Oldest Allies Guarded Friends
Le titre de cet ouvrage pourrait être traduit ainsi : « Plus vieux alliés mais amis circonspects », à la façon dont on dit plaisamment : « Cher collègue mais toutefois ami ». Ajoutons tout de suite qu’il traite des relations entre les États-Unis et la France à l’époque contemporaine, comme le précise d’ailleurs son sous-titre : The United States and France since 1940. Son auteur, Charles Cogan, a servi pendant 37 ans dans la CIA et il connaît très bien notre pays, dont il parle parfaitement la langue. Il y a résumé sa thèse de doctorat, nous dirions en « science politique », soutenue en 1992 à l’Université d’Harvard, sous la direction des professeurs Ernest May et Stanley Hoffmann. Ce dernier nous propose dans sa préface une bonne « grille de lecture », à savoir que les relations des deux pays sont marquées par la confrontation de leurs convictions qu’ils sont tous deux porteurs de valeurs universelles, et que, par conséquent, ce qui est bon pour chacun d’eux est bon pour le reste du monde.
Ce sont en effet les motivations de cette confrontation que Charles Cogan cherche à analyser dans ce livre, et cela à partir de l’étude de cinq épisodes des relations contemporaines entre les États-Unis et la France, qu’il considère comme caractéristiques dans les domaines respectivement de l’économie, de la défense, de la décolonisation, du nucléaire, et des rapports transatlantiques. Auparavant, il nous présente quelques réflexions d’ensemble fort intéressantes sur les cultures politiques des deux pays, en remontant jusqu’à leur arrière-plan historique. Pour lui en effet, c’est en l’an 1885 qu’ont commencées leurs divergences, lorsqu’un certain révérend Joseph Strong, dont il nous cite le discours, annonça à ses ouailles que Dieu, dans son immense sagesse, se préparait à l’avènement sur l’ensemble du monde de la race anglo-saxonne. À moins, ajoute notre auteur avec humour, que ce soit en 1878, lorsque, au congrès de Berlin, Benjamin Disraeli (ndlr : Premier ministre britannique de 1874 à 1880), dont le français était abominable, s’exprima en anglais ! Et plus loin, nous notons cette remarque qui nous paraît très pertinente : « Le sentiment qu’ont les Français d’avoir quelque chose d’unique à dire au monde, est toujours évident. Or, trop souvent, les États-Unis, en raison de leurs dimensions et parce qu’ils sont partis de rien, se réservent pour eux seuls la proclamation de ce même message ».
Suit alors une digression, habituelle chez les auteurs anglo-saxons mais aimablement présentée ici, sur l’obsession qu’aurait la France de « tenir son rang » ; obsession qui, d’après Charles Cogan, daterait seulement de la Seconde Guerre mondiale puisque, avant, il n’était pas nécessaire qu’elle le proclamât, « c’était reconnu ! ». Vient ensuite une observation plus éclairante, en tout cas de la pensée gaullienne : « Être grand, c’est avoir une grande querelle », et ajoute notre auteur, citant alors notre ami Maurice Vaïsse, « l’indépendance est la grande querelle de la France ! ». Or, commente-t-il, cette quête de l’indépendance à tout prix n’était pas compatible avec l’efficacité militaire que recherchaient avant tout les États-Unis. La France, de son côté, était placée devant le dilemme d’éviter les pièges que constituaient à ses yeux le multilatéralisme et la supranationalité, sans tomber pour autant dans l’isolement. À ce sujet, remarque-t-il, elle avait des moyens de pression, ceux que lui avait légués la géographie, puisqu’il était difficile sans elle d’organiser la défense de l’Europe. Pour conclure, notre auteur souligne les différences fondamentales qu’il constate dans la culture politique des deux pays, car pour les États-Unis la société est un marché où l’individu peut partir à la recherche de son bonheur personnel et où l’État doit intervenir le moins possible ; alors que pour la France, le bonheur ne peut être que collectif et organisé par l’État. Il reprend alors la théorie de Weber sur les empreintes divergentes qu’ont laissées respectivement les religions catholique et protestante sur la morale publique des deux pays. En définitive, conclut-il, pour les Français, l’Amérique c’est l’absence d’idéal dans la vie politique, alors que pour un Américain, la France serait un mélange d’autoritarisme et d’anarchie…
Ensuite, Charles Cogan nous brosse, dans un chapitre bien enlevé, son interprétation de la brouille entre de Gaulle, « le prétendant », et Roosevelt, « le patricien », bien qu’au cours de leurs deux seules rencontres, celle d’Anfa en 1943 et celle de Washington en 1944, ils se soient à peine adressé la parole, et qu’ils ne se soient pas rencontrés à Alger en 1945. Il en arrive alors à sa première étude de cas, celle relative aux relations économiques dans laquelle il analyse l’épisode de l’acceptation par la France du plan Marshall, qu’il considère comme ayant été « le tournant ». Cependant, nous nous arrêterons plutôt sur l’étude de cas suivante, celle relative aux relations stratégiques, pour laquelle notre auteur a choisi, à bon escient, l’épisode du rejet par la France de la Communauté européenne de défense (CED) ; cette CED à propos de laquelle le général de Gaulle avait dit : « Bien entendu, la France, parmi toutes les grandes nations qui ont aujourd’hui une armée, est la seule à perdre son armée ! ». Charles Cogan insiste alors, à juste titre là encore pensons-nous, sur l’impact de la discrimination entre la France et la Grande-Bretagne qui fut ensuite officialisée. Le troisième épisode qu’il retient ensuite, au sujet de la « décolonisation », est celui des « bons offices » anglo-américains après l’affaire de Sakhiet en février 1958, épisode assez oublié chez nous bien qu’il ait été effectivement à l’origine de la chute de la IVe République.
Nous en arrivons alors à l’épisode curieusement retenu par l’auteur comme caractéristique, pendant la période gaullienne, des relations franco-américaines dans le domaine nucléaire, puisqu’il s’agit du projet de force multilatérale (MLF), « sorte de CED portée au niveau nucléaire » commente-t-il, alors que ce projet a été considéré chez nous avec bien peu d’intérêt. C’est pour lui l’occasion d’analyser, d’un point de vue américain, les divergences au sujet du nucléaire qui domineront les relations franco-américaines jusqu’à une époque récente, en rendant alors accessible aux historiens un certain nombre de documents jusqu’à présent peu connus. L’auteur insiste à plusieurs reprises sur la hantise qu’auraient eue les États-Unis pendant toute cette période d’un rapprochement franco-soviétique, la « tentation russe » étant, dit-il, dans la tradition de la diplomatie française. Toutefois, il paraît méconnaître la hantise française d’un condominium nucléaire américano-soviétique, qui a souvent dominé le comportement français, et qu’ont semblé alors justifier les accords d’Arms Control pendant les années 70 et 80 entre les deux Supergrands.
Quant aux deux derniers épisodes qu’a retenus Charles Cogan pour illustrer son analyse concernant les relations entre les États-Unis et l’Europe, il s’agit d’abord de « l’année de l’Europe » proclamée par Richard Nixon et Henri Kissinger en 1973, et sur laquelle il y a effectivement beaucoup à dire, comme on l’a d’ailleurs fait récemment chez nous à l’occasion du 30e anniversaire de la mort du président Pompidou. Il s’agit ensuite de la création de l’Eurocorps, dont on nous entretient actuellement à peu près tous les jours, mais d’une façon qui n’est pas toujours parfaitement convaincante. Notons surtout que notre auteur estime que le nucléaire reste au cœur des relations franco-allemandes, en tout cas si la France aspire, comme il le croit, au « leadership » militaire en Europe.
Plutôt que de nous attarder sur le présent, nous préférons relever, dans les conclusions de ce livre, celles qui nous paraissent les plus éclairantes pour la compréhension mutuelle de la France et des États-Unis dans l’avenir. Charles Cogan retient les données de base suivantes : la spécificité du nationalisme français ; le refus par les États-Unis de considérer que la France a un rôle particulier à jouer en Europe ; la pérennité des « relations, spéciales » anglo-américaines ; l’absence de « présence française » aux États-Unis alors que les Anglo-Saxons y sont « en famille » et que les descendants d’origine allemande, italienne, et espagnole y sont nombreux et actifs ; et enfin la rivalité qu’il perçoit entre la France et les États-Unis pour l’amitié de l’Allemagne. Notre auteur estime ensuite que la France a retrouvé son « rang », à égalité en tout cas avec celui de la Grande-Bretagne, et cela en grande partie grâce à sa politique d’indépendance nucléaire, à laquelle il reconnaît que les États-Unis n’ont pas cessé de s’opposer, en tout cas jusqu’à l’arrivée au pouvoir de l’équipe Nixon-Kissinger. Il reconnaît aussi que c’est la France qui a mené le jeu de la « redéfinition » de l’Europe, mais il considère que son avenir européen, ainsi que celui de l’Union européenne elle-même, dépendent de la solidité de l’alliance franco-allemande, qu’il n’estime pas du tout certaine.
Charles Cogan en arrive alors à sa conclusion concernant l’avenir du dialogue franco-américain. Pour lui, c’est le leadership de la défense de l’Europe qui va être désormais au cœur de la « vieille querelle » entre la France et les États-Unis. Les deux pays devront donc admettre des compromis, d’autant qu’« ils sont entrés tous deux dans une période de relatif déclin ». Ils devront pour cela essayer de comprendre leurs différences respectives, telles qu’elles ont été soulignées dans ce livre, et surtout ne pas devenir « ennemis par défaut » (d’autres ennemis) ; et notre auteur fait alors sienne la recommandation de son maître, Stanley Hoffmann : « Les États-Unis doivent encourager l’avènement d’une Communauté européenne plus unie, afin qu’elle joue un rôle croissant dans les domaines politique, économique et militaire ». Ils ne doivent surtout pas tomber dans le piège signalé par Jean-François Deniau, c’est-à-dire se comporter à l’égard de l’alliance franco-allemande à la manière de Rome qui, pendant six siècles, « avait interdit toute alliance entre deux de ses alliés ».
Nous espérons avoir fait percevoir à nos lecteurs le très grand intérêt de cet ouvrage, sans avoir trop déformé la pensée de son auteur en tentant d’en extraire l’essentiel. Ajoutons que, de bout en bout, il a présenté le point de vue français, même quand il était en désaccord, « avec précaution et respect », comme l’a souligné très justement Stanley Hoffmann. Son autre maître, Ernest May, a ajouté : « Charles Cogan connaît la politique américaine de son tréfonds intérieur et il connaît aussi la France comme peu de Français la connaissent ; mais surtout, il écrit comme un poète ! ». Pour nous en convaincre, attendons la traduction française de son livre, mais sans plus tarder félicitons-le bien vivement d’avoir ainsi apporté une contribution importante à la poursuite d’un dialogue à la fois amical et constructif entre les deux « plus vieux alliés ». ♦