Le Corps européen et la sécurité de l’Europe
C’est la première fois depuis 1939 (des militaires britanniques avaient défilé cette année-là) que des soldats étrangers ont participé à la manifestation traditionnelle du 14 juillet à Paris. Huit cents militaires du Corps européen ont, en effet, défilé sur les Champs-Élysées, à bord de 150 véhicules blindés, à chenilles ou à roues, derrière le chef actuel de l’unité européenne, le général allemand Helmut Willmann. L’époque paraît donc particulièrement bien choisie pour dresser un bilan de la vie de ce corps dont la fin de création est planifiée pour le 1er octobre 1995. L’année 1993 a vu une progression sans précédent de la définition de ses missions et de sa doctrine d’emploi ; les instruments juridiques sont établis ; les travaux d’élaboration des moyens se poursuivent ; l’état-major intégré est constitué. Sa disponibilité opérationnelle était prévue pour juillet 1994, dans le calendrier de montée en puissance. Cependant, comme le souligne le rapporteur, il s’agit également d’aller au-delà de « la satisfaction actuelle », et de souligner les obstacles, institutionnels, matériels ou humains, et de proposer un certain nombre d’orientations et de perspectives pour les surmonter.
Dans la première partie de son rapport, M. Moyne-Bressand brosse à grands traits la genèse du corps européen : initiative bilatérale avec la création de la Brigade franco-allemande (BFA) et l’engagement de nombreux programmes de coopération d’armement, mais premières réactions critiques conduisant à préciser l’insertion du corps européen dans l’architecture des alliances militaires. « Élément structurant de la construction de la défense européenne », il s’inscrit donc naturellement dans la perspective de l’Union européenne et tend à rapprocher la France du commandement des forces atlantiques. Toutes les ambiguïtés conceptuelles ne sont pas levées pour autant. L’accord du 21 janvier 1993 entre les chefs d’état-major français et allemand et le SACEUR (commandement suprême allié en Europe) prévoit le passage du Corps européen sous le contrôle opérationnel de l’Otan en cas d’agression, conformément à l’article 5 du Traité de Washington. Il devrait toutefois se voir définir des missions précises, ne serait pas divisible et devrait être utilisé en tant qu’unité homogène. Cette solution, politiquement satisfaisante, ne clarifie cependant pas complètement ses conditions d’emploi. Comme le souligne M. Michel Caldaguès, secrétaire de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, également auteur d’un rapport sur ce sujet, il est impératif que les dispositions soient prises pour que le Corps européen ne devienne pas « l’otage de rivalités interinstitutionnelles risquant de conduire, soit au double emploi, soit à la paralysie ». Il s’agit là, à l’évidence, d’un des enjeux majeurs du processus de rénovation de l’Otan actuellement engagé.
La seconde partie du rapport concerne la montée en puissance du Corps européen. S’effectuant avec « de plus en plus de certitudes », elle suit un calendrier précis et entraîne l’élaboration d’un statut spécifique : le cadre juridique actuel est, en effet, constitué par un ensemble de règles provisoires et partielles. L’idée centrale consiste à doter ce corps d’un statut définitif, conférant la personnalité morale, à l’image d’une organisation internationale. L’intérêt de la « personnalité » réside dans l’autonomie opérationnelle plus importante qu’elle confère, et dans la facilité d’insertion d’autres États dans un cadre préexistant : la différence avec l’Organisation atlantique paraît essentielle aux responsables de l’état-major du Corps européen, car les corps multinationaux prévus n’existent réellement qu’en temps de crise et demeurent en permanence nationaux, alors que celui-ci dispose de troupes opérationnelles dès le temps de paix. Certaines difficultés doivent être surmontées, car elles risquent de nuire à la capacité opérationnelle : nécessité d’un choix politique allemand clair quant à l’engagement extérieur de la Bundeswehr ; capacité des unités choisies à assurer un haut niveau de participation à des opérations extérieures (appelés et professionnalisation des unités françaises) ; situation actuelle de l’équipement caractérisée par une grande hétérogénéité, l’harmonisation indispensable passant notamment par la multiplication des programmes en coopération entre la France et l’Allemagne ; difficulté technique d’intégrer toutes les composantes nationales attendues (langue, statut).
Une mise à jour de ce document est nécessaire pour tenir compte de récentes évolutions. La Belgique, le Luxembourg et l’Espagne ont décidé d’adhérer au Corps européen. L’Espagne doit y affecter dès 1994 une brigade mécanisée de 3 500 hommes, puis une division en 1998. Le Royaume-Uni a choisi de participer à des corps multinationaux sous commandement direct de l’Otan et a même reçu en propre le commandement de l’un d’entre eux, à savoir la force de réaction rapide (ARRC, Allied Rapid Reaction Corps). La modification la plus importante vient d’Allemagne : le gouvernement allemand pourra désormais décider, sans craindre d’être désavoué, d’envoyer des forces participer à des missions internationales de maintien de la paix, suite à la décision du tribunal constitutionnel de Karlsruhe du 12 juillet 1994. Lors d’une session extraordinaire du Bundestag, le 22 juillet, les députés allemands ont approuvé formellement la participation de la marine à la surveillance de l’embargo contre la Serbie en mer Adriatique et la présence d’équipages dans les avions AWACS de l’Otan qui contrôlent l’espace aérien bosniaque.
En dépit de tous les problèmes évoqués et des sévères critiques dont il fait actuellement l’objet, il reste que le Corps européen est une initiative utile et une étape importante qui devrait mener à la constitution d’une force européenne, tout à la fois bras armé de l’Union et pilier européen de l’Otan. Sa création manifeste une volonté politique claire, sans laquelle rien ne se fera en matière de défense européenne, et une démarche résolument pragmatique indispensable au succès. ♦