Ramses 94, synthèse annuelle de l’actualité mondiale
Le Ramses 94, c’est-à-dire le Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies de l’Institut français des relations internationales (Ifri), est donc paru en octobre, comme chaque année. Selon une tradition maintenant bien établie, il nous est présenté en trois parties, dont deux traitent respectivement des évolutions politiques et économiques survenues dans le monde au cours de l’année écoulée, alors que la troisième partie est consacrée à un thème d’actualité.
Cette année, le thème choisi a été l’Afrique subsaharienne, et il a été traité, sous la direction de Christophe Carle, par les meilleurs experts de ce sujet. Ils exposent d’abord les évolutions et pesanteurs de la région, dont les États sont marqués par des nationalismes de fraîche date, et par ailleurs confrontés aux tendances opposées du panafricanisme et des séparatismes régionaux, alors que l’Est africain est « au bord de l’éclatement » et que partout « le développement est en panne ». Les auteurs analysent ensuite de façon détaillée les « défis africains » que constituent une démographie galopante (population multipliée par 3 d’ici l’an 2025), les famines et les maladies endémiques (le Sida ne diminuerait que de 5 % la précédente proportion), les tendances ancestrales aux migrations et le développement nouveau de l’urbanisation (50 % de la population en 2025). Une autre analyse intéressante est celle du « formidable regain du religieux » qu’on y observe et des relations avec l’islam, les États arabes et Israël qui en découlent. Sont aussi analysés avec pertinence le problème que pose en Afrique la démocratisation de l’État et les résultats encore ambigus de l’expérience tentée avec les « conférences nationales », puisque celles-ci sont confrontées aux risques d’un multipartisme basé sur les clivages ethniques ou religieux.
L’étude des problèmes de cette Afrique subsaharienne se poursuit par celle des relations interafricaines, puis des relations de l’Afrique avec le reste du monde. Pour les premières, les auteurs posent en principe qu’une meilleure organisation des rapports passe par la reconnaissance préalable de la réalité des relations économiques dans la région, car les flux enregistrés ne représentent qu’une très faible proportion de la réalité. Il en résulte un ensemble d’intérêts acquis qui s’opposent aux progrès de toute intégration formelle. Une autre remarque éclairante concerne la nature des conflits armés en Afrique subsaharienne ; ceux-ci sont en effet rarement expansionnistes, mais le plus souvent d’origine interne, résultant alors de la désintégration de l’État, ou souvent d’une résistance à celle-ci, « l’État montrant alors une capacité inattendue à résister aux tendances centrifuges ». Parmi les dynamiques majeures d’intégration, les auteurs retiennent celles résultant des migrations interafricaines et des échanges économiques informels, et plus classiquement des pôles d’intégration que pourraient constituer les pays pétroliers du golfe de Guinée, les pays miniers de l’Afrique australe et aussi ceux de la zone forestière producteurs de café et de cacao. Pour ce qui est des relations extérieures de l’Afrique subsaharienne, les auteurs constatent bien sûr que cette dernière est désormais « orpheline de la guerre froide » ; mais aussi que la diplomatie américaine y reste cependant « activiste », comme l’est aussi devenue l’aide au développement dispensée par le Canada et l’Allemagne. Quant à la France, ses « liens avec l’Afrique sont encore solides » constatent les auteurs, qui esquissent alors « un nouveau dessein pour la France », fondé sur la « contractualisation de l’aide » qu’elle doit continuer à apporter à l’Afrique subsaharienne.
Examinons maintenant, bien qu’elles précèdent la partie thématique de l’ouvrage, les deux parties que le Ramses 94 a consacrées à l’analyse critique des événements politiques et économiques de l’année écoulée, sous les directions respectives de François Godement et de Françoise Nicolas. Leurs sous-titres en indiquent clairement les orientations ; pour la partie politique, on lit en effet successivement : « ordre et désordre en perspective », « l’Europe introuvable », « un nouveau démarrage des États-Unis ? », « une Asie multipolaire » ; et pour la partie économique : « divergences » (morosité dans le monde industrialisé, pôles de croissance dans le monde en développement, notamment en Asie), « la Russie entre transition et désorganisation », « le décollage de la Chine », « la réforme économique de l’Inde à l’épreuve ».
Dans son introduction, Thierry de Montbrial a fait une synthèse magistrale des enseignements qu’on peut tirer de toutes ces analyses ; et il l’a actualisée, puisqu’elle datait du mois d’août 1993, lors d’un colloque qui s’est tenu pour présenter le nouveau Ramses, et au cours duquel les chercheurs de l’Ifri ont eux aussi réactualisé leurs précédentes analyses. Ce colloque, placé sous l’invocation de « l’Europe introuvable », a comporté de son côté deux parties, l’une consacrée à « l’Europe en crise » (crise du politique et crise de l’économique) et l’autre à ses « défis extérieurs » (dans les Balkans, devant l’Asie et face au Sud). Parmi les nombreuses réflexions intéressantes émises dans ces deux occasions, nous avons retenu plus particulièrement les idées suivantes :
• L’ordre n’est pas une fin en soi, car il peut être déplaisant comme ce fut le cas pour celui qui « régnait à Varsovie ». Aujourd’hui, puisqu’il s’agit de « gérer le changement », l’ordre devrait consister en un ensemble de règles du jeu, admises comme telles par les partenaires d’un projet collectif.
• L’idéal de la sécurité collective est à conserver, mais on a trop demandé à l’ONU et il faut donc doter cette dernière de relais régionaux. L’Europe est à cet égard la mieux préparée, car elle est la seule partie du monde à disposer d’un embryon d’organisation régionale ; mais l’Otan devrait y conserver un rôle de réassurance contre la réapparition d’une menace russe, et pour le reste, elle devrait évoluer afin de pouvoir se comporter en « société de services » de la sécurité collective.
• Le monde de l’ex-URSS reste celui de la « Realpolitik ». La notion de « glacis » continue à y être très présente et on ne peut exclure un retour de l’impérialisme russe.
• Les États-Unis hésitent encore entre la tentation d’un repli sur eux-mêmes et le désir de rester, malgré tout, la seule superpuissance. Ils semblent vouloir adopter la solution d’un « leadership partagé », qui s’inspirerait du principe du « partage du fardeau » (burden sbaring).
• Le bloc Asie-Pacifique entend dépasser l’Occident et il va falloir compter de plus en plus avec la Chine.
• La prolifération nucléaire doit être traitée d’un point de vue politique plutôt que technocratique comme on a eu tendance à le faire jusqu’à présent. Le vrai problème pratique est celui de la menace d’emploi d’une bombe nucléaire rustique, et c’est donc à lui qu’il faut réfléchir, aussi bien politiquement que stratégiquement. Toutefois, il reste pour nous d’autres menaces peut-être plus immédiates, comme celles résultant de migrations massives non contrôlées ou de la résurgence du terrorisme.
• Enfin, « gardons-nous de tout pessimisme comme de tout optimisme excessifs, et n’oublions jamais que l’avenir dépend avant tout de la conduite des hommes ».
C’est sur cette réflexion du directeur de l’Ifri, marquée de la plus haute sagesse, que nous terminerons notre présentation du Ramses 94. Nous espérons avoir, une fois encore, montré que cet ouvrage constitue non seulement un document de référence de premier ordre, par les récapitulations, les chronologies, les statistiques, les cartes et les index qu’il contient, mais qu’il est aussi d’une lecture particulièrement stimulante du point de vue de la réflexion prospective, pour tous ceux qui s’intéressent à la géopolitique combien passionnante de notre temps. ♦