Eurodif : histoire de l’enrichissement de l’uranium
Ce livre aurait répondu à un des souhaits de Pierre Guillaumat, puisque, lorsque nous avons entrepris nos recherches pour reconstituer l’histoire de l’arme nucléaire française, il nous avait confié l’intérêt qu’il portait à celle des entreprises industrielles, ajoutant : « C’est très difficile d’écrire l’histoire d’une entreprise, puisqu’y interviennent l’influence de l’économie, de la géographie, des ministres de tutelle, la façon dont les décisions ont été prises, les erreurs qui ont été commises… » C’est pourtant à cette tâche ardue que, sous l’impulsion de Jean-François Petit alors président du directoire d’Eurodif, s’est consacré longuement Jean-Pierre Daviet, professeur à l’École normale supérieure de Cachan, afin de reconstituer l’histoire de cette grande entreprise européenne qui produit plus du quart de l’uranium enrichi destiné aux réacteurs électronucléaires du monde entier.
Ajoutons que l’usine d’Eurodif au Tricastin ayant été enfantée par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) après son grand frère de Pierrelatte qui produit, comme chacun sait, la totalité de notre uranium enrichi militaire, l’auteur a été amené à l’évoquer souvent, ce qui augmente pour nous l’intérêt de son ouvrage. Cela d’autant plus qu’il a eu accès aux archives du CEA et qu’il a pratiqué une méthode qui nous est chère, parce qu’elle rend l’histoire plus vivante, celle des interviews de ses acteurs, et parmi eux les plus déterminants pour son sujet, comme Pierre Guillaumat, Robert Galley, Robert Hirsh, André Giraud, Michel Pecqueur, mais malheureusement pas le regretté Georges Besse, puisqu’il n’était plus de ce monde lorsque l’auteur a entrepris ses recherches.
La lecture de son livre est aussi rendue plus vivante par le fait qu’il n’a pas suivi dans son exposé l’ordre chronologique cher aux historiens classiques. C’est en effet un parcours en « zigzags » qu’il nous propose : ainsi commence-t-il par nous faire visiter l’usine du Tricastin pour nous ramener aux origines de l’enrichissement en France qu’il situe en 1953, et nous transporter ensuite à la décision de 1973 concernant Eurodif, avant de nous parler des origines de la bombe, des projets français d’usine civile antérieure à 1969, pour revenir au « dossier 1973 », et nous ramener ensuite à la création en 1955 du bureau d’études industrielles du CEA, puis nous raconter l’histoire de Pierrelatte, avant d’en arriver à celle d’Eurodif. Suivent ensuite les enseignements que l’auteur tire de toutes ces aventures pour la conduite en France des grands projets industriels et plus particulièrement, bien sûr, de ceux qui ont trait à l’énergie nucléaire.
Avant de présenter à nos lecteurs ce qui peut les intéresser le plus dans cette accumulation de données et de réflexions, il faut peut-être rappeler qu’à l’origine de tout il y eut les deux « bombes », celle qui a été lancée le 6 août 1945 sur Hiroshima qui était à uranium enrichi (21 kg), et celle qui a été lancée trois jours après sur Nagasaki qui était au plutonium (6 kg), comme l’avait été aussi la bombe expérimentée dix jours auparavant à Alamogordo. Les États-Unis ne possédaient en effet alors qu’un stock de 25 kg d’uranium enrichi car sa fabrication avait posé de sérieux problèmes : on avait dû se résoudre à coupler les trois usines expérimentales qui utilisaient respectivement les procédés de la diffusion thermique, de la diffusion gazeuse et de l’électromagnétisme par calutron. Ce n’est qu’à partir de 1956 que les États-Unis disposeront effectivement d’uranium très enrichi. Ils n’en avaient pas moins lancé dès 1952 la construction d’un sous-marin à propulsion nucléaire par uranium enrichi à 25 %, le fameux Nautilus, qui entra en service fin 1954. Le programme électronucléaire américain adopta alors la même filière, c’est-à-dire celle de l’uranium modérément enrichi et refroidi par eau ordinaire, dite filière à « eau légère » par opposition à celle utilisant l’« eau lourde » ; mais ce programme fut long à démarrer, car en 1963 il n’y avait que trois centrales en fonctionnement et aucune en construction. De son côté, la Grande-Bretagne avait lancé son programme électronucléaire beaucoup plus rapidement puisque c’est en 1956 que fut inauguré son premier réacteur de puissance qui était à double objectif, c’est-à-dire production de plutonium militaire et d’électricité, conçu suivant la filière eau naturelle graphite-gaz.
Ces événements ayant été rappelés avec l’assistance des ouvrages de Bertrand Goldschmidt sur le sujet, nous revenons au livre de Jean-Pierre Daviet qui a parfaitement raison de constater que dans les domaines qui nous occupent et en particulier pour l’uranium enrichi, il y a toujours eu imbrication étroite entre le civil et le militaire. Ce fut aussi le cas en France, et à ce sujet notre auteur n’insiste probablement pas assez sur le rôle déterminant que joua en 1952 dans ces deux domaines Félix Gaillard, alors jeune secrétaire d’État à la présidence du Conseil auprès d’Antoine Pinay et à ce titre ministre de tutelle du CEA. Ce fut lui en effet, assisté activement à partir de novembre 1951 par Pierre Guillaumat, nouvel administrateur général du CEA, qui prépara le premier « Plan quinquennal de l’énergie atomique », adopté en juillet 1952, lequel prévoyait la construction à Marcoule de deux grosses « piles » plutonigènes et de l’usine d’extraction correspondante, qui étaient à finalité civile, c’est-à-dire pour la production électronucléaire, mais pouvant devenir aussi militaire. À partir de 1955, Pierre Guillaumat poussera vigoureusement dans les deux directions, sous-marin à propulsion nucléaire, lequel aboutira à un échec faute d’uranium enrichi comme l’a raconté Maurice Vaïsse dans Relations Internationales, bombe au plutonium, suivant une genèse que Dominique Mongin a reconstituée en détail dans sa thèse de doctorat et que nous avons ensuite narrée ensemble dans un ouvrage relatant l’histoire des forces nucléaires françaises.
Pierre Guillaumat se préoccupa aussi très tôt de faire accéder la France aux possibilités qu’offre l’uranium enrichi. Il s’employa d’abord à rapprocher du CEA l’équipe scientifique du service des poudres qui avait entrepris des recherches sur les techniques de la séparation isotopique, puis à écarter l’obstacle que le traité de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), dans sa première version, aurait opposé à la souveraineté de la France dans la production de combustible nucléaire, démarche qu’il aura à renouveler plus tard à propos du traité de l’Euratom. Lorsque le principe de la fabrication de la « bombe » fut admis par le gouvernement, c’est-à-dire en 1955, il créa au CEA un bureau des études industrielles confié à Georges Besse, avec pour mission d’étudier l’enrichissement en liaison avec l’équipe des poudres, laquelle rallia bientôt le CEA à Saclay. Une coopération à cette fin fut alors recherchée avec la Grande-Bretagne, mais elle se heurta au veto américain. Finalement, le programme d’une usine de séparation isotopique figurera dans le IIe Plan quinquennal de l’énergie atomique qui sera adopté par le Parlement en juillet 1957. Son implantation à Pierrelatte, sur les bords du Rhône et à proximité de la centrale de Bollène, sera décidée par Félix Gaillard alors président du Conseil, en avril 1958, c’est-à-dire en même temps qu’il signait la décision d’expérimenter la bombe française.
Grâce au livre de Jean-Pierre Daviet, on peut alors reconstituer l’histoire de Pierrelatte qui à notre connaissance n’a pas été encore racontée dans son ensemble, tout au moins pour le grand public. Sous la IVe République, il s’agissait d’une usine à double usage, civil et militaire, et pour son financement une coopération européenne avait été envisagée, d’abord avec la Suède, le Danemark et la Suisse, comme cela a été expliqué pour ce dernier pays dans la revue Relations Internationales, puis avec l’Allemagne fédérale et l’Italie dans un accord tripartite dont le secret a été démêlé par Colette Barbier dans la Revue d’histoire diplomatique. Avec l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir, la solution d’une usine à finalité uniquement militaire et de caractère strictement national fut bien sûr retenue et le problème de son financement ne se posa plus, mais par contre celui des délais devint prioritaire. Le général tenait en effet beaucoup à ce que la France puisse se doter au plus tôt de l’arme thermonucléaire, que la Grande-Bretagne possédait déjà depuis 1957 et que la Chine expérimentera en 1967. Robert Galley, qui venait d’achever la construction de l’usine de Marcoule, sera chargé de diriger celle de l’usine de Pierrelatte, assisté pour les relations industrielles par Michel Pecqueur et pour l’ingénierie par Georges Besse, lequel, on l’a vu, suivait depuis 1955 les travaux de recherche sur la séparation isotopique puis l’expérimentation à Saclay. La construction de l’usine de Pierrelatte commencera en 1960, elle se heurtera à beaucoup de problèmes techniques et les devis grimperont en conséquence, et finalement elle coûtera trois fois plus qu’il n’avait été prévu. L’usine basse (enrichissement 2 %) et l’usine moyenne (7 %) seront opérationnelles en 1965 ; l’usine haute (25 %) et l’usine très haute (95 %) le deviendront respectivement en 1966 et 1967. La bombe H française pourra ainsi être expérimentée le 24 août 1968 à Fangataufa.
Si nous avons insisté sur ces précisions concernant l’histoire de Pierrelatte, que nous découvrons dans le livre de Jean-Pierre Daviet, c’est qu’elles sont susceptibles d’intéresser les lecteurs de cette revue. Cependant, son propos ayant été l’histoire d’Eurodif, il convient maintenant d’en dire un mot en renvoyant à son ouvrage pour les détails. L’expérience technique acquise avec Pierrelatte constituait un atout capital pour la construction d’une usine à finalité civile, mais le problème qu’elle posait était cependant différent dans la mesure où, s’agissant d’un projet à caractère économique, les lois du marché étaient à prendre en considération. La France s’était en effet intéressée dès l’origine du CEA aux possibilités que pouvait lui apporter l’électronucléaire, et le Plan quinquennal de l’énergie atomique de 1952 avait été conçu dans ce sens, mais il avait été orienté dans la perspective de la filière pouvant utiliser l’uranium naturel, c’est-à-dire eau lourde ou graphite-gaz. Or, il apparut en 1969 que cette dernière filière préconisée jusque-là par le CEA ne pouvait pas être compétitive pour la production d’électricité, alors que les filières à uranium enrichi-eau naturelle pouvaient l’être. Cependant, les Américains détenaient le monopole de l’uranium enrichi à usage civil et, Jean-Pierre Daviet ne le souligne pas suffisamment, c’est au président Pompidou personnellement, soucieux de doter la France de la puissance industrielle « sans laquelle il ne pouvait pas y avoir indépendance et grandeur », comme l’a montré Bernard Ésambert dans un livre récent, qu’est due l’impulsion dans le sens de ce double choix : filière uranium enrichi-eau légère sous licence américaine, mais avec un combustible d’origine nationale. La France proposa alors à ses partenaires européens, que sont encore « les Six », de constituer ce qu’André Giraud, qui vient de prendre les fonctions d’administrateur général du CEA, appelait une « Shell du nucléaire », c’est-à-dire une entreprise multinationale maîtrisant toute la chaîne du combustible. Cependant, l’Allemagne et les Pays-Bas s’allieront alors avec la Grande-Bretagne dans ce qu’on appela la « troïka » pour fabriquer de l’uranium enrichi par le procédé de centrifugation.
Des coopérations furent alors recherchées du côté du Canada, de l’Australie et du Japon, mais en vain, et en avril 1972 un groupement d’intérêt économique, dont le gérant était Georges Besse, fut constitué pour lancer la construction d’une usine sur le site du Tricastin, près de Pierrelatte. Il se transformera en novembre 1973 en société à directoire, avec toujours comme président Georges Besse. Y adhéreront seulement l’Italie, l’Espagne et la Belgique, car la Suède un moment participante s’en dégagera en 1974, remplacée en 1975 par l’Iran, qui se retirera à son tour en 1981. Le démarrage des travaux fut accéléré par la crise pétrolière qui fit suite à la guerre du Kippour d’octobre 1973, et il aurait été intéressant de mettre en perspective les décisions alors prises par rapport aux relations franco-américaines marquées à cette époque par les initiatives de « l’année de l’Europe » et de la création d’une Agence internationale de l’énergie, auxquelles la France refusa d’adhérer. Quoi qu’il en soit, l’usine du Tricastin fut construite sans connaître les problèmes techniques auxquels avait été confrontée celle de Pierrelatte et c’est ainsi que le soutirage de l’uranium enrichi qu’elle produisait put commencer dès 1979 et qu’en 1982 elle était terminée.
L’ouvrage de Jean-Pierre Daviet se termine, nous l’avons dit, par des considérations intéressantes, tirées de l’expérience d’Eurodif, sur la conduite des grands projets publics à dimensions industrielles. Elles portent sur les problèmes que pose le transfert du scientifique à la réalité industrielle et humaine et à cette fin insistent sur le rôle de l’ingénierie dans ces projets, les précautions à prendre pour leur mise en œuvre et leur gestion, enfin l’importance qu’a la prise en compte du « fait régional ». Avant de finir, l’auteur constate que pour Eurodif les instances communautaires n’ont pas beaucoup pris part à sa naissance et que ce sont surtout les hommes qui ont compté. Pour lui, sa réussite est donc l’exemple de l’« aboutissement pragmatique d’une certaine vision française de l’Europe… en contrepoids de l’hégémonie américaine ». Cela l’amène à préconiser « une Europe des hommes et des entreprises, plutôt qu’une Europe des institutions », ce qui est d’actualité au moment où nous nous apprêtons à élire le Parlement européen.
Suivent quelques données chiffrées concernant le rôle du nucléaire dans le bilan énergétique de la France : 1/3 des besoins énergétiques (contre 5 % aux États-Unis), 3/4 des besoins en électricité (contre 22 % aux États-Unis), et sur le rayonnement d’Eurodif (environ 30 % du marché mondial), dont la plus grande partie du marché asiatique. Quant aux perspectives d’avenir, elles sont imprévisibles car elles dépendent non seulement de la conjoncture économique, mais aussi de l’évolution du « syndrome Tchernobyl » et des accords de non-prolifération, puisque l’enrichissement de l’uranium est au cœur de la doctrine américaine de contre-prolifération. Dans sa postface, André Schneider-Maunoury, l’actuel président du directoire d’Eurodif, estime que la diffusion gazeuse gardera ses avantages par rapport à la centrifugation, en attendant les surgénérateurs qui eux ne consommeront pas d’uranium enrichi.
Ce livre va donc au-delà du but que lui avait fixé son auteur : « Donner envie à ceux qui ne savent rien de l’enrichissement de l’uranium d’en savoir davantage et leur apprendre à respecter une œuvre qui a marqué l’histoire française ». Regrettons seulement, étant donné sa densité et le parcours qu’a employé son auteur, lequel rend d’ailleurs sa lecture plus agréable d’autant qu’il est agrémenté d’une abondante iconographie, qu’il n’ait pas été assorti d’annexes récapitulant chronologies et données techniques, ainsi que d’un index thématique. En conclusion, l’ouvrage de Jean-Pierre Daviet est enrichissant à beaucoup de points de vue, comme le voulait son propos. Il mérite donc d’être exploité tant par les historiens et les sociologues que par les économistes et les industriels. On peut souhaiter qu’il ait des imitateurs, pour la Cogema ou Elf par exemple, comme l’aurait souhaité certainement Pierre Guillaumat dont nous avons évoqué le témoignage au début de cette présentation. ♦