprochement des avionneurs civils et militaires pourrait améliorer l’utilisation des crédits de recherche ?
Le meilleur emploi des crédits de recherche est une des données, mais il y en a d’autres. Des organismes comme l’Onera effectuent des recherches aussi bien pour Aerospatiale que pour Dassault, et ces études pourraient fort bien n’être faites qu’une seule fois pour un seul industriel, cela ferait déjà des économies. Dans le domaine des moteurs, cette industrie n’existerait pas s’il n’y avait pas les moteurs militaires : la Snecma aurait disparu. Il y a donc des transferts de technologies sans que ce soit à sens unique.
Quand on cumule en France le nombre des bureaux d’études, on dispose d’énormément de monde par rapport aux crédits que l’on pourra investir dans l’avenir. Il vaut donc mieux regrouper ces bureaux (dont aucun n’a démérité, loin de là), car on passe assez simplement d’un système militaire à un système civil, ce qui permettra de maintenir les équipes sur une plus longue durée parce que les cycles ne sont pas les mêmes. Certes, cela se traduira par des réductions d’effectifs contrairement à ce qui nous est assuré. Nous avons déjà perdu 100 000 emplois entre 1984 et 1994, tout en freinant pour des raisons électorales, et désormais les industries ont à résorber les sureffectifs qu’ils ont accumulés.
• On nous affirme que la concurrence américaine est impitoyable et nous n’envisageons rien de concret en Europe. Est-il bien cohérent d’abandonner le programme d’avion de transport et de viser à avoir une capacité de projection de forces ? Quelle est la différence entre les crédits de recherche des États-Unis et ceux de l’Europe ?
Le rapport des crédits de recherche entre les deux côtés de l’Atlantique est de un à sept ; ce qui explique qu’en ce qui concerne le programme d’avion gros-porteur il manque l’argent nécessaire pour le financer. De plus, il y a des choses qu’on ne dit pas : le problème de l’avion de transport, ce n’est pas la cellule, c’est le moteur et nous ne disposons pas de moteur adapté à cet avion. Il faut donc financer un moteur spécifique pour une série de 250 appareils ; avouons qu’en ce qui concerne la rentabilité économique, ce n’est pas très raisonnable. Même en joignant toutes nos capacités en Europe, on est dans l’incapacité d’assurer le financement de ce programme.
Il n’est pas contradictoire de vouloir renforcer l’industrie nationale, car nous sommes les premiers acteurs de la construction européenne. C’est la France qui a été l’initiatrice d’une structure d’armement à l’échelle européenne, ce qui s’est traduit par un premier noyau franco-allemand ; elle a été l’acteur le plus dynamique dans l’édification d’une industrie européenne de défense : on ne peut donc pas lui reprocher d’avoir aujourd’hui un discours trop national.
• Il y a vingt-cinq ans, nous avons été capables, bien que la situation financière n’ait pas été très bonne, de mener à bien des programmes en coopération avec nos partenaires (Alpha Jet, Transall, Jaguar, Milan, Hot, etc.) et on a l’impression aujourd’hui que cet effort n’a laissé aucune trace, alors qu’on entend mener à bien une Europe de l’armement.
Cela n’a laissé aucune trace car il s’agissait d’un contrat de mariage avec le procès de divorce dans la poche. Quand deux pays se mettaient d’accord pour faire un programme en commun, chacun d’eux réclamait, au titre du retour industriel correspondant au financement auquel il participait, des capacités techniques qu’il n’avait pas. Celui qui n’était pas compétent dans ce secteur exigeait cependant de développer cette activité chez lui pour renforcer sa propre industrie, ce qui a conduit à des quantités de duplication en Europe, à augmenter le coût global de ces programmes ; or désormais, on ne peut plus agir de la sorte, il faut rationaliser les moyens industriels de manière qu’ils puissent travailler selon les lois économiques. Un exemple : Eurocopter qui a été lancé il y a quelques années, qui a permis un certain nombre de rationalisations, mais sans aller au terme ; contrairement à ce qu’on dit en général, ce n’est pas la faute des Français : la rationalisation voudrait que l’on fasse les pales d’hélicoptère dans un site, les boîtiers de transmission dans un autre, ainsi de suite ; le président d’Eurocopter y est tout à fait disposé mais ses partenaires ne l’entendent pas ainsi. Il y a encore du chemin à faire dans les mentalités. On peut fort bien clamer : vive l’Europe, mais si les autres ne viennent pas, que fait-on ? Quand il est question d’un partage des technologies, nos partenaires rechignent, et ce n’est pas la faute des Français si on n’aboutit pas à un résultat.
Nous avons vendu des produits comme l’Alpha Jet parce que nous disposions de marchés sur lesquels les États-Unis ne voulaient pas être présents : il n’en va plus de même désormais car ils ont des surplus et ils les distribuent. L’an dernier, le Pentagone a donné 150 hélicoptères sur le marché national ; comment voulez-vous rester compétitif ?
• En l’absence d’une politique concrète d’armement, ne peut-on pas considérer que les discussions sur la Pesc restent vaines ?
Tout au contraire, la politique d’armement découle de celle de sécurité : telle est la logique, sinon nous entrons dans une perspective purement économique, ce qu’appliquent d’ailleurs certains de nos partenaires, et ce qui conduit alors la Commission européenne à s’intéresser de plus en plus à l’industrie d’armement, oubliant que ce secteur n’est pas de son ressort.
• Toutes ces considérations vont-elles conduire à l’abandon du formidable potentiel nucléaire de défense tactique que la France avait mené à bien depuis trente ans ? Il n’est pas question de faire des « gesticulations nucléaires », mais simplement de conserver un système de défense extrêmement moderne et dont nous pourrions avoir besoin à l’avenir.
Tous les chercheurs savent que l’invulnérabilité de la Fost n’est pas d’une pérennité assurée, même si dépister un SNLE n’est pas facile. Qu’il faille avoir une multiplicité des composantes de manière à remédier à un éventuel saut technologique qui permettrait ce pistage est une évidence, mais je ne suis pas certain que conserver Albion soit le meilleur moyen car dans la conjoncture nouvelle ses capacités de frappe ne sont pas tellement avérées.
À propos des éventuelles campagnes contre le nucléaire, je pense que cela n’a guère d’importance si ça se passe en Europe, et le président de la République a eu raison de décider la reprise de nos essais. Il est de peu d’importance que dans les autres pays d’Europe on conteste la dissuasion française, mais si l’opinion publique française remettait en cause le nucléaire, le décideur politique aurait à faire face à un problème majeur. En ce qui concerne la dissuasion concertée il faut admettre que la décision ne se partage pas ; il faut donc qu’il y ait un pouvoir politique unique car il ne peut y avoir de décision collégiale, mais rien n’empêche le décideur français d’afficher que nos intérêts vitaux sont étendus à l’Europe.
• Devant présenter dans une perspective historique la prospective d’une dissuasion européenne, j’avais abouti à ces conclusions : une dissuasion concertée en Europe ne me paraît pouvoir être envisagée que : 1° si la garantie nucléaire des États-Unis devient peu crédible ou pas crédible puisqu’elle est prioritaire aux yeux de nos partenaires ; 2° si la Grande-Bretagne renonce à ses relations spéciales et exclusives avec les États-Unis ; 3° si la France renonce à son entière autonomie de décision, ou plutôt accepte la création d’un groupe de concertation analogue au groupe des plans nucléaires de l’Otan ; 4° si cette concertation se limite aux membres fondateurs de l’UEO auxquels il convient maintenant d’adjoindre l’Espagne, car ils constituent par leur situation géographique le noyau dur d’une Europe à communauté de destin et donc à aspiration politique avec ensuite une éventuelle Europe de la défense. Celle-ci ne pourra acquérir une dimension mondiale que si elle reste nucléaire face à une Russie et en présence d’une Asie et d’une Amérique qui le resteront certainement.
• L’abandon du nucléaire tactique est en cours. En ce qui concerne le plateau d’Albion, il n’y a pas eu de débat, c’est la technostructure qui a décidé de son sort ; d’autre part son coût de fonctionnement correspond à un dixième de celui de la totalité de la flotte ; il y a donc peut-être une raison de conserver un moyen de dissuasion qui dispose d’un certain pouvoir, mais la question semble réglée et le président de la République a tranché. Les SNLE sont invulnérables, mais nul ne sait si certains États ne vont pas disposer de la capacité de les traquer. Quant à dire que la contestation en Europe nous est indifférente, oui mais on ne peut pas tout à la fois vouloir construire l’Europe et avoir à ce sujet une clause de désengagement, il faut être cohérent.
Une dissuasion concertée devrait-elle concerner uniquement les membres fondateurs ou la totalité de l’Union ? On peut évoquer la communauté de destin, mais un Allemand rétorquera que celle-ci, il l’a autant avec la Suède qu’avec la France. Aux yeux de nos partenaires elle ne s’apparente pas tout à fait à la conception que nous en avons.
Le problème du plateau d’Albion ne se pose pas en coût d’entretien par rapport à celui de la Fost. On admet que dans les dix ans qui viennent la France ne sera pas soumise à un chantage nucléaire ; or d’ici dix ans le système Albion actuel sera périmé. Il faudrait donc dépenser 35 milliards pour renouveler Albion alors que les ressources font défaut. La solution adoptée est donc la moins mauvaise.
• Peut-on faire une monnaie unique avec des pays qui contestent notre armement nucléaire ? En cas de crise, elle serait directement affectée et nous en subirions les contrecoups financiers alors qu’en ce qui concerne la défense nous ne serions pas directement menacés ?
Oui à la dissuasion pour l’Europe mais soyons beaucoup plus attentifs à ce que pensent nos partenaires, car il y a un hiatus avec eux. En ce qui concerne Albion, on a parlé de 35 milliards pour sa modernisation mais certains murmurent que les estimations ont été gonflées : en fait on ne sait pas combien cela coûterait.
Est-il dérisoire d’attacher de l’importance aux déclarations et aux négociations sur l’armement nucléaire ? Je ne le pense pas dès lors qu’il s’agit de démarches des responsables politiques.
Le but de la journée était de faire apparaître que le discours sur la défense de la France ne correspond pas à celui que nos partenaires européens ont. Parmi ces clivages, celui entre sécurité et défense a été mis en évidence ce matin, et il a réapparu à propos du nucléaire car notre dissuasion impliquait la menace d’un ennemi ; celle-ci a disparu et nous sommes dans un monde où le mot sécurité tend à prendre le pas sur celui de défense et cela est au cœur de la problématique nucléaire. Tant qu’on n’aura pas trouvé le rôle que joue le nucléaire dans ce monde où la notion de sécurité prend de plus en plus d’importance, le débat ne sera pas tranché et il y aura toujours quelqu’un pour demander à quoi servent nos armes dans ce nouveau contexte.
Conclusion
Au terme de cette journée d’étude, il m’apparaît que la plupart des questions fondamentales concernant la sécurité et la défense de l’Europe ont été posées.
Qu’en faut-il retenir ?
En premier lieu, la diversité des opinions exprimées montre bien l’absence d’une réelle identité de vue concernant la défense. Deux lignes principales se dégagent de ces débats : les partisans du renforcement des institutions internationales ONU, OSCE, qui a pour but d’augmenter la sécurité, c’est-à-dire la prévention contre toute agression, et les partisans d’un système de défense — les armes — capable de s’opposer à l’agression elle-même. En vérité, ces deux courants de pensée sont complémentaires, comme le sont la diplomatie et la force armée. La crise de l’ex-Yougoslavie n’en est-elle pas le meilleur exemple actuel ? et n’a-t-elle pas montré l’impuissance des Européens — par manque de moyens militaires — à résoudre, en l’absence des États-Unis, ce délicat problème au cœur même de l’Europe ? En tout état de cause, la vraie question n’est-elle pas dans l’abandon d’une partie de la souveraineté de chaque nation ?
En second lieu, les opinions divergent sur la multinationalité de la défense : pour les uns, celle-ci doit rester l’affaire de chaque nation, voire d’alliances ayant déjà fait leurs preuves ; pour les autres, la notion de défense européenne est irréversible et restera étroitement liée à l’Alliance atlantique. Nous avons même entendu des positions encore plus tranchées comme « je ne crois pas à un pilier européen de l’Alliance ». Là encore, l’actualité montre la gestation de plusieurs forces multinationales qui ont bouleversé les idées reçues et les structures antérieures : Eurocorps, Eurofor, Euromarfor, groupe aérien franco-britannique. Simultanément, toujours en ex-Yougoslavie, la mise en place sous commandement Otan, c’est-à-dire américain, de l’Ifor (force d’interposition) qui faisait suite à l’engagement de la force européenne de réaction rapide, redonnait le maximum de poids à l’organisation militaire de l’Alliance, aujourd’hui seule capable d’assumer un tel rôle.
Côté français, il est clair que les réformes annoncées par le président Chirac — professionnalisation d’une armée qui va perdre le tiers de ses effectifs, reconfiguration de l’industrie d’armement qui doit retrouver sa compétitivité — vont dans le sens d’une démarche nouvelle pour articuler nos alliances diplomatiques et industrielles vers une Europe de la défense qui est le grand dessein du président de la République, j’en suis convaincu. On peut souhaiter que ce même dessein soit le souci principal des dirigeants des autres pays de l’Union afin que l’Europe existe enfin.
Je remercie tous nos intervenants de leur contribution à cette journée d’étude. Mes remerciements vont également à tous ceux qui ont participé à la préparation et au déroulement de cette manifestation. Merci à vous tous de votre attention. ♦