Afrique - La force interafricaine de prévention et de règlement des conflits
Régulièrement, depuis trois décennies, on évoque l’idée d’organiser une structure panafricaine de défense et de créer une force interafricaine d’intervention qui permettrait aux Africains de mieux assurer la gestion de leurs conflits. Déjà, avant les indépendances, les panafricanistes et le leader ghanéen Nkwame N’Krumah préconisaient la création d’une armée africaine. Le projet fut remis sur le tapis après la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), qui vota plusieurs résolutions sur le sujet. Rien n’aboutit, tant le projet paraissait démesuré par rapport aux capacités collectives réelles des Africains dans ce domaine. Plus soucieux de consolider leurs propres armées nationales, ces derniers ne parvenaient pas de toute façon à surmonter leurs nombreuses divergences sur les conditions de la création d’une telle force.
À la suite des interventions militaires au Zaïre, à l’occasion de l’affaire du Shaba, un groupe de pays modérés (Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon, Zaïre, etc.), préoccupés par l’ampleur des interventions soviétiques et des risques de déstabilisation qu’elles entraînaient, avaient manifesté à nouveau un avis favorable à la création d’une force africaine d’intervention ; mais les pays africains militairement proches du camp soviétique s’y opposèrent farouchement. À cause de ces divergences majeures, se développa ensuite, mais sans résultats significatifs, l’idée de reposer le problème de la création d’une force interafricaine dans un contexte sous-régional et de s’appuyer pour ce faire sur les organisations existantes, telles que la CEAO (Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest) ou la Cédéao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest). Une force ponctuelle avait pu être mise sur pied en 1981-1982 au Tchad (Zaïre, Nigeria, Sénégal) avec l’appui des Nations unies, de la France et des États-Unis. Plus récemment, toujours avec un fort appui extérieur, a été créée au sein de la Cédéao, qui regroupe les États d’Afrique de l’Ouest, une force d’intervention au Liberia, l’ECOMOG (Economic Community of West African States Monitoring Group), qui se heurte à d’énormes difficultés pour remplir sa mission. Cependant, ces deux opérations ponctuelles ont davantage démontré qu’une telle entreprise n’était pas aisée, plutôt qu’elles n’ont encouragé dans la voie de la prise en charge par les Africains eux-mêmes de la gestion de leurs conflits.
La fin de la guerre froide et le retrait soviétique ont sans conteste réduit ces oppositions entre pays africains modérés pro-occidentaux et progressistes militairement proches de l’ex-URSS. Elle a par ailleurs favorisé un accroissement des conflits et des crises, ce qui, dans un contexte de pauvreté plus grande, a donné à l’insécurité en Afrique une ampleur dramatique jamais vue auparavant. À la fin de 1994, les Nations unies, devenues le principal recours, déployaient sur le continent quelque 30 000 hommes, sans moyens financiers pour assurer efficacement cette tâche et pour la poursuivre à la hauteur des besoins, et trop souvent sans la possibilité d’utiliser cette présence militaire pour faire aboutir des solutions politiques durables.
Globalement, il apparaît que les dépenses militaires des pays africains sont en baisse, ainsi que leurs importations d’armements. Les problèmes de sécurité du continent ne se posent donc visiblement pas en termes de surarmement ou de course aux armements, mais bien prioritairement de prévention des conflits locaux et de gestion dans l’urgence de ceux qui parviennent à éclater. La Somalie et le Rwanda ont de fait conduit les Africains et leurs partenaires occidentaux à accélérer cette prévention et à mettre sur pied une force de paix.
Il est clair en premier lieu que les pays africains, malgré les nombreuses divergences qui subsistent entre eux, se résignent de plus en plus à admettre la nécessité de créer une capacité africaine, quelle qu’elle soit, d’intervenir militairement pour remplir des missions d’interposition, d’organisation et de respect d’un cessez-le-feu, de soutien et de protection humanitaire des populations victimes des conflits. Les oppositions à une telle démarche sont incontestablement de moins en moins fortes. En second lieu, il est clair également que, même s’ils le veulent davantage, les Africains ne peuvent à court terme assurer cette tâche seuls et qu’ils ont besoin d’un soutien politique des pays occidentaux, aussi bien que d’une aide logistique et Financière. En troisième lieu, il apparaît que ceux-ci et l’ONU sont d’autant plus mobilisés sur ce projet qu’ils constatent l’incapacité des Nations unies à affronter seules l’insécurité de l’Afrique ainsi que les risques politiques, militaires et financiers qu’implique une multiplication de leurs propres interventions. À titre d’exemple, il faut rappeler que l’opération Turquoise a coûté à la France un milliard de francs.
Enfin, on peut remarquer que, cette fois, les choses semblent mieux engagées qu’auparavant, dans la mesure où les protagonistes sont conscients, pour que le projet ne soit pas abandonné faute d’accord global et unanime, de la nécessité de réaliser le plus rapidement possible les premiers pas, même s’ils restent modestes. En novembre 1994, se tenait à Accra (Ghana) un séminaire d’experts africains et occidentaux avec la participation des Nations unies et de l’OUA, qui a permis « d’avancer dans la réflexion sur un mécanisme de gestion et de prévention des conflits en Afrique dont les Africains seraient les principaux acteurs » (voir les articles d’Emad Awwad de novembre 1993 et décembre 1994).
Début janvier 1995, une deuxième réunion, plus importante, s’est tenue au Caire réunissant des experts de 14 pays africains (Égypte, Tunisie, Botswana, Burkina Faso, Centrafrique, Nigeria, Sénégal, Afrique du Sud, Tanzanie, Togo, Éthiopie, Kenya, Mali et Zimbabwe), ainsi que du Canada, de la Grande-Bretagne, de la France, du Japon, des États-Unis, de l’ONU et de l’OUA. Cette réunion, consacrée au projet d’instauration d’une force interafricaine de maintien de la paix, a été suivie fin janvier par une autre réunion sur le même thème qui s’est tenue au Zimbabwe avec les mêmes pays occidentaux et une vingtaine d’États africains.
Le rythme de ces réunions, ajouté aux prises de positions française, britannique et américaine très favorables à ce projet et très déterminées à apporter une aide substantielle, confirme bien que, cette fois, la mobilisation est réelle. De cette phase, il ressort d’abord que le premier volet de l’opération, en l’occurrence la mise en place d’un mécanisme de prévention des conflits, dans le prolongement du projet présenté par l’OUA lors des Sommets de Dakar en 1992 et du Caire en 1993, et adopté dans ses grandes lignes lors de celui de Tunis en juin 1994, fait l’objet d’un consensus et ne présente pas de grandes difficultés sur le principe. Dans cette perspective, l’Égypte a déjà décidé de créer un centre de formation militaire et diplomatique, plusieurs pays occidentaux ont commencé à contribuer financièrement aux fonds de l’OUA destinés à financer ce mécanisme, et on envisage de constituer une base de données sur les personnalités susceptibles d’agir comme médiateurs ou observateurs dans les conflits africains.
Pour ce qui concerne le second volet, c’est-à-dire la création d’une force, les difficultés sont incontestablement plus grandes. Au cours des réunions du Caire et de Harare (Zimbabwe) a pu émerger l’idée, d’origine britannique, d’établir dans les pays africains des bases logistiques pour le stockage des équipements nécessaires à une éventuelle force. Les réflexions et les discussions se poursuivent sur les autres points, qui ne sont pas les moins importants : quelles doivent être les missions exactes d’une telle force ? Dans quelles conditions pourra-t-elle être engagée dans un conflit ? La décision d’intervenir doit-elle être africaine ou revient-elle aux Nations unies ? Cette force doit-elle être organisée sur une base continentale ou sous-régionale ?
Comment la concevoir et la mettre en œuvre pour qu’elle soit plus efficace et plus performante que celles des Nations unies déjà engagées en Afrique ?
Même si la volonté de tous les protagonistes d’agir ensemble s’est manifestée, il reste que des différences de conception existent entre francophones et anglophones, que l’Afrique du Sud, devenue un acteur majeur sur le continent, est d’abord préoccupée par l’Afrique australe et garde de prudentes distances vis-à-vis du reste du continent, qu’en dehors de la France et de la Grande-Bretagne qui ont chacune leurs raisons de s’engager, les autres Européens ne paraissent pas vraiment convaincus, alors que leur soutien et leur appui sont nécessaires. Il reste encore du chemin à parcourir avant de parvenir à mettre au point un concept clair et opérationnel pour cette force, qui fasse non seulement l’objet d’un consensus, mais qui tienne compte des contraintes logistiques et financières, d’autant plus que le seul cadre institutionnel théoriquement approprié à ce projet, en l’occurrence l’OUA, n’est dans la pratique pas fiable. Lors de la réunion d’Harare, le ministre zimbabwéen de la Défense, Moven Mahachi, a lucidement reconnu l’incapacité de l’Organisation : « Il est trop tôt pour que l’OUA puisse gérer une armée, elle ne peut même pas gérer ses propres problèmes administratifs ». Pour sortir de cette difficulté, il n’est pas sûr que, dans un premier temps, il soit absolument nécessaire de limiter la réflexion à la création d’une seule force compte tenu de la taille du continent et de sa diversité géopolitique. ♦