Afrique - Afrique centrale : une instabilité préoccupante
Une instabilité de plus en plus préoccupante caractérise l’évolution politico-militaire de l’Afrique centrale. Sur les dix pays qui composent cette sous-région du continent (Tchad, Cameroun, République centrafricaine, Guinée équatoriale, Gabon, São Tomé-et-Principe, Congo, Zaïre, Rwanda, Burundi), on constate que deux d’entre eux sont déchirés par un grave et meurtrier conflit ethnique (le Rwanda et le Burundi), que le Tchad connaît une situation intérieure si marquée par l’instabilité qu’il a fallu, au début d’avril 1994, proroger de douze mois la période de transition qui régit le pays dans l’attente d’élections générales, que le Zaïre, lui aussi miné par ses rivalités ethniques, ne parvient toujours pas à sortir de l’impasse politique dans laquelle il végète depuis plusieurs années. Au Congo, depuis le début de l’année 1992, la crise politique qui oppose les partisans du chef de l’État Pascal Lissouba à ceux de l’opposition dirigée par Bernard Kolelas, sur fond de règlement de compte à caractère interethnique, a mis le pays à feu et à sang provoquant des dizaines de morts. Au Gabon, des émeutes violentes ont suivi les élections de décembre 1993 qui ont permis le maintien au pouvoir du régime du président Bongo. Au Cameroun enfin, une forte insécurité règne dans le Nord où s’affrontent Kotokos et Arabes Choas et où sévissent des brigands baptisés « coupeurs de routes » ; de plus, un différend territorial sérieux oppose ce pays au puissant voisin nigérian.
Sur ces dix pays, seul São Tomé-et-Principe a réussi à organiser une transition politique non violente, alors que de son côté la Guinée équatoriale reste soumise à un régime dictatorial au pouvoir depuis 1979.
Il faut ajouter à cela le fait que six d’entre eux (Tchad, Cameroun, République centrafricaine, Guinée équatoriale, Gabon, Congo) ont subi depuis le 12 janvier 1994 le choc de la dévaluation de 50 % de leur monnaie commune, le franc CFA, ce qui les a certes mis sur la voie d’une réconciliation avec les bailleurs de fonds, particulièrement sévères ces dernières années à l’égard de leurs performances économiques, mais qui les a aussi pour un temps rendus encore plus vulnérables. Pour bénéficier des financements exceptionnels accompagnant cette dévaluation et des effets attendus, ces pays vont devoir en effet appliquer une série de mesures comportant des risques sociaux : blocage des salaires, réductions draconiennes des effectifs de la Fonction publique, réductions des importations, assainissement des finances publiques… De plus, on sait que, malgré les mesures sociales prévues, les populations urbaines les plus défavorisées vont connaître une diminution notable de leur pouvoir d’achat.
Violences politiques, conflits ethniques, crises économiques, fortes tensions sociales, c’est l’addition de ces facteurs d’instabilité se développant dans plusieurs pays de la zone en même temps qui rend la situation en Afrique centrale pour le moins préoccupante. Ce contexte ne facilite pas en particulier les efforts de redressement économique entrepris dans ces pays.
L’exemple de la tension qui oppose le Nigeria au Cameroun depuis la fin de l’année 1993 est à cet égard tout à fait significatif. À l’origine de cette tension, on retrouve un différend frontalier ancien entre les deux pays, qui depuis leur indépendance ont souvent eu entre eux des litiges à propos de leur frontière commune longue de plus de 1 500 kilomètres. L’objet du récent différend est la presqu’île de Bakassi, un territoire de 1 000 kilomètres carrés situé dans le golfe de Guinée et réputé riche en poissons et en hydrocarbures. Cette région frontalière avait du temps des colonisations britannique et allemande fait l’objet de nombreux ajustements, et en 1913 les deux colonisateurs s’étaient mis d’accord sur un tracé qui situait la presqu’île dans le territoire camerounais. En 1961, après l’indépendance de ces deux pays, quand il avait fallu régler le sort de l’ancien Cameroun britannique, un plébiscite avait été organisé sous l’égide des Nations unies et les habitants de Bakassi avaient voté (ce qui confirmait leur appartenance au Cameroun) et s’étaient exprimés en majorité en faveur du rattachement au Cameroun.
En 1975, les deux chefs d’État, Ahidjo et Gowon, s’étaient rencontrés à Garoua pour conclure un accord qui confirmait l’appartenance de la presqu’île au Cameroun et définissait un tracé plus précis de la frontière. Cet accord consacrait, dit-on, la position de ce pays pendant la guerre du Biafra, au cours de laquelle Yaoundé avait refusé de soutenir la sécession. En décembre 1993, se plaignant des agissements des militaires camerounais contre les pêcheurs nigérians travaillant dans cette zone camerounaise, Lagos décide d’y envoyer des troupes et installe un dispositif de 500 hommes qui sera notablement renforcé quelques semaines plus tard. Parallèlement, des entretiens ont lieu entre les deux pays pour résoudre la crise, mais il apparaît que ces discussions, au lieu de résorber la tension, multiplient les malentendus, alors que sur le terrain des incidents graves se produisent les 18 et 19 février 1994.
À partir de là, l’escalade va commencer et le risque de conflit devenir sérieux. Il faut rappeler que déjà en 1981, une crise grave avait éclaté à propos d’incidents du même genre et qu’il avait fallu une forte mobilisation diplomatique française et des interventions politiques britanniques et américaines pour éviter la guerre.
Depuis le début de l’année 1994, nombreux sont ceux qui se sont efforcés d’intervenir auprès des deux parties pour éviter encore une fois un conflit armé dont les retombées seraient épouvantables pour toute la région. Le président togolais Eyadema, le président gabonais Bongo, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) ont notamment été sollicités. La France, liée au Cameroun par des accords de défense, a dépêché sur place des instructeurs, des hélicoptères (comme en 1981) pour manifester son soutien à son partenaire, mais dépêchait en même temps à Yaoundé et à Abuja une mission de haut niveau destinée à faire savoir aux deux parties qu’il était nécessaire de chercher une solution pacifique.
Faute d’un accord rapide entre les deux pays, le Cameroun a finalement décidé d’introduire une plainte contre le Nigeria auprès de la Cour internationale de justice de La Haye : il lui demande de définir le tracé de la frontière maritime entre les deux pays, qui n’avait jamais été précisément établi même dans l’accord de 1975, de « reconnaître la souveraineté camerounaise sur la péninsule de Bakessi et de reconnaître également que la république fédérale du Nigeria a violé et continue à violer le principe fondamental de respect des frontières héritées de la colonisation ». Le Cameroun réclame enfin que « le Nigeria mette fin à sa présence militaire en territoire camerounais en retirant ses troupes immédiatement et sans conditions ».
Si, à chaud, le conflit a pu dans un premier temps être évité, il reste que les situations intérieures économiques et politiques difficiles des deux pays ont contribué à donner une ampleur démesurée à ce litige frontalier. Il apparaît pourtant, dans les déclarations officielles des uns et des autres, que les deux parties ont eu conscience des risques considérables qu’implique l’éclatement d’un conflit armé, et même si à l’heure où nous écrivons ces lignes, aucune des deux n’a voulu s’engager sur la voie de concessions pour régler le différend, le risque de guerre semble contenu.
Si l’accumulation des facteurs d’instabilité en Afrique centrale se manifeste par une aggravation des situations politiques intérieures, on constate en tout cas dans l’ensemble de la région que les risques de conflits interétatiques sont moins grands et manifestement mieux contrôlés diplomatiquement.
Ainsi, au début de février, on a pu voir aboutir un autre conflit concernant un pays de la région, en l’occurrence le Tchad. La Cour internationale de justice (CIJ), saisie par le Tchad et la Libye, a en effet établi clairement l’appartenance tchadienne de la bande d’Aouzou, territoire frontalier de 114 000 km2 entre les deux pays, réclamé et militairement occupé par la Libye depuis 1973. Après près de deux mois de tergiversations, les deux États ont même réussi à conclure au début d’avril 1994 un accord prévoyant le retrait des troupes libyennes à partir du 15 avril et jusqu’au 30 mai. Celui-ci doit être accompagné d’une opération de déminage de la zone supervisée par 25 officiers libyens et 25 officiers tchadiens. L’ensemble de l’opération doit être contrôlé par des observateurs des Nations unies. Le texte de l’accord indique qu’« en vue d’assurer leur sécurité mutuelle, les deux parties ont convenu de s’abstenir d’encourager ou d’apporter un appui quelconque aux groupes hostiles à l’une ou à l’autre partie, à partir de leur territoire. Les deux parties s’engagent en outre, pour préserver leur bon voisinage, à n’utiliser elles-mêmes ni à permettre à des tiers l’utilisation des régions contiguës à leur frontière commune ou à leurs bases frontalières à des fins militaires hostiles à l’une ou à l’autre partie ».
Il faut enfin mentionner un autre événement important qui concerne les efforts d’intégration régionale en Afrique centrale : la signature, le 16 mars 1994 à N’Djamena, d’un traité instituant une Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (Cémac) qui regroupe les six pays de la zone franc (Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Centrafrique et Tchad). Par cette décision, les pays concernés ont voulu affirmer leur volonté de relancer une intégration économique de la sous-région qui a rencontré de nombreuses difficultés dans le contexte nouveau de la dévaluation du franc CFA. La mise en place progressive de ce nouveau « marché commun » permettra en particulier de développer entre ces six pays les échanges commerciaux qui restent trop faibles : il devrait constituer l’une des réponses positives à leurs difficultés économiques et rendre plus homogènes et plus cohérentes leurs relations en tant que membres de la zone franc. ♦