Géopolitique de l’orthodoxie
Récemment, nous avons eu l’occasion de dire ici l’intérêt que nous avions porté à deux petits dictionnaires de géopolitique du même auteur, intitulés respectivement Géopolitique au quotidien et Mémento de géopolitique. Aujourd’hui, c’est un précis sur la Géopolitique de l’orthodoxie que nous présente François Thual, sous un titre d’autant plus accrocheur qu’il s’agit bien de la géopolitique induite par l’appartenance à la religion orthodoxe, dont l’auteur, par ailleurs historien et sociologue de formation, est depuis longtemps un expert, alors qu’il s’est déjà montré un analyste original de la géopolitique, en « usant d’une autre façon de voir le monde et la complexité de ses conflits », pour reprendre la formule d’Yves Lacoste.
Dans son introduction, François Thual nous explique que son ouvrage est né du sentiment que certaines des crises qui agitent actuellement notre planète, notamment dans les Balkans et le monde slave, sont « avant tout des affrontements de religions et plus précisément de civilisations, c’est-à-dire de sociétés structurées par de grands courants religieux ». De ce point de vue, il considère que l’orthodoxie face à l’islam, mais aussi face au monde catholique, « a été un facteur majeur de l’Empire russe, ainsi que des États que le retrait ottoman a fait naître dans les Balkans » ; et il observe qu’en Bosnie-Herzégovine, où Serbes, Bosniaques et Croates sont tous d’origine slave et parlent la même langue, « les seules différences qui les opposent de façon meurtrière sont les clivages entre catholiques romains, orthodoxie et islam ». Il souligne alors que sa démarche n’implique aucune polémique ni aucune apologétique de sa part, ce que la suite de l’ouvrage confirme pleinement.
Se voulant bref, l’auteur ne fait remonter son analyse de l’influence géopolitique de l’orthodoxie qu’à 1815. Auparavant, il nous a rappelé utilement qu’au XIe siècle (1054) le « grand schisme », issu d’une obscure controverse théologique, a ajouté des motifs religieux aux motifs géopolitiques qui dataient de la rivalité entre l’empereur de Constantinople et celui du Saint Empire romain germanique, considéré par le premier comme un imposteur ; et aussi que le fossé s’est creusé définitivement après la prise de Constantinople par les Croisés (1204), lorsque l’établissement de la hiérarchie catholique sur les territoires de l’Église orthodoxe fut perçu comme une agression, au point qu’avant la prise de Constantinople par les Turcs (1435) on y proclamait : « Plutôt le turban que la mitre romaine ! »
L’analyse de François Thual commence donc par celle du monde orthodoxe en 1815, lorsque ses populations sont dispersées entre trois empires, l’Empire ottoman, l’Empire russe et l’empire d’Autriche. Il nous apprend alors que, pour administrer les populations non musulmanes, les orthodoxes avaient créé le système des « millets », basé sur des critères uniquement religieux. Le millet orthodoxe, qui réunissait ainsi des populations grecques, serbes, roumaines, albanaises, bulgares et arabes, avait à sa tête le patriarche de Constantinople, et son haut clergé était par suite issu de la grande bourgeoisie grecque de cette ville, ce qui lui valut l’opposition constante de petits clergés nationaux. Quant à l’Église orthodoxe russe, elle était depuis Pierre le Grand complètement asservie à l’État, tout en conservant le messianisme religieux de ses origines. Enfin l’empire d’Autriche, au fur et à mesure qu’il avait refoulé les Turcs d’Europe, y avait incorporé des populations orthodoxes, dans l’ensemble rurales et encore très près du servage. Ainsi le monde orthodoxe était-il au début du XIXe siècle divisé politiquement entre trois empires, mais encore confronté, comme au début de son histoire, d’un côté à l’islam et de l’autre au monde catholique romain.
Toutefois, notre propos n’est pas ici de résumer l’ouvrage très dense de François Thual, mais d’encourager nos lecteurs à en découvrir les aperçus profondément originaux. Ainsi en est-il de son exposé de l’influence de l’orthodoxie sur la géopolitique de l’Empire russe et de ses successeurs, qu’elle a empreinte de messianisme antioccidental et anticatholique ; puis de sa présentation de la « grande idée » grecque, animée à la fois par le principe national, qui aspire à récupérer l’ensemble des territoires ayant été grecs autrefois, et par le projet byzantin, celui d’un empire orthodoxe au service de la vraie foi. L’auteur nous explique ensuite comment le « grand projet » serbe dépasse le « panserbisme », c’est-à-dire le regroupement de toutes les populations orthodoxes, pour aspirer aussi à celui de tous les Slaves du Sud, depuis la mer Noire jusqu’à l’Adriatique. Il nous montre également l’imbrication des phénomènes national et orthodoxe chez les Roumains, les Bulgares, les Albanais, avec pour chacun de ces peuples des spécificités qui résultent de son histoire. Enfin, il nous fait découvrir l’orthodoxie arabe, répartie entre le patriarcat de Jérusalem qui est riche, et celui d’Antioche (plus tard Damas) qui est pauvre, et dont les communautés jouent encore un rôle non négligeable dans la complexité politique qu’on constate actuellement en Israël, au Liban et en Syrie.
Après nous avoir exposé comment la désintégration des États communistes avait ravivé des problématiques nationales et religieuses que l’on croyait disparues, et cela tout particulièrement dans les pays empreints d’orthodoxie, puisque la spécificité de cette dernière est « l’état de fusion symbiotique entre le fait national et le fait religieux », l’auteur tire la conclusion que la religion ne doit plus être considérée comme un facteur secondaire dans les relations internationales. Il se demande même si, avec la montée des intégrismes, « les conflits à venir ne risquent pas aussi d’être des conflits entre grandes cultures et pas seulement entre nations ? ». Il ajoute : « Auquel cas, la nation n’aura été qu’un moment de l’histoire, face à la très grande durée de ces phénomènes culturels-religieux, de ces civilisations ! »
Les conclusions de François Thual sont stimulantes, comme a été enrichissant l’ensemble de son ouvrage, car il nous aide à mieux comprendre les événements qui se déroulent actuellement dans notre vieille Europe, après le « retour de l’histoire ». ♦