La crise des fondements
Il n’est certainement pas utile de présenter le général Poirier à nos lecteurs, puisqu’ils savent tous que l’auteur Des stratégies nucléaires et des Essais de stratégie théorique est l’un de nos plus éminents « stratégistes », pour employer l’appellation qu’il affectionne lorsqu’il s’agit de désigner les bons esprits qui réfléchissent sur la stratégie en tant que science des concepts destinés à « mettre la politique en actes ». Ils savent peut-être moins que notre auteur, lorsqu’il a appartenu au début des années 1960 au Centre de prospective et d’évaluation (CPE) que le ministre des Armées de l’époque, Pierre Messmer, venait de créer pour l’assister personnellement dans ses choix relatifs aux futurs programmes d’armement, a beaucoup contribué à inspirer notre doctrine de dissuasion.
Poussé par ce souci permanent de rationalité qui le caractérise, il a en effet pris alors l’initiative, afin de justifier les choix de systèmes d’armes proposés par le CPE, d’élaborer une « Étude logique d’un modèle concevable pour la France » à l’échéance de vingt ans. On lui doit ainsi la théorie des « trois cercles », l’idée qu’une stratégie d’« action extérieure » devait être le corollaire normal de notre future stratégie de dissuasion, la réaffirmation, après Pierre Gallois, que cette dernière devait être limitée au territoire national et impliquait une totale autonomie de décision, et aussi le concept de « l’information » sur les intentions de l’adversaire « par le test », qui lui était particulièrement cher, et dont il a espéré qu’il serait enfin adopté dans les années 1980, lorsqu’a prévalu la formule de « l’ultime avertissement », en même temps que la Force d’action rapide (FAR) était créée, ce qui avait alors soulevé une controverse animée dans notre revue.
Aujourd’hui, comme l’annonce le titre de son ouvrage, c’est la « crise des fondements », sur laquelle avait été élaborée sa réflexion d’alors, que Lucien Poirier se propose d’examiner, puisque, nous dit-il, « la fracture qui s’est produite à l’issue de la guerre froide est assez radicale pour que soit ébranlé le socle des principes sur lesquels la France des années 1960 avait édifié sa politique de défense ». Son propos à ce sujet nous est présenté en deux parties, dont la première avait déjà été publiée dans la livraison du 1er trimestre 1992 de Stratégique, cette revue qu’il avait lui-même créée il y a une vingtaine d’années et qui a maintenant disparu avec la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN) qui l’éditait. Il avait alors établi, nous dit-il, « un premier inventaire après décès » de l’ordre bipolaire, alors que la seconde partie, écrite dix-huit mois plus tard, vise surtout à rechercher une présentation claire de « la nouvelle situation politico-stratégique de notre système-monde ».
Étant donné son expérience en la matière, c’est bien entendu le diagnostic que porte Lucien Poirier sur la situation actuelle du « fait nucléaire » que nous recherchons d’abord dans son ouvrage. Dans son article de Stratégique, il s’était déjà interrogé sur la possibilité, en l’absence d’un « ennemi désigné », de conserver inchangée notre doctrine de dissuasion. Il avait alors conclu : « Tant que durera l’état actuel, notre but stratégique doit consister dans le maintien en condition opérationnelle d’un système de forces capables d’assurer, en Europe, la défense de nos intérêts… contre tout autre éventuel… qui se désignerait lui-même comme ennemi ». Il avait ajouté : cette réduction de notre doctrine, pour un temps indéterminé, « à ses dimensions tactico-techniques et opérationnelles », implique pour le reste « une posture d’attente stratégique ».
Dans la seconde partie de son ouvrage, notre auteur va prolonger sa réflexion sur l’évolution du « fait nucléaire » en direction de l’Europe d’une part, et dans ce qu’il est convenu d’appeler « le Sud » d’autre part. Pour l’Europe, il constate que « faute d’une conception claire des intérêts communs…, personne n’est capable de dire comment opérer politiquement et stratégiquement pour que notre statut d’autonomie nucléaire se transforme consensuellement en un autre statut voulu par tous ». Il ajoute : « On avance bien des concepts prospectifs, tels que dissuasion constatée ou existentielle, ou étendue, ou concertée, ou partagée… » mais, remarque-t-il en substance, ce sont des constructions intellectuelles résultant d’une expérience acquise dans des situations politico-stratégiques du passé, alors que « l’avenir est béant ». Aussi préconise-t-il : « Tant que l’Europe politique et de la défense n’existe pas, la France ne doit pas céder aux pressions… ; il lui faut savoir dire non aujourd’hui…, ce qui n’implique pas un éternel refus ».
En ce qui concerne le Sud, il n’étonnera personne que Lucien Poirier récuse les concepts parfois avancés d’une dissuasion nucléaire du « fort au faible » ou encore du « fort au fou », en usant de l’argument déjà employé que les armes classiques modernes, celles qui sont dites « intelligentes », permettent d’effectuer les frappes de « décapitation » parfois préconisées pour ces circonstances. Il est vrai qu’il considère avec une apparente sérénité les perspectives de la prolifération nucléaire dans le Sud, estimant qu’elles reflètent surtout les inquiétudes des Américains qui se veulent les gardiens de « la loi de prohibition nucléaire », attentifs qu’ils sont « à conserver le bénéfice politique qu’ils tiennent de leur suprématie militaire classique ». Il insinue aussi que le paradigme de la dissuasion pourrait constituer un substitut « arrivé à point… pour combler le vide créé, dans le champ mental des politiques et des stratèges, par l’effacement des stratégies de dissuasion nucléaire effectives ». Surtout il conteste l’axiome que la prolifération introduit l’instabilité dans la dynamique du système international, laissant ainsi penser, sans qu’il l’affirme positivement, qu’elle pourrait introduire au contraire une certaine stabilité, ce qui est une idée parfois avancée ailleurs, même aux États-Unis. Cette conclusion n’en soulève pas moins un problème qui nous préoccupe personnellement, celui des différences dans la rationalité des acteurs, au sens cartésien du terme, qu’entraînent les différences de culture. Nous pensons en effet que la rationalité de l’ayatollah Khomeyni par exemple n’était pas la même que celle de ses interlocuteurs de l’époque, qu’ils s’appellent Jimmy Carter ou Valéry Giscard d’Estaing, sans que ce jugement de notre part soit empreint le moins du monde de racisme, comme on le rétorque parfois.
Le point de vue du général Poirier sur l’évolution de la stratégie d’action extérieure nous intéresse aussi, puisqu’elle était pour lui dans la logique de notre stratégie de dissuasion. À ce sujet, il constate d’abord que sa « métaphore des 3 cercles n’est plus opératoire », car le deuxième cercle tend à se confondre maintenant avec le troisième, celui de l’outre-mer, où la France entend soutenir ses intérêts permanents et de circonstance. Il observe alors que si l’axiome politique subsiste, comme le veut son statut de puissance mondiale, les autres déterminants de cette stratégie ont changé ; et il analyse ces changements : plus grande liberté d’action pour les États du Nord, mais plus grande capacité militaire pour ceux du Sud, alors qu’un peu partout règne une violence « éclatée », « atomisée », « sociologisée » ; mais aussi l’allergie croissante de nos sociétés avancées à la violence armée, alors que la stratégie militaire opérationnelle, longtemps occultée dans l’esprit des politiques par la pensée de la « non-guerre », a recouvré son ancien statut. Il ajoute : « Penser la guerre pour la faire et non plus menacer de la faire pour l’interdire, c’est là une révolution mentale », qui soulève en particulier la grande question ayant toujours été à la base de la stratégie : « Quelle fonction la violence peut-elle assumer dans la transformation du monde actuel ? ». Pour nous s’ajoute, dit-il, « le legs intellectuel de notre histoire militaire saturée d’expériences maritimes et ultra-maritimes ». Il s’interroge sur l’efficacité, désormais, des gesticulations des forces aéromaritimes, comme celles qui ont lieu actuellement dans l’Adriatique, « lorsque le message ainsi transmis ne porte aucun sens », puisque nous n’avons pas l’intention d’aller jusqu’à l’emploi effectif de la force contre le perturbateur récalcitrant.
Après ces analyses, qui sont évidemment beaucoup plus fouillées que nous les avons esquissées ici, l’auteur en arrive au nœud de son enquête, qu’il a explicité dans un chapitre intitulé « Ordre, désordre et information ». Il y tente en effet de décrire notre système-monde, actuellement bouleversé par l’immixtion de nombreux acteurs « exotiques » dans l’ordinaire sous-système des États, en faisant appel aux notions conjointes de turbulence et de dynamique chaotique, empruntées aux sciences physiques. Ce faisant, il ne s’agit pour lui que d’ajouter une nouvelle clef à sa « boîte à outils conceptuels », pour employer la formule empruntée à notre maître l’amiral Castex. Il le fait avec modestie et prudence, se méfiant à juste titre des transpositions effectuées du domaine scientifique à celui de la praxéologie, lesquelles ont cependant l’avantage, pensons-nous, de mettre à notre disposition une nouvelle sémantique stimulante pour l’imagination.
Pour finir, et bien que pour lui La crise des fondements ne soit pas terminée, Lucien Poirier a voulu tirer une première leçon de son enquête théorique, toute provisoire et incomplète qu’il la juge. Dans « la dynamique chaotique globale » telle qu’il l’a explorée, il pense en effet avoir trouvé « le dur dans le mou » avec le sous-système des États ; d’où cette conclusion qu’il avance, « au risque, dit-il, de figurer parmi les incorrigibles attardés », qu’il ne voit toujours aucun autre invariant sur lequel puisse se fonder « la pensée de l’agir », que l’« identité nationale », laquelle reste ainsi « le fondement des fondements ». C’est donc un « retour aux fondements » que nous propose en définitive l’auteur. En revenant alors au « fait nucléaire », il conclut : « Dans cet esprit, même quand elle n’assume pas sa fonction dans une stratégie de dissuasion effective, la capacité nucléaire n’est pas seulement d’affirmer le statut politico-stratégique de l’acteur France dans le système-monde, elle signifie aux autres la conscience métapolitique de son identité avec la volonté de persévérer dans son être ». Il ajoute alors : … « ce qui confère une nouvelle dimension à la question des essais nucléaires ».
On aura reconnu dans cette dernière citation le style de notre ami lorsque, à la façon des philosophes, il part patiemment à la recherche de l’idée qui exprimera exactement les subtilités de sa pensée, laquelle, on l’aura constaté une fois de plus dans cet ouvrage, est toujours stimulante pour nos propres réflexions. ♦