Revue des revues
• « La Bulgarie » a bien du mal à passer de l’économie socialiste à l’économie de marché. Pierre Tailbot, directeur de l’Europe centrale et orientale à la BNP, lui consacre un article intitulé « Les difficultés de la transition bulgare 1991-1994 », publié dans le Courrier des pays de l’Est du mois de septembre.
Comme tous les pays à économie planifiée, la Bulgarie a souffert d’une industrie non performante, d’une consommation d’énergie et de matières premières excessive, du vieillissement des technologies, du sous-développement des secteurs des biens de consommation et de l’inadaptation de l’offre à la demande. Plus que les autres pays, elle a été affectée par l’effondrement du CAEM (Conseil d’assistance économique mutuelle, ou COMECON, dissous officiellement à Budapest en juin 1991) et l’instauration du règlement des échanges en devises convertibles avec les pays de l’ex-URSS. La Bulgarie avait développé un fort courant d’échanges, qu’elle payait notamment en armement, avec la Libye, l’Irak, la Syrie et le Nicaragua, qui se sont révélés de mauvais débiteurs contribuant à la déclaration, en mars 1990, d’un moratoire sur la dette bancaire.
Cette économie déjà fragilisée a particulièrement souffert de l’embargo imposé par l’ONU à l’Irak. La Bulgarie ne pouvait plus recevoir de pétrole en échange de ses fournitures, alors que sa créance à l’égard de ce pays était d’environ 2 milliards de dollars. De même, les sanctions contre la Serbie ont conduit à la fermeture de la frontière, qui a entraîné des pertes importantes sur les revenus de transit évaluées par le gouvernement à 2 Mds $ à la fin de 1993. Dans cet environnement hostile, la transition vers l’économie de marché s’est révélée plus longue et plus difficile qu’on ne l’escomptait. L’auteur estime que l’Europe porte sans doute une part de responsabilité dans cette évolution défavorable, les contraintes d’une politique économique restrictive imposée par le Fonds monétaire internationale (FMI) qui entraînent une forte contraction de la demande intérieure n’étant pas allégées par l’ouverture du marché des « Douze » aux produits bulgares. Cependant, alors qu’à l’évidence, l’année 1994 aura encore été une année difficile pour l’économie, le gouvernement de Liouben Berov a néanmoins remporté d’incontestables succès dans ses relations avec les bailleurs de fonds occidentaux et ses créanciers publics et privés. La Bulgarie a réussi à obtenir d’importants concours de la part du G24 et a signé des accords avec le Club de Paris, le FMI et les banques créancières réunies au sein du Club de Londres. Elle pourrait renouer avec la croissance en 1995.
Cet article est complété par un autre de Vesselin Mintchev, chercheur à l’Institut d’économie de l’Académie bulgare des sciences, intitulé « La privatisation en Bulgarie ». Dans ce domaine, la Bulgarie est très en retard sur les autres pays anciennement socialistes. Un décret de mai 1990 avait permis la privatisation spontanée de plusieurs entreprises d’État, c’est-à-dire qu’elles sont devenues la propriété de l’ancienne nomenklatura. Par une loi d’octobre 1991, fut réglé le problème des restitutions des biens privés nationalisés ; 51 000 anciens propriétaires ou leurs héritiers l’ont demandée. Actuellement, près de la moitié ont obtenu satisfaction. En fait, ce n’est véritablement qu’en juin 1994 qu’a été lancée la privatisation de masse sur le modèle tchèque, malgré l’opposition des syndicats et de la Confédération des industriels bulgares au nom de la défense du capital national. Aujourd’hui, le secteur privé ne représente encore que près de 16 % du PIB.
• « Le monde orthodoxe » est mal connu en France. Cette méconnaissance est la source d’incompréhensions sur les choix, les comportements des gouvernements et les réactions des populations où les églises orthodoxes sont influentes. Le très beau dossier que lui consacre Géopolitique dans sa livraison de l’automne 1994 sous le titre « Le monde orthodoxe, pouvoir et nation », restera une référence.
Il n’est pas possible, ici, de présenter chacune des quatorze contributions qui constituent ce dossier ouvert par un extrait du livre Le Sacré et le Profane de Mircea Eliade pour qui « sans religion, l’histoire n’est que cendre ». C’est au père Placide Deseille que revient de raconter ce que fut « l’histoire d’une déchirure » entre orthodoxie et catholicisme. Bien qu’à caractère historique, l’article d’Olivier Clément, professeur à l’Institut de théologie orthodoxe de Paris, intitulé « Église orthodoxe et politique », montre bien comment, quand le joug ottoman s’abattit sur le sud-est de l’Europe, ce fut la Russie, seul pays orthodoxe resté libre qui hérita de la mission de l’Empire byzantin disparu. Le thème de Moscou « troisième Rome », refuge des vestiges de l’orthodoxie, va faire place à la notion de « troisième empire », c’est-à-dire que, comme le dit l’auteur, « le glissement va se faire d’une vocation de service, défensive, à une grandeur impérialiste, offensive ». Aux XVIIIe et XIXe siècles, la Russie a mené vingt guerres contre les Turcs pour libérer les pays orthodoxes des Balkans, à quoi se mêlait l’espoir « impérialiste » de déboucher sur la Méditerranée. Ainsi furent annexés les pays chrétiens du Caucase. Devenue empire orthodoxe, la Russie a bloqué, puis refoulé l’expansion vers l’est de l’uniatisme catholique.
On lira avec intérêt l’entretien accordé par Yves Hamant sur le thème « Russie : renouveau et dérives de l’Église orthodoxe ». L’aspect « national » des différentes églises orthodoxes, difficile à comprendre pour un esprit catholique, donc universaliste, y est clairement exposé. Il montre comment, pour lutter contre l’invasion allemande, Staline n’a pas appelé à la défense du socialisme, mais de la nation, ce que l’Église orthodoxe avait fait avant lui. La description des engagements politiques d’une partie de la hiérarchie religieuse, notamment ceux du métropolite Ioann de Saint-Pétersbourg, pose la question de la force des ultra-nationalistes au sein de l’Église. C’est ce type de comportement qui fait craindre au jésuite François Rouleau la résurgence d’une Russie slavophile, crainte qui trouve sa justification dans la contribution de Michel Grabar sur « Panslavisme et slavophilie ».
L’aspect national des églises fait que sur les 70 millions de Balkaniques, 50 millions se disent orthodoxes. Comme le montre Paul Garde dans « L’orthodoxie et les nations balkaniques », on est plus sociologiquement orthodoxe que pratiquant d’une forme de religion. C’est pourquoi les églises font leurs les causes proprement nationales. On se souvient du rôle joué par Mgr Makarios à Chypre pour libérer son pays de l’occupation britannique. En Serbie, l’Église orthodoxe a pris dans les années 1980 la tête des campagnes pour la défense des Serbes du Kosovo.
Par son article « Vers le Commonwealth orthodoxe », Dusan T. Batakovic, de l’Institut des études balkaniques de Belgrade, plonge dans l’actualité. Il décrit les rancœurs provoquées par les positions du Vatican en faveur de la sécession de la Slovénie et de la Croatie, ainsi que l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine. Ces positions sont interprétées comme antiorthodoxes et antiserbes. L’appel du Pape en faveur du « désarmement des agresseurs » en Bosnie a été compris comme un geste indigne d’un haut dignitaire chrétien, invitant à l’intervention armée contre l’une des parties en guerre. Il n’est donc pas étonnant que, invités à Assise, en janvier 1993, à la prière commune pour la paix en Bosnie, aucun des patriarches n’ait répondu à cette invitation, marquant ainsi leur solidarité avec le patriarche serbe.
La visite du patriarche Alexis II de Moscou dans l’ex-Yougoslavie en mai 1994 a renoué la solidarité traditionnelle entre les deux églises. Avant de quitter Belgrade, Alexis II a déclaré : « Ma visite m’a convaincu que l’amitié de nos peuples reste indestructible. Si nous continuons à servir nos peuples sur la base de l’unité témoignée dans les présentes circonstances, personne ne pourra nous vaincre et nous n’aurons à craindre aucun danger. Comme par le passé, nous déclarons que les sanctions (contre la Serbie et le Monténégro) n’ont pas donné les résultats escomptés. Je suis d’avis que la douma, en adoptant sa décision (du 13 mai 1994) de suspendre les sanctions, a exprimé la volonté de tout le peuple russe ». Un supplément au dossier fournit des grandes dates, l’organisation et les chiffres de l’orthodoxie dans le monde.
Jacques de Goldfiem
• « La Russie et ses voisins ». Survival, revue trimestrielle de l’Institut international d’études stratégiques (IISS) de Londres, publie dans son numéro d’automne 1994 une série d’articles sur la Russie.
Dans un premier texte, Roderick Braithwaite, ancien ambassadeur à Moscou, pense que la Russie ne peut plus vivre isolée du monde. Elle reprendra sa place de grande puissance, mais elle aura des conflits d’intérêts avec ses voisins, sans que l’on puisse revoir les situations de la guerre froide. Un sentiment national existe en Russie et porte certains à refuser toute intrusion. Une tradition met le souverain, tsar ou parti communiste, au-dessus de la loi. Un État de droit est difficile à mettre en place. Il faut du temps pour donner une base légale aux institutions et réduire l’influence des féodalités, dont une est nouvelle : celle du crime organisé. L’impérialisme russe est né de la géographie et tend à élargir le territoire. Pour le moment, la Fédération russe a échappé à la dislocation. Eltsine et Kosyrev ne montrent pas d’ambition impérialiste. La Communauté des États indépendants (CEI) s’est renforcée, mais les voisins craignent les aventures, surtout si la réforme échoue. Une réussite économique n’entraînera pas obligatoirement la démocratie. L’avenir de la Russie restera russe. L’Occident doit traiter ce pays comme un membre à part entière de la communauté mondiale et faire respecter l’indépendance des pays de l’étranger proche, tout en reconnaissant les intérêts spéciaux de la Russie dans des régions où les Occidentaux ne peuvent mener d’actions de maintien de la paix. Il faut soutenir la réforme économique et il est essentiel que la Russie reste un pays ouvert.
Philip Hanson, professeur à l’université de Birmingham, traite de l’avenir de la réforme économique. La situation n’est pas brillante. Le pouvoir de l’État est incohérent et dispersé. Il faudrait pouvoir stabiliser la monnaie et augmenter les investissements. Le lobby militaire pèse très lourd. Il faudrait surtout pouvoir administrer et mettre de l’ordre.
Maxime Chachenkov étudie les relations de la Russie avec les anciennes républiques de l’URSS. Elles sont liées à la situation géographique, à l’histoire, à une interdépendance qui se maintient. L’effondrement de l’URSS a été celui de l’État russe. Il a été suivi par une réintégration partielle de certains pays dans le domaine économique. Les troubles dans le Caucase et en Asie centrale risquent d’encourager des séparatismes en Russie. L’auteur décrit l’action de celle-ci dans des régions où elle est la seule à pouvoir agir. Une armée proprement russe a été créée en 1992, mais l’emploi des moyens militaires sous l’égide de la CEI ayant échoué, un accord a été passé à l’automne 1993 avec quatre États d’Asie centrale. L’action de la Russie est cependant gênée par la situation économique et la crise de l’armée. Dans un conflit local, celle-ci risque toujours de devenir un tiers parti. Il faut modifier l’entraînement des unités et ne pas les utiliser là où elles sont normalement basées. Pour le moment, il est difficile de distinguer ce qui est maintien de la paix et rétablissement de la paix. La CEI est une organisation régionale qui a sa légitimité en dehors de l’ONU. C’est une situation de décolonisation où la Russie a le droit de conserver des bases et de mener des opérations. Les choses iront mieux quand elle se sentira en sécurité et sera démocratique, et elle cherche à se faire donner un mandat par l’ONU ou la CSCE (Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe). Les Occidentaux craignent de voir les militaires prendre trop d’influence, mais personne ne propose d’autre solution que l’action militaire. On laisse faire. La liberté d’action de la Russie dans son étranger proche est le prix à payer par l’Ouest pour sa réticence à se mêler des conflits dans l’ancienne URSS. Pourtant des compromis sont possibles : observateurs ou mandat de l’ONU.
John W.R. Lepingwell, de l’Institut HFE/RL de Munich et de l’université de l’Illinois, analyse le rôle des militaires russes dans l’étranger proche. Pour lui, les dirigeants civils de Russie se sont rapprochés des militaires. Ils ont abouti à un accord sur la nouvelle doctrine militaire adoptée en novembre 1993, reconnaissant que le vide stratégique en Eurasie centrale doit être comblé par la Russie. Celle-ci demeure une superpuissance, mais les menaces sont maintenant régionales ou locales, provenant du Sud ou de l’Ouest. L’armée doit être constituée d’unités petites, mobiles, entraînées. L’effectif sera de 1,9 million d’hommes, la moitié du personnel non-officier étant composée d’engagés. Le stationnement des unités se fera surtout en deux zones. La première est centrée sur le nouveau district militaire du Nord-Caucase (5 divisions) soutenu par les districts voisins (Volga, Oural), avec 23 000 hommes en 5 bases dans les États caucasiens. Cet ensemble met en cause l’application du traité CFE (Traité sur les forces conventionnelles en Europe). Une deuxième zone de concentration militaire est la région de Kaliningrad. Les gardes-frontières ont été réorganisés et atteindront 200 000 hommes. Ils gardent les limites extérieures de la CEI, en utilisant le recrutement local. Tout cela coûte cher, l’expérience afghane pèse lourd : il semble difficile de maintenir par la force un régime instable. Le Parlement garde son mot à dire. Les Russes continueront cependant à utiliser les conflits locaux, ainsi que leur diplomatie et leur économie pour étendre leur influence, imposer des régimes fédéraux et défendre les minorités russes. Les Occidentaux ont pu soutenir les pays Baltes, mais le plus important reste l’Ukraine, malgré l’absence de réformes dans ce pays. L’Occident doit reconnaître les intérêts particuliers de la Russie dans son étranger proche ; cependant, ces intérêts sont limités et on ne doit pas laisser la Russie dominer complètement cette région.
• « La politique étrangère des États-Unis ». La revue américaine Orbis, organe du Foreign Policy Research Institute de Philadelphie, publie un article de Harvey Sicherman, président de cet Institut, ancien collaborateur d’Alexander Haig. conseiller de George Schultz et de James Baker, tous trois anciens secrétaires d’État. Cet article sur la politique étrangère des États-Unis traduit une opinion républicaine qui peut avoir de l’importance après les dernières élections.
Pour Harvey Sicherman, les États-Unis ont gagné deux guerres mais perdu la paix. Le « nouvel ordre mondial » de Bush a échoué, l’entente entre les deux superpuissances s’étant effondrée, l’une d’elles ayant disparu. Accusé de négliger les problèmes internes, Bush s’est désintéressé de la politique étrangère, se contentant en Somalie d’une action humanitaire. Clinton n’a pas fait mieux. Sa doctrine de l’enlargement, hâtivement mise sur pied, a favorisé l’accroissement du nombre des nations démocratiques à économie de marché, la mission des forces américaines en Somalie se transformant en soutien de la paix, puis en mise sur pied d’une Nation. On a vu ensuite un assertive multilateralism se transformant en deliberative multilateralism après l’échec en Somalie. Les actions en faveur de la paix sont abandonnées. Les États-Unis sont paralysés.
Harvey Sicherman étudie trois crises. Celle d’août 1991 empêche la Russie de jouer le rôle, que lui assignait Clinton, de démocratie stable ayant à peu près les mêmes intérêts que les États-Unis. Elle demeure une grande puissance avec une doctrine géopolitique où l’étranger proche et les anciens membres du Pacte de Varsovie intéressent au premier chef sa sécurité. Les pays d’Europe centrale se sentent menacés et demandent leur adhésion à l’Otan. La réponse occidentale est indécente : c’est le « Partenariat pour la paix » étendu à la Russie. Si l’Otan doit inclure tous les pays du Pacte de Varsovie, elle n’est pas différente de la CSCE. Une alliance à laquelle tout le monde appartient n’a pas de sens. Clinton a donné aux Russes des armes contre l’Otan dans une dangereuse ambiguïté.
Dans la crise des Balkans, pour notre auteur, l’homme qui a mis le feu aux poudres est Slobodan Milosevic, président de la Serbie, un menteur et un bandit. Un problème du XIXe siècle aurait dû être résolu par une solution du XIXe, imposée par une entente des grandes puissances, mais on a remis la Bosnie aux Nations unies qui ont envoyé des forces militaires pour maintenir une paix qui n’existe pas. Celles-ci sont devenues des otages, avec en plus un embargo très « wilsonien ». Cet héritage de Bush s’est transformé en crise de l’Otan quand Clinton a refusé d’envoyer des troupes américaines en Bosnie. L’Otan s’est trouvée paralysée et humiliée, une politique bipartite aux États-Unis a été rendue plus difficile.
En Asie extrême-orientale, Bush avait laissé une situation confuse. Clinton a voulu ramener le Japon et la Chine dans le droit chemin, cette dernière en ce qui concerne les droits de l’homme. Les problèmes posés par la Corée du Nord l’ont amené à changer de méthode : un mauvais début pour la mise sur pied d’une communauté du Pacifique.
Harvey Sicherman considère qu’il est nécessaire de définir une nouvelle doctrine. Les États-Unis et leurs alliés peuvent au moins traiter les problèmes importants. Les Américains sont les seuls à posséder une extraordinaire combinaison de puissances et ils sont les mieux placés pour définir l’intérêt commun. Personne ne peut prendre la tête du monde à leur place, mais en général on préfère la technologie de l’Occident sans pour autant adopter ses valeurs. L’ordre international doit être « un nouveau modèle de coexistence… à l’intérieur d’une seule civilisation interconnectée » (Vaclav Havel). C’est en cours en Europe occidentale et sur les bords du Pacifique. La diplomatie doit chercher un équilibre entre les idéaux tels que les droits de l’homme et les intérêts américains. L’ONU ne détient pas de valeurs communes, trop de nations contrevenant plus ou moins ouvertement à la Charte. Il vaut mieux passer par des alliances régionales, en Europe l’Otan, dont le rôle reste défini par la phrase de Lord Ismay (difficilement traduisible) : « To keep the Germans down, the Russians out, the Americans in » (empêcher les Allemands de se relever, les Russes d’entrer, les Américains de partir). L’Otan n’a pas à s’encombrer de problèmes lointains ou des règles d’engagement de l’ONU. Au Congrès, le président doit constituer une coalition s’appuyant sur les Républicains. Il faut augmenter les budgets militaires pour remonter le niveau des armées et de l’industrie d’armement ; on ne doit engager les forces qu’avec le soutien de l’opinion publique et par des actions massives, reprendre l’étude des formes de guerre limitée comme en Corée et au Vietnam.
En économie, Harvey Sicherman pense qu’il faudra du temps pour digérer le GATT et l’Aléna (Accord de libre-échange nord-américain ou NAFTA). Les problèmes sont d’ordre interne : système éducatif, déficit budgétaire, etc. On doit revenir à la liberté des échanges commerciaux, à la stabilité monétaire. En conclusion, il faut d’abord savoir ce que l’on veut, ce qui n’est pas facile dans la confusion actuelle, mais surtout éviter un nouvel isolationnisme. Ce qui est à faire est dans le pays même.
Georges Outrey
• Le n° 10/1994 de Europäische Sicherheit contient un article de G. Däniker (général divisionnaire en retraite a été à la tête de « l’état-major d’instruction opérationnelle » de l’armée suisse jusqu’en 1988) : « Stabiliser, une tâche stratégique ». Depuis la guerre, la stratégie de dissuasion-endiguement des Occidentaux, renforcée par leur rayonnement, est parvenue à faire bouger l’Est, qui s’est finalement dissous. L’euphorie consécutive à la fin de la guerre froide avec l’espoir d’un monde plus juste a vite cédé devant la multiplication des guerres et des conflits. Trois ans plus tard, l’Occident est perplexe, à la recherche, en vain semble-t-il, d’une stratégie nouvelle à la mesure des bouleversements, sans voir que celle-ci est en train de naître mais qu’il reste à la définir, à l’approfondir et à la mettre en œuvre avant que le monde n’ait sombré dans le chaos.
Sans pouvoir exclure totalement le retour à un monde de blocs et d’États nationaux en rivalité, un double danger continue à menacer notre existence : la tendance à l’exacerbation de la violence sur toute l’échelle des sociétés, depuis l’individu jusqu’aux civilisations : la montée de la paupérisation de masses de plus en plus nombreuses, par suite de surpopulation, de gaspillage des ressources, de retard culturel… De plus, l’État nation devient de moins en moins capable de remplir sa fonction stabilisatrice, tandis que le facteur temps change de valeur ; la menace n’est plus l’apocalypse demain, mais l’approche lente, insidieuse d’un désastre, que facilitent trop l’insouciance et le refus de voir les problèmes. On recourt à des expédients : « assurer la paix », « imposer la paix » (avec l’éventualité de se retirer si cela devient trop « chaud »), concepts à la fois trop étroits (de toute façon, ce type d’engagement continuera à appartenir à la routine dans un monde qui se défait) et trop larges (espoirs excessifs éveillés par le mot « paix » dans un univers qui, de notre vivant, n’en connaîtra sans doute pas de véritable).
Il faut élargir la stratégie classique, dans son caractère comme dans ses moyens, à l’instar de ce « développement durable » maintenant admis en économie : un dessein n’est admissible qu’à condition de renoncer au pillage de ressources non renouvelables au profit d’un seul sans souci pour l’intérêt général, qui, en fin de compte profiterait à lui également. Ainsi, la stratégie nouvelle doit-elle favoriser cet intérêt général de stabilisation, « afin que l’adversaire d’aujourd’hui devienne le partenaire de sécurité de demain ».
Au lieu de continuer à s’armer pour le seul « pire des cas » et à se borner à des interventions ponctuelles, il faut préparer le « cas le plus favorable » en créant puis élargissant un environnement stratégique stabilisé : prévenir la guerre est infiniment plus efficace que d’avoir à l’arrêter. L’idéal serait de réaliser graduellement un ensemble de nations amies entre elles, stabilisé, pacifié et en équilibre social, à partir des centres déjà stables qui auront à mettre en œuvre une foule de mesures diversifiées mais toutes convergentes, la capacité d’intervenir par les armes restant l’une d’entre elles, mais pas la principale. Conceptuellement, toutes ces activités auront à contribuer à une stabilisation progressive en « projetant de la stabilité » avec une orientation dynamique, le pendant de la « projection de puissance » de la stratégie ancienne. Il s’agit d’accompagner les processus d’évolution, de bloquer le plus possible, au mieux en dessous du seuil de la guerre, une rechute dans des structures manifestant une volonté de puissance de tel ou tel. bref de retirer ses chances de réussite à « l’atavisme de la violence ».
Cette stabilisation de proche en proche ne deviendra facteur stratégique gagnant que si de larges majorités l’acceptent et la soutiennent parmi les peuples concernés dont l’espoir de vivre mieux, la culture, la volonté de réformes et les aptitudes particulières constituent des conditions indispensables au succès des mesures venant de l’extérieur. Énormément de tact est indispensable dans leur présentation pour éviter de blesser leur orgueil national, ce qui pourrait même avoir un effet contre-productif. Le passage de la dissuasion à la stabilisation a-t-il des chances de réussir ? En tout cas y renoncer entraînerait, à plus ou moins brève échéance, un chaos capable de déstabiliser l’Europe occidentale et les États-Unis eux-mêmes.
Hélas ! en dépit d’initiatives intéressantes comme le « pacte de stabilité » prôné par l’Union européenne et le « partenariat de sécurité », tout particulièrement important, proposé par l’Otan. les actuels systèmes de sécurité collective ne sont encore que partiellement aptes à promouvoir une sécurité permanente : l’ONU a, certes, davantage de possibilités d’action qu’au temps de la guerre froide. mais son efficacité reste limitée. L’Otan, par son origine occidentale et son rôle initial de puissance militaire, éveille les soupçons russes dès qu’elle tente, même avec prudence, de projeter de la sécurité vers l’Est. La CSCE, qui s’étend de Vancouver à Vladivostok, pourrait avoir les meilleures chances de stabiliser l’Eurasie, mais sa légitimité et sa force sont encore insuffisantes pour unir en une seule alliance l’est et l’ouest de l’Europe. Toutes ces organisations ne peuvent pour l’instant assurer plus que l’incomplète sécurité actuelle, mais elles doivent fournir les bases d’où partira une stabilisation qui, sans elles, manquerait de force pour se propager. Les peuples d’Occident doivent changer de mentalité, prendre progressivement conscience que les dangers et les risques qui les menacent sont à traiter dans une optique nouvelle non pas en s’isolant derrière des murs et des barrières en se tenant prêts à se défendre au besoin dans le sang contre un imaginaire « assaut de barbares » venus de l’est ou du sud, mais en projetant d’urgence et avec chance de succès des éléments de stabilisation dans les régions dont les troubles et le potentiel de violence finiraient, tôt ou tard, par nous atteindre. Comprenons bien qu’il ne s’agit plus seulement d’une aide humanitaire qu’il est loisible d’accorder ou de refuser, mais d’un choix entre une sécurité commune durable et un cataclysme lent et inéluctable.
L’opinion occidentale devrait accepter de contribuer à une stabilisation durable de ces zones, même si participer à cette tâche indispensable comporte aide économique, bons offices, sanctions et, le cas échéant, des opérations de maintien de la paix allant jusqu’à des engagements risqués et coûteux en personnel et en prestige. Il faut lui apprendre à considérer que, comme dans les opérations de défense de jadis, le niveau des pertes amies – on s’efforcera bien sûr de le limiter au minimum – ne saurait être l’unique critère de décision. Elle devra renoncer à se défausser du « sale » et ennuyeux travail sur des policiers mondiaux qu’on se permet en outre de critiquer perfidement en cas d’échec, mais accepter au contraire d’y participer en permanence. Cette stabilisation n’est pas l’affaire des seuls gouvernements et administrations. Des succès durables ne seront obtenus qu’avec le soutien de l’opinion publique et les impulsions actives d’une économie vivace qui stimulera les marchés en développement.
Les forces armées aussi doivent s’adapter à leur nouveau rôle de prévention ; elles ne peuvent plus n’être qu’une ultima ratio ; pour remplir leur difficile tâche interdisciplinaire, il leur faudra changer de paradigme. Optimiser leurs conditions d’emploi est certes d’abord du ressort de la politique, mais aussi du commandement. Celui-ci doit participer à l’élaboration de la stratégie et annoncer clairement les risques liés à telle intervention ; il est de son droit d’exiger des missions clairement définies. La nouvelle stratégie impose aux forces armées – et pas seulement à la politique – d’être « prêtes et aptes à rendre possible ce qui est nécessaire ». On ne saurait admettre plus longtemps le désarroi d’unités conçues pour affronter un adversaire classique devant d’audacieux seigneurs de la guerre qui les tournent avec une poignée de fanatiques en armes. Il est urgent de développer des formes non traditionnelles de combat et des moyens non mortels.
Ne nous leurrons pas : étendre la stabilité, au sens d’assurer préventivement la paix et l’existence, est une tâche herculéenne et probablement permanente pour l’ensemble des peuples déjà stabilisés. On ne réussira pas sans modifier les axes d’effort dans la plupart des domaines stratégiques. Une telle audace reste-t-elle possible en un temps où maximiser les prétendus dividendes de la paix passe pour le critère presque unique de la politique de sécurité ? On n’y parviendra que si on prend conscience de sa nécessité et si on réussit d’abord à stabiliser les principaux foyers de conflits. « Des priorités dictées par l’émotivité, comme celle provoquée par des émissions de télévision plutôt accidentelles, doivent passer à l’arrière-plan. Finalement, la stabilisation en tache d’huile ne réussira que si les Occidentaux consacrent, pour empêcher l’extension du chaos, autant d’intelligence, d’énergie et de moyens financiers qu’ils en ont mis récemment dans cette dissuasion efficace qui nous a épargné une troisième guerre mondiale. »
• Dans « Garantir la paix, retour aux principes », J.C. Bebel (1) analyse le rôle de la composante militaire dans les différents types d’opérations de paix menées, avec des fortunes diverses, par l’ONU. Sans être la panacée contre l’instabilité croissante de ce monde, le déploiement de forces internationales peut aider puissamment aux efforts de paix du Conseil de sécurité. Cet emploi est devenu un mode d’action particulier des forces armées. Comme on peut s’attendre que celles de l’Otan et de ses « partenaires de paix » en soient de plus en plus souvent chargées, il convient de réfléchir aux conditions indispensables pour qu’un tel emploi ait des chances de succès.
Par le passé, les Casques bleus ont prouvé leur efficacité pour vérifier le respect d’une trêve par des observateurs ; s’interposer entre deux belligérants ayant déjà conclu un cessez-le-feu ; s’installer préventivement dans une zone pour éviter qu’elle ne soit touchée par une guerre se déroulant à ses abords ; mettre en place un filet de sécurité derrière lequel sont menées des actions humanitaires dans une zone donnée. Tous ces engagements supposent que les Casques bleus sont déployés dans une région où il n’y a pas ou plus de combats et que le gouvernement de celle-ci approuve leur envoi. Alors seulement, les Casques bleus sont en mesure d’agir avec impartialité, les armes n’étant employées qu’en cas d’autodéfense. Engagées dans une zone de combat en cours, leurs unités deviennent incapables d’accomplir leur mission et perdent, avec leur liberté d’action, la crédibilité dont elles ont besoin vis-à-vis de toutes les parties en conflit. Se figurer que des Casques bleus peuvent imposer une paix à des belligérants plus puissants qu’eux et qui ne la veulent pas est illusoire. Les interventions en zone de combat ne sont donc pas à conseiller pour des Casques bleus. Leur engagement dans des « opérations de paix » ne devrait être décidé que si préexistent les conditions essentielles à leur succès, et d’abord un armistice que les adversaires acceptent de respecter. « Dans le passé, la plupart des opérations des Casques bleus comme observateurs ou force d’interposition ont réussi lorsque ces conditions minimales étaient réalisées. Toutefois, là où aucune volonté de paix n’existe mais tant qu’il n’y a pas eu de combats importants, un emploi sélectif et dosé de forces envoyées préventivement peut compléter utilement les efforts des négociateurs et augmenter leurs chances de réussite. » ♦
Jean Rives-Niessel
(1) Lieutenant-colonel de l’US Air Force affecté à l’état-major de planification du USEUCOM ; il s’exprime ici à titre strictement personnel : ses vues sont susceptibles de s’écarter de celles des autorités gouvernementales ou militaires américaines.