Défense dans le monde - Professionnalisation et problème des effectifs dans l'Armée russe
Le problème des effectifs qui semble tant préoccuper le haut commandement russe n’est pas nouveau. Toutefois, aux traditionnelles carences « qualitatives » de l’armée soviétique, sont venues s’ajouter celles, « quantitatives », apparues à la fin des années 1980, phénomène que l’éclatement de l’URSS n’a fait qu’amplifier. Les causes en sont multiples et profondes et les solutions difficiles à mettre en œuvre. Parmi celles-ci, la « professionnalisation » des forces est loin de faire l’unanimité et les résultats obtenus jusque-là sont mitigés.
Les causes
L’armée soviétique a très vite rencontré des problèmes d’effectifs dus essentiellement à sa structure. En effet, armée de conscription, l’armée rouge était constituée de « gros bataillons » où l’encadrement sous-officier était pratiquement inexistant et où les « spécialistes » capables de servir les matériels modernes et perfectionnés étaient relativement peu nombreux.
Un premier palliatif fut trouvé avec l’utilisation de jeunes du contingent comme encadrement et la création au début des années 1970 du corps des praporshehik. En fait, le résultat fut loin d’être probant : le phénomène de la dedovchina, sorte de bizutage parfois très violent et pouvant aller jusqu’au décès de recrues, est dû essentiellement à ce manque de cadres professionnels en contact direct avec la troupe.
Cependant, jusqu’au milieu des années 1980, les carences étaient uniquement qualitatives. Avec l’introduction de la réforme gorbatchévienne, le haut commandement allait devoir faire face à des carences quantitatives dont les causes étaient à la fois démographiques, sanitaires, sociologiques et morales. L’éclatement de l’URSS à la fin de l’année 1991 allait renforcer ces tendances.
Tout d’abord, la baisse du taux de natalité en URSS et tout particulièrement dans les républiques européennes et en Russie, allait entraîner une diminution du réservoir d’hommes. En outre, la situation sanitaire de ces contingents était défavorable et ne cessait de se dégrader, les exemptions pour motifs médicaux croissant d’année en année, et même les régions comme la Sibérie réputées pour la bonne santé de leurs habitants étaient atteintes. Enfin, l’intervention armée en Afghanistan avait pour corollaire un développement très net de l’usage de la drogue chez les jeunes conscrits. Bien entendu, l’éclatement de l’URSS ne pouvait qu’aggraver ces facteurs, puisque la fédération de Russie était parmi les États de l’URSS ayant le plus faible taux de natalité.
Cependant, à ces facteurs d’ordre purement démographique allaient s’ajouter des causes d’ordre sociologique et moral. La perestroïka engagée par M. Gorbatchev à partir de 1986-1987 allait apporter de profonds changements dans les valeurs traditionnelles du peuple soviétique (et russe). Les possibilités de débat public allaient surtout provoquer un grand « déballage » de tous ces problèmes militaires qu’il était jusque-là d’usage de taire.
Un des premiers résultats de la crise qu’allait traverser le peuple soviétique à la fin des années 1980 et au début des années 1990 fut le déclin, chez les jeunes, du patriotisme qui, dans l’esprit des dirigeants de l’époque, était l’un des éléments constitutifs de l’homo sovieticus. Très vite, le nombre des recrues refusant de répondre à l’appel sous les drapeaux s’accroît. En 1989, le ministère de la Défense annonce le chiffre de 6 500 cas d’insoumission lors de l’appel d’automne. Six mois plus tard, au printemps 1990, ce sont 30 000 à 35 000 insoumis qui sont recensés, soit 5 % du total d’une incorporation. Bien peu d’entre eux sont condamnés par les tribunaux locaux.
On aurait pu penser qu’avec l’accès à l’indépendance, le sentiment national dans chacune des jeunes républiques, y compris en Russie, permettrait de résoudre ce problème. Or, il n’en fut rien, bien au contraire, puisque, selon les chiffres officiels pour 1992, 29 % seulement du contingent aurait été effectivement incorporé. Il est certain que les peines encourues n’incitent pas les jeunes à faire leur service militaire. Tout récemment, un officier général de la région militaire de Volga soulignait que l’amende prévue pour insoumission était de 418 roubles, soit moins que celle encourue pour utilisation d’un transport en commun sans billet. Quant aux jugements par les tribunaux, ils se font de plus en plus rares : sur 4 000 cas d’insoumission à l’appel du printemps 1993 dans cette même région de Volga, seuls 3 ont été jugés.
La situation s’aggravait encore à la fin de l’année 1993 avec la nouvelle loi sur le service militaire qui ramenait la durée de 24 à 18 mois. L’effectif des appelés atteignait sans doute à peine 30 % de l’effectif théorique (500 000 hommes).
Les solutions envisagées
Au milieu de l’année 1990, lorsque le maréchal Iazov, ministre de la Défense de l’URSS, présente son projet de réforme de l’armée rouge, on constate que les opinions divergent encore largement sur les moyens à mettre en œuvre pour compenser cette chute des effectifs. Seul point de convergence : aussi bien le projet officiel que celui du « réformateur » Lopatine sont d’accord pour envisager une forte réduction des effectifs : le slogan est déjà « une armée plus petite mais plus efficace ».
Par contre, le ministre se prononce très clairement pour le maintien de l’équilibre entre cadres engagés et soldats appelés (1/3 et 2/3). Toutefois, une expérience de professionnalisation est prévue dans la marine, les appelés pouvant opter entre un service militaire de deux ans ou un contrat de trois ans, la solde variant en conséquence. À terme le système de recrutement pourrait être modifié et le passage à une armée recrutée sur la base du volontariat envisagé.
L’autre projet, celui de Lopatine, prévoit un passage par étapes à une professionnalisation complète, la réforme commençant immédiatement. La commission défense du Soviet suprême estime en effet que le coût d’une armée professionnelle ne sera pas aussi élevé que veut bien le dire le haut commandement et qu’il sera largement compensé par les réductions d’effectifs et d’équipements.
L’idée de professionnalisation fait toutefois peu à peu son chemin, et Gorbatchev lui-même semble convaincu du bien-fondé de cette solution (discours d’Odessa en août 1990). Après l’éclatement de l’URSS et la décision du président Eltsine de créer des forces armées russes en mai 1992, l’aggravation de la situation dans le domaine des effectifs conduit le commandement de l’armée russe à lancer dès le mois de décembre 1992 un plan d’incorporation de 100 000 engagés en 1993.
Le plan de décembre 1992 et les résultats
Dès le mois de septembre 1992, la loi sur la défense envisage un recrutement mixte, soit sur la base du volontariat avec signature d’un contrat, soit sur celle de la traditionnelle conscription.
En novembre, l’état-major général annonce qu’une « expérimentation » a été autorisée par le gouvernement. Elle devrait permettre le recrutement de 100 000 volontaires avec un budget de 6 milliards de roubles. Les volontaires doivent être âgés de 18 à 40 ans pour les hommes et de 20 à 40 ans pour les femmes. Ils peuvent signer des contrats de trois, cinq ou dix ans, soit au titre d’une unité précise, soit pour servir sur l’ensemble du territoire de la fédération. Ce sont les commissariats militaires locaux qui sont chargés de l’application de cette expérience.
Après des débuts difficiles (moins de 15 000 volontaires à la fin du mois de février 1993), le rythme des engagements s’est accéléré, et fin juin 1993 plus de 110 000 recrues étaient officiellement engagées. Devant ce succès, le président Eltsine autorise, le 31 août, le commandement à porter ce chiffre à 150 000 pour l’année 1993 et à renouveler l’opération en 1994 ; une somme de 12 milliards de roubles était promise pour la seconde tranche de 1993.
Il est difficile de se faire une idée claire de la valeur de ces engagés. Selon les données officielles, à l’automne 1993, sur un total de 120 000 militaires sous contrat, 44 % étaient issus de la réserve, 39 % des appelés rengagés, 17 % des femmes. Beaucoup ont été attirés par des salaires intéressants (40 000 roubles) sans avoir vraiment de vocation militaire. Il semble également que beaucoup de ces volontaires aient été recrutés pour des postes dans des unités de soutien, voire administratives. Par contre, les postes de haute qualification et ceux des unités de combat n’ont pas toujours été pourvus.
Les perspectives
À la fin de l’année 1994, ce sont 300 000, voire 400 000 volontaires, qui auraient ainsi renforcé les effectifs de l’armée russe, représentant environ 30 % du total des forces terrestres. Le haut commandement a laissé entendre que les contrats signés en 1994 devraient surtout permettre de compléter les effectifs des unités de combat, en particulier celles des futures forces mobiles dont la principale mission sera d’assurer le maintien ou le rétablissement de la paix dans le « proche étranger ».
Outre le coût de l’opération (la solde des engagés a été portée à plus de 100 000 roubles), on peut toutefois se demander si, compte tenu du niveau des engagés et de leur faible motivation (beaucoup d’entre eux ne semblent pas vouloir prolonger leur contrat au-delà de trois années), cette expérience peut permettre à l’armée russe de résoudre le problème de ses effectifs qui, selon nombre de ses chefs, reste plus crucial que jamais. ♦