Revue des revues
• « Les Asiatiques en France ». Le père Jean Charbonnier, auteur d’une excellente Histoire des chrétiens de Chine, publie dans le supplément de décembre 1994 d’Églises d’Asie, un intéressant dossier sur « Les Asiatiques en France et l’Église ».
La première partie fait un inventaire des étrangers par pays d’origine, rappelle leurs grandes vagues d’immigration et indique leur répartition sur le territoire national. Un inventaire précis est bien difficile car dès qu’un étranger est naturalisé, son origine ethnique ne figure plus sur ses papiers officiels. C’est le cas notamment des Vietnamiens rapatriés et naturalisés dans les années 1954-1956. On peut cependant estimer qu’il y a entre 500 000 et 600 000 Asiatiques en France aujourd’hui. Les Vietnamiens sont les plus nombreux : ils seraient 250 000. Viennent ensuite les Chinois dont le nombre est d’environ 150 000. Si on ajoute les quelque 50 000 Indochinois ethniquement chinois, les Chinois représenteraient en fait 200 000 personnes. Pour le reste, le père Charbonnier avance le nombre de 50 000 Laotiens (dont 15 000 Hmong), 60 000 Cambodgiens dont 60 % d’origine chinoise. 30 000 Indiens (Pondichériens…), 45 000 Sri Lankais (surtout des Tamouls), 22 000 Philippins (implantation récente), 20 000 Japonais, 15 000 Coréens, 2 000 Thaïlandais.
Comparée aux autres migrations d’étrangers en France, celle des Asiatiques est relativement récente. C’est bien sûr après 1975 que se sont produites les plus fortes migrations d’Asiatiques en France. Les arrivées officielles de réfugiés de 1975 à 1992 (accueillis par la Croix-Rouge) ont été de 130 837, auxquelles il faut ajouter environ 20 000 arrivées hors quotas. En fait, c’est à l’occasion de la Première Guerre mondiale que se produisit la première arrivée importante de Chinois et de Vietnamiens appelés à relever des métropolitains. Sur les 38 000 Chinois venus dans ces conditions, 3 000 resteront en France. La fin de la guerre d’Indochine a vu le rapatriement des Chinois et Vietnamiens de nationalité française.
Au moins la moitié des Asiatiques sont implantés dans la région parisienne. Il en est de même pour ceux qui font des séjours temporaires en France. Alors que les Chinois tendent à se grouper entre eux, d’autres comme les Vietnamiens sont plus dispersés. En province, les Asiatiques sont plutôt installés dans les grands centres industriels et les villes universitaires. Les Asiatiques accordant une grande importance à leurs enfants et à l’enseignement, c’est par ces derniers que se fait l’intégration dans la communauté nationale. Très studieux, les jeunes s’insèrent facilement dans le monde du travail à un niveau social bien supérieur à celui de leurs parents dont souvent ils ne parlent pas la langue d’origine et ne partagent pas les valeurs morales traditionnelles ou religieuses.
Le dossier du père Charbonnier se termine par une présentation des structures d’accueil et de services catholiques au profit des Asiatiques en France comme le centre France-Asie, le foyer d’étudiants asiatiques et le relais France-Chine du père Richard. Il indique également les cultes organisés pour chacune des communautés ethniques ou linguistiques avec les références des prêtres qui en ont la charge. Le rôle des Missions étrangères de Paris y est particulièrement important.
• « Multiple Russie » est le titre général du numéro d’octobre 1994 du Courrier des pays de l’Est sous-titré « Profil socio-économique des 21 républiques de la Fédération, de la Carélie… à la Iakoutie », publié en pleine guerre de Tchétchénie. À la différence des numéros habituels de cette revue, celui-ci se présente comme un atlas politique et économique de la Fédération de Russie.
Marie-Agnès Crosnier, qui a réalisé ce dossier, l’introduit par une courte présentation générale dans laquelle elle expose l’attitude de ces républiques par rapport au pouvoir fédéral. Elle écarte le scénario catastrophe d’un éclatement de la Russie, analogue à celui qui a présidé à la fin de l’URSS. À part la Tchétchénie, qui ne représente que 0,8 % de la Fédération, l’auteur affirme que les républiques et régions ne sont pas assez suicidaires pour envisager sérieusement de faire sécession. Elle donne en exemple les accords signés, en 1994, entre les autorités fédérales et deux républiques particulièrement sourcilleuses sur leur autonomie : Tatarstan et Bachkortostan.
Voilà enfin un outil de travail simple et clair pour s’y retrouver dans cette mosaïque dont le nom de chaque élément semble sorti d’un glossaire de volapük. Qui connaît la Sakha-Iakoutie, qui saurait en écrire le nom les yeux fermés ? Pourtant, cette république couvre plus de trois millions de kilomètres carrés (plus de cinq fois la superficie de la France) et 18,2 % du territoire de la Fédération. Elle est, avec 13 à 14 millions de carats, l’un des plus importants centres de production de diamants dans le monde et le principal producteur d’or de Russie.
Pour chacune des républiques, leur fiche est introduite par un tableau indicateur sur la superficie, la localisation, le climat, la population, les ethnies, la religion… Viennent ensuite de brèves synthèses sur leurs données politiques, suivies d’une étude plus détaillée sur les divers aspects de l’économie. Les cartes sont d’une grande clarté et de la qualité habituelle offerte par le service cartographique de la Documentation française. Il est ainsi plus aisé de trouver la république des Adyghéens et sa capitale Maïkov, baignée par la Belaïa, ou son aéroport de Krasnodar, que certaines rues de Paris sur un guide par arrondissement.
Bien sûr, comme tout document à caractère économique, ce dossier va vieillir. Il restera cependant un ouvrage de base à garder longtemps dans les bibliothèques et les centres de documentation pour ses renseignements généraux et sa cartographie.
Jacques de Goldfiem
• « La Russie face à la réalité ». La revue britannique International Affairs (Chatham House), dans son numéro de janvier 1995, publie un long article du professeur Hannes Adomeit, de l’Université Tufts du Massachussetts, sur la Russie, grande puissance.
Pour cet auteur, les dirigeants russes proclament que leur pays est une grande puissance parce que le doute règne dans leurs esprits. Jusqu’aux années 1970, ils ont eu pour doctrine (ou « paradigme ») une étroite relation entre le pouvoir et l’idéologie marxiste-léniniste, faisant passer les facteurs militaires et géopolitiques avant l’économie, la quantité des armements avant leur qualité, la force des armes devant se transformer en influence politique. Cette doctrine subit une forte crise avec Andropov et Tchernenko, quand ses deux piliers ont commencé à s’effondrer, les contradictions des impérialistes n’entraînant pas leur affaiblissement, mais les modes de production des capitalistes étant supérieurs à ceux du socialisme. Les mouvements de libération nationale et la guerre des classes ne triomphent pas. Il se développe un eurocommunisme, le Tiers-Monde se tourne vers l’Occident. Il y a l’échec militaire en Afghanistan, le traité FNI (Forces nucléaires à portée intermédiaire), l’arrivée de Kohl au pouvoir en Allemagne, Reagan renforce les armées américaines et lance l’Initiative de défense stratégique à laquelle les Soviétiques ne peuvent répondre. Ils s’isolent dans une position de refus.
Avec Eltsine et Kosyrev, le professeur Adomeit voit se préciser une « nouvelle pensée ». Ensuite Gorbatchev prend conscience du coût de la force militaire et de sa relative inefficacité. Les membres du G7 sont les véritables acteurs de la scène internationale, les intérêts à l’échelle mondiale pouvant être défendus par des accords et la participation aux institutions internationales. En 1990, un an avant l’effondrement de l’URSS, la Fédération russe se déclare souveraine, résultat de la rivalité entre Eltsine et Gorbatchev, mais il faut attendre le coup d’État d’août 1991 pour ruiner la légitimité de Gorbatchev. Cette doctrine subit cependant une importante révision quand à Stockholm, en décembre 1992, Kosyrev dénonce les actions des Occidentaux dans les anciennes républiques soviétiques. C’est un retour à l’impérialisme, mais sans l’idéologie marxiste-léniniste. La Russie continue à être une grande puissance mondiale. Suivent des tractations avec les Japonais, une intervention dans l’affaire yougoslave. Les pays de l’étranger proche sont considérés comme une zone de responsabilité russe, avec des interventions militaires au Tadjikistan, en Géorgie, en Moldavie, dans les pays Baltes, le soutien aux 25 millions de Russes vivant en dehors de la Russie… Ces interventions posent un problème pour l’application du traité FCE (Force conventionnelle en Europe). Le complexe militaro-industriel est remis à l’honneur ; du matériel militaire est vendu à la Chine. Eltsine s’oppose à l’extension de l’Otan vers l’Est.
Le professeur Adomeit explique cette évolution par le désordre des esprits dans une situation très instable. Un sentiment semble dominer : la Russie demeure une grande puissance, en raison de son potentiel et de son influence. Plusieurs documents l’affirment, en insistant sur la nécessité d’une défense commune aux anciens pays soviétiques, la Russie restant la seule puissance nucléaire. Les échecs économiques alimentent l’opposition nationaliste. Il y a le retour en force d’institutions datant de la période soviétique, l’armée, le complexe militaro-industriel, le « lobby gaz pétrole », etc. Les ventes d’armes ont fortement diminué de 1991 à 1993. Les élections donnent une majorité de nationalistes, de communistes, de conservateurs et de néo-fascistes. Le retour à une doctrine impérialiste a cependant ses limites. L’effondrement de l’URSS s’est fait sans violence. Dans l’étranger proche, la politique russe se montre modérée, mais il reste une zone privilégiée où ne peuvent intervenir les Occidentaux. Des relations ont été établies avec l’Allemagne et l’Otan. La vague nationaliste semble s’affaiblir, les dépenses militaires ont été strictement limitées.
En conclusion, l’auteur se demande ce qui donne la puissance à un pays : plus que la puissance militaire, ce sont les ressources industrielles et techniques, la possibilité d’exercer une influence sans recourir à la force. Le discours sur la Russie grande puissance a permis à l’élite traditionnelle de reprendre les places qu’elle avait perdues. Maintenant la prudence l’emporte. La « nouvelle pensée » paraît répondre aux besoins actuels.
• « Les relations russo-indiennes ». Le même numéro d’International Affairs contient un article d’Anita Inder Singh, de l’université d’Oxford, étudiant la position de l’Inde devant les incohérences de la politique russe et ses aspirations de grande puissance. L’Union Soviétique a été le grand fournisseur de l’Inde en matériel militaire. En juillet 1993, sous la pression américaine, la Russie a refusé la vente à l’Inde de fusées cryogéniques. Dans le désordre actuel, une mission indienne n’a pu obtenir les pièces de rechange pour les avions Mig, mais en mars 1992, Moscou a offert des sous-marins à propulsion nucléaire et des avions (Mig-31, Su-28), pour compenser l’acquisition par le Pakistan de Mirage français et de F-16 américains. D’autres accords ont suivi, promettant à l’Inde le soutien technique de ses 170 Mig, avec la constitution d’une société en joint-venture pour la fabrication de pièces de rechange pour du matériel d’origine russe. Des pilotes malaisiens viendront s’entraîner en Inde pour leurs Mig-29. New Delhi cherche cependant à diversifier ses sources de matériel militaire en Grande-Bretagne et en France. Il se rapproche des États-Unis.
Le problème majeur que perçoit Anita Inder Singh est d’ordre monétaire : le taux de change entre roupie et rouble. Les Russes ne savent que faire des roupies indiennes dont la moitié environ restent impayées dans les banques indiennes. En 1991-1992, le commerce entre les deux pays s’est pratiquement effondré. Des difficultés sans nombre ont suivi. La Russie ne pourra pas exécuter le plan de trois ans prévu pour l’achat de thé, tabac, soja, lors de la visite de Rao à Moscou. On pense utiliser les fonds disponibles pour développer des joint-ventures en Inde. En août 1994, la collaboration a été étendue à l’aluminium, au zinc et au cuivre. Il est question maintenant du fer. En Russie, le commerce indien a du mal à lutter contre la concurrence des pays industrialisés qui ont été plus rapides.
Anita Inder Singh remarque qu’en Asie centrale les relations de l’Inde étaient bonnes avant son annexion par les tsars. Après le traité russo-indien de 1971, les liens culturels entre Inde et Asie centrale se sont développés. Actuellement, les nouvelles républiques restent très dépendantes de la Russie, économiquement et militairement. C’est la partie la plus pauvre de l’ancienne URSS. Les matériels militaires étaient fabriqués en Russie et en Ukraine. On part donc de zéro, mais l’Inde ne peut ignorer cette région ; des armes passent au Cachemire par l’Afghanistan. Russie et Inde craignent un renouveau de l’islam et le Pakistan s’y intéresse pour étendre son territoire en profondeur, mais les dirigeants actuels de ces nouvelles républiques sont d’anciens communistes qui se méfient des Pakistanais. Turquie, Israël, Iran cherchent à développer leur influence, mais l’Inde n’a pas de frontière commune avec l’Asie centrale, l’Afghanistan s’interposant. La coopération économique paraît être le meilleur moyen de barrer le chemin au Pakistan. En janvier 1993, à Tachkent, Rao a offert son aide. L’Ousbékistan se propose pour combattre le terrorisme et les idéologies extrémistes, mais pense plutôt à l’Afghanistan. Le Kazakhstan est le seul pays nucléaire et est limitrophe de la Chine ; il a invité l’Inde à participer à un programme spatial à Baïkonour ; les échanges commerciaux vont être intensifiés avec ce pays. En avril 1992, un accord a été signé par l’Inde avec le Turkménistan, en particulier pour l’extraction du gaz naturel. En 1994, l’Inde a offert un prêt de 5 millions de dollars au Tadjikistan.
En conclusion, Anita Inder Singh constate que les relations entre Inde et Russie sont assez limitées. Chacune considère que l’autre est un élément stabilisateur de la situation en Asie centrale, avec qui l’Inde développe son commerce, pensant que, dans cette région, le danger du fondamentalisme est encore lointain. Pour le moment, l’Inde doit vivre avec l’idée que la Russie et l’Asie centrale sont des régions d’incertitude dans tous les domaines.
• « Les armes nucléaires des grandes puissances ». La revue britannique Survival, dans son numéro d’hiver 1994-1995, publie un article de Lawrence Friedman, professeur au King’s College de Londres, sur les grandes puissances, leurs intérêts vitaux et leurs armes nucléaires.
Pour Lawrence Friedman, la stratégie nucléaire est associée à la guerre totale. Au moins pour l’Occident, celle-ci n’est plus que de l’histoire : aucun différend entre Washington et Moscou ne mérite d’échange nucléaire. On peut être influent et fort sans armes nucléaires. Certains pays secondaires ont renoncé à se les procurer, mais le problème n’est pas clos, d’où l’importance de la conférence de révision du traité de non-prolifération de 1995. Il suffit d’un très faible risque d’échanges nucléaires pour dissuader d’une guerre majeure ; toutefois ce ne peut être une règle absolue dans un monde incertain. Un énorme arsenal nucléaire n’a plus de sens, mais on peut voir se développer un marché noir. Le système mondial est encore dominé par de grandes puissances disposant de ces armes, mais elles confirment la tendance à la fragmentation de ce système, même si elles répugnent à transférer des moyens nucléaires à des pays vulnérables ; malgré le régime de non-prolifération, les arsenaux nucléaires se multiplient. Il faut agir avant que des zones de conflit n’acquièrent une dimension nucléaire.
L’auteur voit dans la notion d’intérêt vital le cœur du débat sur la sécurité. Actuellement, nos intérêts vitaux ne sont plus liés au Tiers-Monde, ceux des pays occidentaux l’étant par leur interdépendance économique et sociale, sans être maintenant menacés. On voit se modifier l’attitude vis-à-vis des capacités de projection de forces et des bases outre-mer ; des États acceptent des responsabilités régionales et on leur donne des armes modernes. Les interventions à longue distance deviennent plus difficiles. On en vient à douter que l’équilibre mondial soit un intérêt vital, mais les grandes puissances gardent leurs responsabilités et peuvent avoir à intervenir, même si leur souveraineté ou le bien-être de leurs citoyens ne sont pas en jeu. Les armes nucléaires ne sont pas utilisables, mais l’accès à leur décision d’emploi reste un des symboles majeurs du pouvoir politique suprême. Un intérêt vital est créé chaque fois qu’une explosion nucléaire est possible ; on ne sait pas ce qu’est une « petite guerre nucléaire », les retombées radioactives ne connaissant pas de frontières. La possession d’armes nucléaires demeure l’ultime garantie contre une agression extérieure, mais il ne peut y avoir de commerce de ces armes. Un pays non nucléaire devra chercher à apaiser un État nucléaire qui le menace ou rechercher son alliance. En restreignant le champ des intérêts vitaux, on diminue les occasions de conflit grave ; cependant, une alliance devient difficile quand une puissance nucléaire n’y voit que l’extension de ses propres intérêts vitaux. Peu de points ont été aussi controversés qu’une garantie nucléaire donnée dans une alliance.
Lawrence Friedman montre que, lors du TNP, les États-Unis ont refusé de garantir nucléairement les États non nucléarisés. Les autres pays nucléaires ont été au moins aussi réticents. En général, on cherche à éviter tout risque d’escalade. Le problème de l’Europe est exemplaire et s’est résolu par le mauvais compromis de la riposte graduée. Heureusement, l’Otan est une alliance très solide ; par contre l’Otase (Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est) s’est effondrée. La France a payé sa force nucléaire par un isolement politique, en niant l’existence d’intérêts vitaux communs, mais la rigidité de l’Alliance et la garantie nucléaire américaine l’ont aidée à éviter les conséquences de sa décision. Dans une alliance permanente née d’une réelle interconnexion de tous les intérêts, toute tentative pour prendre une position privilégiée dans le domaine de la sécurité restera problématique. La garantie nucléaire des États-Unis à l’Europe a été un des facteurs les plus remarquables de l’Alliance : elle est à l’origine des réticences vis-à-vis de l’extension de l’Otan à des pays dont les intérêts sont encore distincts de ceux de l’Occident.
L’auteur passe rapidement sur la notion de « dissuasion existentielle » pour revenir au problème des bases outre-mer et à celui de la mise en place sur celles-ci d’armes nucléaires, comme à Cuba en 1962. Cette installation est un symbole créant une vulnérabilité commune. Le dernier débat dans ce domaine est le traité FNI. Actuellement, l’Otan ne pourrait guère utiliser que des armes de sous-marin. La garantie américaine sur l’Allemagne demeure, la Russie pouvant encore infliger des dommages intolérables aux nations occidentales. En cas de retour de la menace, il serait difficile de reconstituer des forces nucléaires sans avoir l’air d’être provocant. La garantie nucléaire dans l’Alliance atlantique reste donc tout aussi incertaine.
Pour Lawrence Friedman, le manque de crédibilité d’emploi d’une action antinaturelle que montre l’exemple de l’Otan est de valeur très douteuse pour être imitée ailleurs dans le monde, surtout en l’absence de forces d’appoint comme les forces nucléaires britanniques et françaises. La prolifération nucléaire risque de se produire là où des garanties sont mises en doute ou n’existent pas. En même temps, elle compromet les chances de soutien extérieur, mais elle peut servir à décourager toute intervention de pays occidentaux dans un conflit régional. L’existence d’armes nucléaires en Asie du Sud-Est ou au Proche-Orient peut freiner des tendances aux conflits, mais elle rend ceux-ci potentiellement beaucoup plus dangereux. Il y a aussi des problèmes de stabilité interne des pays nucléaires.
Ainsi apparaît l’importance de la non-prolifération nucléaire pour les Occidentaux. Toute possibilité d’une explosion nucléaire met en jeu un intérêt vital. Il est par trop théorique de voir les puissances nucléaires assurer la loi internationale. Ce que l’on peut attendre de mieux des arsenaux des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France, c’est de renforcer une communauté de sécurité qui soit plus large. Pour éviter une explosion nucléaire, il faut surtout résoudre les conflits, encourager la stabilité politique et protéger les pays ou les groupes qui sont vulnérables. Le paradoxe des armes nucléaires est qu’elles renforcent l’autonomie des États tout en ayant un effet profond sur leur interdépendance.
Georges Outrey
• Dans le n° 12/1994 de Europaische Sicherheit, W. Fechner (journaliste indépendant à Bonn) fait sienne une déclaration du général Willmann (actuel commandant de l’Eurocorps) : « L’Eurocorps lance un pont vers le Sud » grâce à la participation espagnole spécialement précieuse face à trois risques majeurs (fondamentalisme musulman, terrorisme d’État, prolifération d’armes de destruction massive, l’Iran et la Libye étant à surveiller particulièrement) qui rendent l’éventualité d’une intervention armée bien plus probable dans « cet arc de crises qui s’étend du Maroc au Pakistan » (selon la formule du général Naumann, Generalinspekteur der Bundeswehr, Céma) qu’en Europe du Nord ou du Centre.
Entrée dans l’Alliance sans faire partie de sa structure de commandement intégrée, l’Espagne, membre actif de l’UEO, milite pour un renforcement des responsabilités européennes de défense, dans l’option d’une organisation de sécurité qui couvrirait, outre l’Europe du Centre-Est, l’ensemble du bassin Méditerranéen. Dès 1998, elle mettra donc à la disposition de l’Eurocorps, à la place de l’actuelle brigade, une division complète ; un officier général espagnol prendra à son tour le commandement de l’ensemble, dans lequel l’espagnol est d’ores et déjà la troisième langue de commandement.
Les forces armées espagnoles ont besoin d’une restructuration et d’une modernisation complètes ; l’exiguïté de leur budget (1,6 % du PNB, soit environ 35 milliards de francs) les amène à se contenter parfois de matériels de seconde main (navire de renseignement provenant de l’ex-NVA ou Nationale Volksarmee ; projet de rachat de Mirage jordaniens ou du Golfe…). L’aviation (elle reste dans le programme Eurofighter 2000. mais ne pourra acheter autant d’exemplaires que prévu) et surtout la marine ont déjà des capacités notables alors que l’armée de terre reste la plus mal servie. Elle doit aussi se professionnaliser au moins partiellement (le service obligatoire est mal vu de la population) et modifier complètement sa mission pour inclure des interventions à l’extérieur : actuellement, celle-ci se limite au maintien des institutions et à une hypothétique défense sur les Pyrénées (1). « Vu le déplacement des champs de force de la politique de sécurité en Europe et les risques accrus dans le sud de l’espace méditerranéen, le corps des officiers espagnols souhaite avoir davantage de contacts avec les autres forces de l’Alliance et voir reconnu à sa juste valeur le rôle particulier des forces armées espagnoles dans la couverture d’un secteur important du flanc Sud de l’Alliance. »
• Ancien officier de presse du commandement des approches de la Baltique (Baltap), le lieutenant-colonel en retraite O. Donnel F. Frommelt présente « La réorganisation de l’Otan en zone baltique » : dans la nouvelle organisation, Combaltap (2) passe de Afnorth (devenu Afnorwest) à Afcent. Sa zone de responsabilité comprend « tout le Danemark, moins les Féroé et le Groenland, les Länder de Schleswig-Holstein et de Hambourg (au nord de l’Elbe), la mer Baltique et ses détroits, les eaux territoriales et l’espace aérien au-dessus, plus, pour la défense aérienne, la mer du Nord orientale ».
La libre circulation commerciale dans la Baltique, « mer la plus fréquentée du globe », est de la plus haute importance pour tous ses riverains. Pour la Russie, la perte des ports baltes (3) et des 11 % de la flotte commerciale de l’ex-URSS qui y étaient basés est très gênante : seul port restant en contact avec le reste de la Russie, Saint-Pétersbourg est obstrué par les glaces une partie de l’année ; ceux de Prusse orientale, seulement militaires actuellement, pourraient acquérir une fonction commerciale mais, sauf à consentir un détour de 600 milles marins, ils sont coupés de l’hinterland russe, à moins d’établir un corridor à travers la Biélorussie (ou la Lettonie) et la Lituanie.
Tout conflit éclatant en Baltique, même « hors zone Otan », affecterait gravement Combaltap dont la stratégie a changé : en cas de crise, il serait aussitôt renforcé maintenant par une force navale multinationale. Pour coordonner toutes les opérations aériennes, un PC spécial est en cours de mise sur pied à Finderup-Karup. Au lieu de pratiquer la défense de l’avant, les forces terrestres doivent se préparer à réagir à partir de zones de rassemblement et aussi détacher des éléments au profit d’autres zones. Tâche nouvelle également, le développement des relations avec les « partenaires de paix », la Pologne plus spécialement. Ainsi, le QG de l’Otan pour les approches de la Baltique ne doit plus être seulement un trait d’union entre (les grands commandements) Afnorwest et Afcent, mais, en plus, avec l’Est.
• Chargé de presse à l’ambassade américaine à Bonn, O. Mager présente « La directive américaine pour les engagements extérieurs » : à la suite de divers mécomptes, notamment en Somalie, Clinton précise dans la « PDD 25 » les conditions d’une participation de son pays à des « opérations de paix ». Washington soutient en principe toutes celles destinées à faire respecter les droits de l’homme, à éviter la chute de régimes démocratiques ou à fournir de l’aide humanitaire tant qu’on ne lui demande pas d’envoyer des troupes ; sinon, les critères se font de plus en plus sévères selon la mission envisagée (simple présence, interposition, combat). De toute façon, une intervention militaire ne sera acceptée que si elle sert manifestement des intérêts américains, si les risques ont été auparavant mûrement, pesés et le cadre espace temps bien délimité, s’il y a des troupes et des crédits disponibles et « si l’opération présente des chances sérieuses de succès ». L’intervention lancée, on s’assurera en permanence que les actions de force se déroulent conformément au calendrier convenu. De tels engagements sont possibles également au profit d’organisations régionales « dans le respect de la Charte et des critères du Conseil de sécurité de l’ONU ».
La directive aborde ensuite les améliorations que l’ONU doit apporter au fonctionnement de ses opérations de paix. Son laxisme actuel étant source de coûts excessifs, les États-Unis vont, dès 1996, réduire leur participation au budget « opérations de paix » de 31,7 % à 25 %. Ils demandent en outre la nomination d’un inspecteur général (4) indépendant du secrétaire général pour suivre cette affaire. Les forces sur le terrain devront pouvoir compter sur « le soutien de la nation hôte ». La structure de commandement onusienne devra être renforcée : création au siège d’une centrale de renseignement prévoyant des échanges permanents avec les chefs sur le terrain et les gouvernements intéressés, d’un centre de crise armé 24 heures sur 24 et doté d’une division logistique et d’un état-major de presse, d’un QG mobile permanent en mesure d’exécuter sans délai les décisions du Conseil de sécurité et habilité à passer des marchés commerciaux au profit des missions nouvelles. La banque de données devra disposer de la liste des formations disponibles, des prestations offertes en vue d’opérations de paix, des possibilités tant gouvernementales que commerciales d’aérotransport.
Cependant, les États-Unis n’affecteront pas à l’ONU de forces a priori. Le président restera le commandant suprême de celles qu’il pourrait lui détacher pour une opération déclenchée d’un commun accord. Le commandant local de l’ONU n’aura pas le droit de modifier leur mission ou leur terrain d’emploi, de les séparer de leurs unités de soutien, de modifier leur articulation ou de s’immiscer dans leurs affaires disciplinaires. Toutes les décisions à prendre devront tenir le plus grand compte des nécessités militaires et pas seulement de considérations politiques et diplomatiques.
Aux États-Unis, le Conseil national de sécurité, les secrétaires d’État et à la Défense prépareront les plans d’emploi et étudieront les implications financières. Tant qu’il n’est pas question d’envoyer des troupes américaines, le département d’État est chargé de la gestion des opérations de paix ; sinon, la responsabilité passe au Pentagone qui devra ouvrir un chapitre spécial à cette fin dans son budget. Il faudra veiller à ce que l’ONU rembourse rapidement les sommes avancées à son profit. Le Congrès et l’opinion auront à participer au processus de décision : consultations systématiques entre le secrétaire d’État et les présidents des commissions des affaires étrangères et de la défense dès que l’évolution d’une situation laisse envisager que le secrétaire général de l’Onu fera appel aux États-Unis ; le président s’engage à informer le Congrès des décisions prévisibles du Conseil de sécurité de l’Onu quant à toute mission de paix nouvelle ou en cours ; un rapport annuel du gouvernement sur sa politique à l’Onu sera publié. Enfin, le président ne s’oppose pas à une révision de la War Powers Resolution (5) telle que l’ont réclamée divers sénateurs.
Puisque la confrontation idéologique avec l’URSS a pris fin, président et Congrès sont d’accord pour refuser que les États-Unis, seule superpuissance restante, deviennent le gendarme du globe ou s’immiscent dans n’importe quel conflit régional. À moins d’une large approbation du Parlement et de l’opinion, l’Administration Clinton ne s’engagera pas dans des actions de longue ou moyenne durée, sauf si elles correspondent à un intérêt national évident : lorsqu’il s’agira de « résoudre les problèmes d’autres peuples », elle sera très réservée car « il faut peser froidement les intérêts avant d’autoriser une participation à des opérations de paix à l’issue incertaine » (A. Lakes, conseiller pour la sécurité).
On saura, au plus tard lors de la mise au point des conditions d’emploi à l’extérieur de la Bundeswehr, dans quelle mesure les décideurs allemands se seront inspirés de la « PDD 25 ». Indubitablement, la transparence des prises de décision en politique étrangère et de sécurité, l’établissement de normes d’action claires à l’intention des militaires, et le soutien à une réforme de l’ONU devraient convaincre l’opinion allemande du bien-fondé de sa participation à des opérations de paix correctement conçues ; et, « puisque les États-membres de l’Union européenne ont l’intention de définir une politique étrangère et de sécurité commune, il serait judicieux qu’ils établissent ensemble les directives sur l’emploi des troupes et les règlements traitant de l’exécution de missions de paix des Nations unies ».
• H. Henné (journaliste indépendant de la région de Cologne) commente « Le facteur CNN ; comment la télévision colonise la politique étrangère ». 65 % des Américains la reconnaissent pour leur source presque unique d’informations politiques. Son importance décisive dans les campagnes électorales (Reagan, Berlusconi…) n’est plus à démontrer. Elle prend maintenant une influence croissante sur la détermination des politiques étrangères de toutes les démocraties : par le journal télévisé, le monde entier « débarque » journellement chez nous (à toute heure même, avec CNN !) et chacun se croit apte à juger de problèmes jadis traités par les seuls spécialistes travaillant à tête reposée dans la discrétion. Malheureusement, plus centré sur le dramatique, l’instantané et l’insolite que sur l’analyse approfondie, ce déferlement constant « d’images de sang, de violences et de misères » surexcite l’émotivité du public au détriment de son entendement. Obligés par la pression de l’opinion à réagir dans l’instant, les hommes politiques ont trop souvent tendance à se répandre en déclarations péremptoires plus que mûrement réfléchies dans les cabinets, à courir de sommet en sommet au résultat souvent illusoire ou éphémère. L’agitation remplace l’action à long terme, la seule valable. L’impression d’une impuissance des dirigeants et des organisations internationales face à l’événement en résulte, au détriment de la confiance.
On en oublie que ce soudain intérêt du grand public pour les affaires du monde peut être un atout important pour la démocratie et que les médias peuvent jouer aussi un rôle bénéfique (6) à une double condition : au-delà de la maîtrise de leurs techniques propres, les « télécrates » doivent acquérir une compétence approfondie des problèmes qu’ils présentent afin de pouvoir restituer l’événement dans le contexte qui l’explique et organiser davantage de colloques et de débats avec des experts capables de faire saisir le fond des problèmes. Les hommes politiques doivent renoncer à la langue de bois, savoir expliquer les enjeux dans une langue adaptée à ce média et proposer des solutions claires dans des termes simples ; telle est d’ailleurs la raison de la popularité persistante d’un homme comme Helmut Schmidt. Alors, le public prendra à ces questions un intérêt renforcé qui l’amènera à aller chercher dans la presse écrite les compléments indispensables. « En fin de compte. le facteur CNN peut être productif ; le tout est de s’en servir avec sa raison ». ♦
Jean Rives-Niessel
(1) Toutefois, elle détache des observateurs dans diverses missions de l’ONU et fournit actuellement un bataillon à la Forpronu (Le Casoar, n° 135).
(2) Son commandant est toujours un général ou un amiral danois avec un adjoint chef d’état-major allemand maintenant assisté de deux « directeurs ». un allemand (logistique) et un danois (emploi).
(3) Notamment Ventspils et Klai’peda (Memel), terminaux d’oléoducs ex-soviétiques, le second étant en outre un port charbonnier modernisé de première importance, ainsi que le seul point de départ du bac ferroviaire.
(4) Ce poste a été créé peu après la publication de la directive et confié à un fonctionnaire des Affaires étrangères de Bonn. NdT : par ailleurs, le General-major M. Eisele, ancien chef de l’Office des forces armées, a été nommé « coordinateur des opérations de paix de l’ONU ».
(5) Texte de 1973 imposant au président de demander l’accord du Congrès dans les soixante jours lorsque des troupes américaines « risquent de se voir impliquées dans des actions de guerre ».
(6) En 1991, lors du putsch de Moscou, la presse locale était muselée mais, grâce aux reportages de CNN qu’elle recevait sur ses antennes paraboliques, la population russe a pu être tenue au courant de l’évolution de la situation, ce qui a aidé à sa mobilisation contre les usurpateurs.
Colloque au Sénat sur les investissements étrangers en Chine
Un important colloque s’est tenu au Sénat, le 6 février 1995, à la suite de la mission d’information envoyée en Chine, en septembre 1994, sous la direction de M. Jean François-Poncet, et du rapport sur ce pays, nouveau géant économique.
Après une analyse des cadres économique, politique et juridique, avec les exposés de M. Alain Peyrefitte, Mme Bergère, M. J.-L Domenach, M. Asselineau et M. Charles Meyer, les témoignages et points de vue des représentants des grandes entreprises et du ministère de l’Industrie ont permis d’examiner les enjeux et les risques pour les investissements français en Chine.