Revue des revues
• « Le commerce des cerveaux » a été le thème d’un débat organisé par le Centre d’études et de réflexion (CER), animé par Jean Elleinstein, dont il est rendu compte dans le numéro de février 1995 de Profil.
Pour éviter la prolifération nucléaire, un des problèmes qui se sont imposés dès la fin de l’URSS a été d’éviter que ses 2 000 savants qui constituaient le cœur de son dispositif scientifique et technologique, et qui travaillaient principalement sur la mise au point des armes de destruction massive, n’aillent se vendre au plus offrant. C’est ainsi que, sur une initiative américano-allemande, est née l’idée du Centre international pour la science et la technologie (CIST) de Moscou, soutenu par les États-Unis, le Japon et l’Union européenne. Son objectif est de fixer ces savants en Russie et de les financer pour des recherches à vocation civile.
Alain Gérard, directeur adjoint de ce Centre, autorisé par Eltsine en novembre 1992, mais réellement en état de fonctionner depuis mars 1994, a pu faire un bilan après 11 mois d’activités. La première tâche a été de redonner leur place aux scientifiques, jusque-là privilégiés de l’ancien système et devenus complètement déstabilisés par l’orientation de l’économie vers le marché. On n’a pas assisté à un vaste exode des cerveaux et on n’a pas rencontré de scientifiques partant avec les valises bourrées de dossiers sur les armes nucléaires, les vecteurs ou les armes chimiques et bactériologiques. En fait, les moyens de télécommunications modernes dispensent de ce genre de transfert et le danger reste donc entier. L’objectif du CIST a donc été que des milliers de cerveaux désormais inemployés dans leur domaine d’élection puissent constituer la base d’une restructuration d’un système scientifique et technologique mieux orienté vers les besoins du marché civil.
Si les spécialistes qui travaillaient dans les cités secrètes et isolées comme Arzamas 16 et Tcheliabinsk 10, sont faciles à contrôler car vivant isolés du monde, n’étant plus que des « orphelins » de l’arsenal nucléaire soviétique, il n’en est pas de même du personnel des grands instituts comme l’Académie des sciences aux multiples relations internationales. Certains de ces instituts ont perdu plus de la moitié de leurs techniciens et scientifiques en un an : ils sont partis, faute de commandes de l’État, offrir leurs connaissances dans tous les secteurs d’activité pouvant apporter quelque profit. Pour qu’ils ne cherchent pas à gagner de l’argent par des moyens peu recommandables, le CIST est à la recherche de grands projets susceptibles de les fixer sur des travaux de longue durée, financés par les pays membres fondateurs du Centre.
Un comité scientifique consultatif a été créé qui donne son avis sur les projets soumis par les scientifiques russes après approbation de leur gouvernement. Cependant, comment accepter de financer des projets aussi farfelus que celui d’étudier les moyens d’amener de l’eau potable sur Mars ? Il faut donc, avant d’accorder des centaines de millions de dollars, juger de l’utilité des projets pour le développement économique de la Russie. Il faut également que les travaux financés fixent un certain nombre de spécialistes des armes nucléaires, puisque ce sont ceux qu’on ne veut pas voir aller porter leurs connaissances à l’étranger. Au 23 janvier 1995, le CIST avait reçu 377 projets ; 92 ont reçu un accord, engageant des dépenses de 47,3 millions de dollars. Pour des raisons faciles à comprendre, le CIST s’accorde un droit de suivi sur les projets et rémunère directement les chercheurs.
Les Américains et l’Union européenne ayant mis chacun environ 25 millions de dollars, le Japon en ayant fourni 17 millions, le CIST dispose d’environ 70 millions de dollars en comptant les apports de quelques pays Scandinaves. Sur cette somme, entièrement dépensée en Russie, environ la moitié est utilisée en salaires allant de 15 à 30 dollars par jour, ce qui est suffisamment attractif en Russie pour fixer les intéressés. Les projets concernent la sécurité nucléaire, l’environnement, la physique de l’atmosphère, les vaccins, la science des matériaux.
Sur les 600 000 personnes qui travaillaient au développement des armes de destruction massive, on estime à 2 000 ceux qui étaient au cœur des connaissances. Les projets actuellement lancés auraient permis d’en fixer environ 500. Le CIST a donc encore bien du travail devant lui. Non seulement, il faut faire vite, mais le problème n’existe pas qu’en Russie. Les Américains en sont conscients, puisqu’ils vont également proposer des solutions similaires au Kazakhstan et à la Biélorussie.
Jacques de Goldfiem
• « États-Unis : révolutions dans le domaine militaire ». Joint Force Quarterly (JFQ) est publiée par l’Institut d’études stratégiques nationales de l’Université de défense nationale, pour le président du Comité des chefs d’état-major américains (Joint Chiefs of Staff). On y trouve des articles de très haut niveau. Le n° 6, automne-hiver 1994-1995, ne fait pas exception.
Le général John M. Shalikashvili ouvre le feu. Pour lui, les militaires américains sont maintenant pris dans trois révolutions : la fin de la guerre froide, la réduction des budgets de défense et l’augmentation du coût des matériels. Pour faire face à cette situation, il a été créé une commission spéciale (Esroc : Expanded Joint Requirement and Oversight Committee) qui a pu faire des propositions pour le prochain budget, fondées sur un accord entre armées. Il a été ainsi proposé de retirer plus tôt que prévu du service des matériels anciens, de n’adopter certains systèmes que lorsqu’ils seront valorisés par d’autres systèmes et des munitions perfectionnées, de réduire les infrastructures, de supprimer quelques vieux projets de recherche et développement. Il faut maintenir le niveau de disponibilité des forces, à court terme pour les missions pouvant être prescrites dans les deux ans à venir, dans le long terme pour des menaces difficilement prévisibles. La coopération interarmées doit être encore améliorée par de nombreux services et la standardisation du matériel, en conservant l’avance technologique et en développant de nouveaux systèmes de renseignement et d’exercice du commandement.
Cet éditorial est suivi de trois articles. Hans Binnendijk et Patrick Clawson étudient comment déterminer les priorités stratégiques. Les États-Unis sont dans un monde divisé en 3 catégories : les démocraties de marché, les nations en voie de transition et les pays troublés. Il faut soutenir la deuxième catégorie, ce qui peut amener à réviser le concept des deux guerres régionales majeures de la Bottom-up Review. Michael B. Donley se demande comment obtenir un accord général sur la défense, beaucoup d’observateurs pensant que l’on a déjà trop réduit les moyens militaires. Cet accord devrait reposer sur une définition du rôle des États-Unis dans le monde, non sur des réactions à des crises. Clark A. Murdock cherche à définir les missions concevables pour les forces armées dans les vingt ans à venir, ce qui doit permettre de déterminer les capacités nécessaires.
Une série de cinq articles constitue un « forum » sur l’interarmées. Paul G. Cerjan pose le problème : chaque « service » est adapté à son milieu normal d’emploi et possède une longue histoire, une culture propre que les autres armées ignorent ou connaissent mal. Deux textes sont consacrés au corps des Marines : Richard D. Hooker voudrait voir son rôle restreint au domaine des opérations amphibies, ce que contestent deux de ses officiers pour qui il doit être un corps expéditionnaire à la disposition du Président, l’Armée de terre étant « l’armée du peuple américain » qui ne peut être engagée de la même manière.
• « Stratégie maritime et stratégie aérienne ». Dans le même numéro de JFQ et faisant partie du « forum », on trouve un article de Colin S. Gray, professeur à l’Université de Hull, qui pose le problème de la Grande-Bretagne. Pour lui, il est évident qu’à l’avenir toutes les opérations militaires seront interarmées et interalliées. On doit, non s’adapter à une période transitoire, mais se préparer à la lutte contre une grande puissance. L’Otan doit rester ce qu’elle est aujourd’hui pour reprendre vie quand le besoin s’en fera sentir, ce qui ne peut manquer d’arriver. Maintenant, le stratège doit prendre en compte 5 dimensions de la guerre : terre, mer, air, Espace et spectre électromagnétique, dont les limites sont confuses. Le maritime doit comporter de l’aérien et du spatial, en plus de l’amphibie. Il est difficile de déterminer les synergies qui existent entre forces spécialisées dans un milieu d’emploi. Un œcuménisme militaire de bon aloi ne doit pas faire perdre de vue les objectifs stratégiques. L’existence de forces aériennes à capacités mondiales complique le problème, bien des aviateurs prétendant pouvoir gagner les guerres tout seuls. Certes, l’arme aérienne est très importante, mais il faut pouvoir transférer la victoire d’un milieu à un autre. La conclusion d’un conflit se fait à terre où se trouve le pouvoir politique. Proclamer l’unité de la dissuasion ou de la guerre ne permet pas de choisir entre les différentes synergies possibles entre forces. Parler de forces équilibrées ne signifie pas grand-chose. Il faut avoir des moyens militaires visant un objectif commun, national ou interallié, dans des conflits prenant des formes diverses dans des contextes géographiques très variés. Chaque pays doit avoir des forces armées adaptées à sa situation géostratégique, à ses traditions et ses habitudes. Corbett et Liddell Hart ont exagéré la dimension maritime, Paul Kennedy et Michael Howard la dimension continentale.
Pour Colin Gray, le choix de l’équilibre des forces militaires est d’ordre politique. On ne peut raisonner qu’en grandes catégories de possibilités, sans pouvoir être efficace dans tous les cas de figure. Faire des plans pour l’incertain est discutable : où s’arrête l’imprévisible ? Le chaos reste possible, mais il existe aussi une continuité dans ce qui donne forme à la stratégie. Les militaires doivent avoir une bonne idée du pourquoi, du lieu et du comment de leurs interventions. Les temps troublés reviennent toujours. La puissance militaire repose sur la puissance économique, mais il y a des moments où les canons sont les plus forts. On doit pouvoir établir une hiérarchie de la nation, connue du politique.
Colin Gray pense que la Grande-Bretagne demeure une puissance maritime, le transport par eau étant plus facile et moins cher pour tout ce qui est pondéreux et vrac. L’exemple de la guerre du Golfe doit être pris avec précaution ; les révolutions militaires n’ont pas de limite précise dans l’histoire et ne s’imposent pas de manière universelle, cela dépend souvent de l’adversaire. Chaque armée est adaptée à son milieu d’emploi, avec des avantages et des inconvénients pesant de façon variable suivant les conflits. On peut déterminer ce que chacune peut réaliser seule. Les opérations interarmées et interalliées sont montées pour compenser leurs limitations propres. La stratégie maritime n’est pas morte : elle attend que le monde retombe dans des temps de malheur.
Le lieutenant-colonel Charles M. Westenhoff explique que la Royal Air Force est née en 1918 de la menace aérienne sur la Grande-Bretagne et de la nécessité de mener des actions aériennes indépendantes. Aux États-Unis, le National Security Act de 1947 a obéi à des raisons analogues, mais la guerre dans le Pacifique Sud-Ouest avait montré l’intérêt d’opérations combinées entre Armée de terre et moyens aériens. L’expérience en Europe a mis l’accent sur l’importance de la supériorité aérienne et la centralisation du commandement des forces aériennes. La nécessité d’une Air Force indépendante est apparue avant que ne soit connue l’arme nucléaire. L’US Air Force n’a pas le monopole de tout ce qui vole mais a pour mission d’utiliser la puissance aérienne. Lors de Tempête du désert, les forces aériennes ont joué un rôle très important. En dévastant les moyens de commandement irakiens, en isolant le champ de bataille et en détruisant la moitié du potentiel militaire irakien au Koweït, elle a évité de grandes pertes en vies humaines. Elle a deux tâches : contrôler l’air et l’espace, exploiter cet avantage en utilisant toutes les capacités des moyens aériens et spatiaux. Certaines missions sont indépendantes, l’Armée de terre et la Marine ne pouvant y intervenir, celles-ci ayant elles aussi leurs missions indépendantes. Les forces aériennes alliées coopèrent très facilement, probablement en raison de la prédominance des États-Unis dans ce domaine. La technologie donne le maximum d’efficacité et permet de réduire les pertes en vies humaines.
• « Une critique américaine de l’interarmées ». Le cinquième article du « forum » de ce n° 6 de JFQ est rédigé par Steven L. Canby, qui enseigne l’histoire à l’Université de Georgetown. Il porte un regard assez critique sur la mode actuelle des opérations interarmées et sur la constitution de forces occasionnelles, les Joint Task Forces ou JTF (que l’on a vu apparaître sous une forme interalliée avec les Combined Joint Task Forces ou CJTF).
Pour Steven Canby, actuellement on laisse croire qu’une opération interarmées est préférable à une opération qui pourrait être menée par une seule armée, même pour une action de faible envergure. Pourtant, il est plus difficile d’utiliser des unités occasionnelles ayant des composantes d’origines diverses qu’une unité provenant d’une seule armée, surtout si elle a été prévue pour la mission. Un système de commandement interarmées est nécessaire pour coordonner la participation de chaque composante, sans pour autant constituer des petits paquets provenant de chacune. De plus en plus d’actions militaires seront des « coups de main » où le temps manquera pour constituer des unités adaptées aux besoins. Chaque armée a sa culture propre à son milieu d’emploi ; il faut savoir l’utiliser non la supprimer, mais il faut unifier les langages. Une interarmisation sans limites pourrait être très dommageable et fort coûteuse, surtout si on fait disparaître certaines composantes.
Steven Canby n’est pas opposé à l’interarmées, mais il pense qu’une partie seulement des officiers ont besoin d’être formés à sa culture. Beaucoup peut être fait par l’unité de commandement et l’interopérabilité, surtout dans les moyens de transmission et les combustibles. Les unités qui sont appelées à être employées en opérations interarmées doivent être prévues de longue date et habituées au travail en commun. Quelquefois, l’appel à une autre armée révèle une lacune. L’entraînement interarmées s’effectue au détriment des autres formes d’entraînement, alors que le personnel n’est jamais complètement stable. En pratique, beaucoup d’unités de la marine n’ont pas besoin d’entraînement avec les deux autres armées. Pour le corps des « marines », l’armée de terre et l’Air Force, des échanges d’unités permettraient de mieux se connaître. On pourrait constituer un pool de formations très entraînées qui seraient utilisables dans les CJTF, surtout si elles étaient stationnées à l’étranger.
Pour Steven Canby, le Goldwater-Nichols Act a résolu bien des problèmes dans le domaine du commandement, mais il reste d’importantes difficultés. L’Air Force a de très grandes prétentions, justifiées ou non ; elle a oublié son rôle de soutien des forces terrestres. Le terme de synergie est assez vague. La combinaison des armes n’est pas un problème d’intégration, mais d’orchestration. Il n’y a pas d’opposition entre spécialisation et synergie. La combinaison des armes qui existe dans chaque armée doit s’étendre à une combinaison interarmées : une manœuvre terrestre fait déplacer les réserves ennemies et les rend vulnérables aux attaques aériennes, ce qui a été totalement oublié dans la guerre du Golfe, les forces aériennes ayant été utilisées stratégiquement et tactiquement sans avoir eu le moindre rôle opérationnel.
Steven Canby pense que les Marines auraient suffi à Grenade et étaient inutiles à Panama. Il faut revoir les missions de chaque armée pour faire des économies sur les soutiens et éviter les doubles emplois, mais l’unification des services de santé aurait des effets pervers. La logique de cette révision repose sur le principe de la division du travail, non sur une homogénéisation générale. Le bombardier et le porte-avions ont chacun sa place dans une stratégie complexe. La suppression de l’aviation du corps des Marines n’amènerait aucune économie et aurait de graves inconvénients. S’il n’y avait qu’une seule aviation tactique au lieu des quatre existant actuellement, on serait obligé de la diviser en quatre composantes, chacune adaptée à une armée. Plutôt que de fusionner l’Armée de terre et l’infanterie du corps des Marines, il faut insister sur ce qui les distingue. En résumé, le système américain a été conçu il y a un siècle. Il n’est plus adapté aux besoins et aux conceptions des opérations du monde actuel.
Georges Outrey
• Le n° 5/1995 de Der Spiegel s’en prend avec virulence au thème de l’intervention extérieure avec, sur sa couverture, un photomontage du monument de Washington aux US Marines d’Iwo Jima où un drapeau allemand remplace la bannière étoilée ; titre : « Bundeswehr 95, bedingt angriffsbereit » [prête avec réserves pour l’offensive]. À un mot près (1), ce titre reprend celui de 1962 qui avait provoqué l’ire du ministre de la Défense d’alors, F.-J. Strauss, qui avait assigné en justice le rédacteur en chef pour « trahison » et fait interpeller sept de ses collaborateurs ; mais, finalement, c’est le ministre qui avait été contraint à la démission !
Dans l’éditorial de présentation, l’hebdomadaire affirme : « La question du jour est de savoir si des soldats allemands devront bientôt se battre pour l’ONU et l’Otan ». Pour « Engagement opérationnel dans le flou », l’article de fond, l’Ernstfall (le cas grave, pour « la guerre ») est proche. Dans les Balkans, des soldats allemands sont susceptibles d’avoir à combattre, ce qui constitue une « première » depuis la fondation de la république d’après-guerre. « Avec haute technicité et héroïsme, les KRK (Forces de réaction de crise ; voir notre chronique d’avril 1995) de Rühe s’arment tandis que la politique étrangère allemande n’a aucun concept ». Pas plus que F.-D. Genscher qui voit son œuvre en péril, Der Spiegel ne souscrit à ces « responsabilités nouvelles » qui exigeraient de l’Allemagne qu’elle envoie des troupes pour des opérations de paix. D’ailleurs, dans ces guerres à la « bosniaque », même des casques bleus solides ne peuvent arriver à rien.
Pour habituer les Allemands à ce nouveau rôle, on a procédé par étapes : d’abord une formation sans armes du Service de santé au Cambodge (un tué, néanmoins), puis des logisticiens armés en Somalie, bientôt des Tornado en Yougoslavie, car, en dépit de divergences de détail, Kohl, Kinkel et Rühe estiment que, si l’Otan le leur demande, ils doivent participer à la couverture du repli des Casques bleus, probable puisque la Croatie ne veut plus les voir « et surtout parce que la France et la Grande-Bretagne, qui fournissent les plus forts contingents dans les Balkans, insistent pour une fin rapide, aucune des parties ne voulant faire la paix ». Or, le temps presse : le SACEUR demande 8 semaines pour ses préparatifs. Comme Kohl doit, avant de diffuser l’ordre qui est « comme prêt », recueillir l’assentiment du Bundestag, les débats seront animés, aucune unanimité sur ce sujet n’existant au sein des partis. Naumann (2) est accusé, bien qu’il s’en défende, de vouloir « ressusciter le grand état-major » avec son Centre interarmées d’opérations (qui ne compte encore que 65 personnes) et d’ignorer les réalités de la guerre.
Par ailleurs, la Bundeswehr, en pleine restructuration, est insuffisamment équipée pour des actions lointaines, en dépit des efforts faits en faveur des KRK au détriment de tout le reste. Elle y est encore bien moins prête psychologiquement : si 47 % des jeunes se disent favorables à une participation aux différents types d’opérations de paix, 29 % seulement envisagent de s’y engager eux-mêmes (on le leur demande lors de la révision) « et la proportion serait plus faible encore s’il fallait vraiment qu’ils y aillent (opinion émise par un appelé) ». L’objection de conscience étant recevable tant avant, pendant, qu’après le service légal, le gouvernement s’expose à des mécomptes, même parmi les cadres : le professeur Fleckenstein, directeur du Centre de sociologie militaire de la Bundeswehr, les classe en trois catégories : les « apolitiques », qui vont où on les envoie sans poser de question ; les « loyaux serviteurs de l’État » que convaincront les arguments politiques ; les « individualistes » qui, citoyens en uniforme, estiment que leur contrat ne prévoyait pas ce cas. Parmi ces derniers – des officiers surtout –, les uns prennent une retraite anticipée, d’autres hésitent. Il y a ainsi un certain nombre « d’objecteurs silencieux », mais faute d’études sur ce sujet qui semble embarrasser le commandement, on ignore son importance.
Après les traumatismes subis par certains devant les horreurs somaliennes qu’ils ne connaissaient avant que par la télévision, des chefs de corps ont demandé une « aide psychologique » systématique. Très souhaitable, celle-ci ne saurait toutefois éliminer un « risque résiduel » représenté par quelques objecteurs qu’aucun entraînement ne ferait changer d’avis, mais « c’est le prix à payer pour avoir une armée composée d’hommes capables de réfléchir par eux-mêmes… ». D’ailleurs, la Bundeswehr est en train de changer. Le centre pour l’Innere Führung (3) met au point des programmes spécialisés car « pour les actions à l’extérieur, nous avons besoin d’hommes plus durs ». (NdT : Der Spiegel est connu pour la virulence des polémiques auxquelles il se livre. Toutes ses déclarations ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Il a semblé néanmoins intéressant de les faire connaître aux lecteurs de la revue).
• Dans le n° 2/1995 de Europäische Sicherheit, S. Bischoff, collaborateur scientifique de la Fondation Friedrich Ebert, essaie de pronostiquer l’avenir de « La Russie debout pour le dernier combat ». Pour la plupart de ses élites, la Fédération russe arrive à un carrefour historique ; elle est confrontée à un changement total de ses structures nationales, à une conversion accélérée du droit et des formes de la propriété et du système des relations sociales, à un retour de flamme des conflits ethniques, à l’intérieur du pays et sur ses marges, ainsi qu’à un changement radical du rang de la Russie au sein de la communauté mondiale des États.
Dans leur majorité, les milieux dirigeants (en politique, en économie, dans les sciences, la technologie, la culture…) semblent s’orienter dans une voie proprement russe d’évolution puisque, pour autant qu’il ait eu lieu, le bref « flirt » avec le modèle occidental n’a fait qu’accélérer le processus du déclin. Les maladresses autoritaires d’Eltsine lors des dernières élections ont favorisé l’apparition d’un Jirinovski qui, « s’il n’est pas encore vraiment un fasciste, pourrait bien être poussé à le devenir ». L’avenir personnel d’Eltsine paraît très mal assuré et, de toute façon, il faut garder à l’esprit que « l’armée russe et le complexe militaro-industriel bénéficient à nouveau d’une priorité ; les militaires paraissent de plus en plus un facteur d’ordre, à l’intérieur comme dans l’étranger proche. On est contraint d’en déduire que, sous la présidence d’Eltsine et plus encore ultérieurement, un gouvernement (en Russie) n’est concevable qu’appuyé sur les militaires, donc dans leur dépendance. Il serait fou de penser que le niveau d’endettement extérieur de la Russie suffira à la retenir de pratiquer une politique semi-autarcique à l’intérieur et de confrontation partielle avec l’Occident à l’extérieur ».
Des trois options encore ouvertes pour la Russie (intégration dans l’Occident au prix d’une dépendance acceptée ; « indépendance » et autarcie totales ; entrée dans un système de relations internationales partiellement dominé par l’Occident, conjuguée avec une autonomie et une autarcie partielles), « il semble bien que la Russie se décidera en faveur de la dernière option, celle d’une troisième voie d’évolution ».
• « Unité démocratique et sécurité militaire en Europe » guident la réflexion de l’ex-ambassadeur H. Arnold. Partant des potentiels et des structures politiques et militaires créées durant la guerre froide, il conclut qu’« une politique européenne radicalement nouvelle devient indispensable ». Or, cette Europe, qu’il faut à nouveau considérer comme un ensemble unique, n’a pas à l’est de frontière inscrite sur le terrain. Tenter de lui en définir une à partir d’une ligne de partage entre catholiques et orthodoxes, entre alphabets latin et cyrillique, entre peuples slaves et non slaves, ne contribuerait pas à clarifier la question. La réponse à apporter doit être d’abord fonction des tâches politiques qu’on se fixe et des moyens de les satisfaire.
Les situations économiques conditionnent la vie des hommes et peuvent aider à lutter contre un émiettement de l’Europe, mais elles ne sauraient assurer seules son unité démocratique et sa sécurité. À elle seule, la démocratisation ne suffirait pas non plus à procurer automatiquement une sécurité internationale. Cependant, « pour l’Europe, une démocratisation économique et sociale stabilisée de sa partie orientale a plus d’importance pour sa sécurité que les facteurs proprement militaires ». Celle-ci doit être envisagée sous trois aspects.
Sécurité des États européens entre eux : les dangers ethnico-nationalistes qui ont disparu d’Europe occidentale persistent dans les Pays d’Europe centrale et orientale (Peco). Une politique commune doit tendre d’une part à accélérer leur démocratisation politique et sociale, d’autre part à jeter les bases concrètes, contraignantes et réalisables d’un droit des minorités qui permette la vie de groupes ethniques différents au sein d’États constitués à partir d’une autre nationalité.
Sécurité commune de ces États face aux dangers extérieurs : si cette menace vient de l’Est, c’est affaire d’abord de conventions et de contrôles (4), mais aussi de dispositifs de défense commune. Si elle vient d’ailleurs, il faudra probablement se contenter de ces derniers. Cette sécurité commune face à l’extérieur, l’OSCE aurait dû en être l’organe principal mais, trop vaste (de Vancouver à Vladivostok), trop lourde (53 États !), foyer de trop d’intérêts divergents, elle est incapable de tenir ce rôle : une fois réunie, l’Europe ne pourra développer sa politique de sécurité qu’à partir d’un noyau européen.
Contribution aux problèmes de la sécurité mondiale hors d’Europe : l’idée que l’Europe unie pourrait, au profit de l’ONU, engager en tant que telle des forces armées en vue d’atteindre des buts politiques, est séduisante mais erronée ; même unie, il faut que l’Europe préserve sa multiplicité politique ; à chaque État d’agir en fonction de ses responsabilités propres, des intérêts en jeu et de ses possibilités. Sans quoi, l’Europe risquerait de se couper de ses neutres (5), par ailleurs indispensables à son architecture de sécurité d’ensemble.
Les ordres politiques de sécurité mis sur pied en 1815, 1919 et 1945 étaient imposés par les puissances victorieuses, avec les inconvénients que cela comporte. Celui de l’ère bismarkienne, celui de conquête visé par Hitler en 1939, manifestaient une volonté d’hégémonie prussienne. « Pour la première et peut-être l’unique fois, nous avons la chance aujourd’hui de pouvoir mettre sur pied un système consensuel et coopératif de sécurité collective réunissant tous les pays d’Europe ». Les atouts pour le réaliser sont dans l’Union européenne et dans l’Otan : « Il s’agit de créer en Europe un système de coopération non militaire analogue à celui de l’UE, un autre du genre de l’Otan pour sa sécurité externe et quelque chose d’entre les deux pour la sécurité interne ». Cependant, UE et Otan sont des structures héritées de la guerre froide ; les forces de rigidité et de défense des intérêts politiques, militaires et économiques suscités dans et par elles sont puissantes. « Il serait nécessaire que l’UE s’élargisse le plus tôt possible à la grande Europe et que l’Otan entre dans un nouveau système européen de sécurité. Cela les contraindrait toutes deux à un changement radical, mais, ce faisant, elles se comporteraient de façon européennement correcte face à la situation radicalement changée de la nouvelle Europe. Alors seulement pourrait naître une Europe démocratique unie et militairement en sécurité ».
Jean Rives-Niessel
• Le n° 1, printemps 1995, de Politique étrangère, revue de l’Institut français des relations internationales (Ifri), présente un dossier sur « La sécurité européenne : horizon 1996 ». Sous la direction de Nicole Gnesotto, les articles sont signés par Jean-Marie Guéhenno, Vladimir Baranovsky, John J. Maresca, François Heisbourg, Alyson J.K. Bailes, Uwe Nerlich, Monika Wohlfeld, Christophe Bertram, Gabriel Robin, Lawrence Freedman et Frédéric Bozo. On notera en outre des textes sur la Bosnie, la révolution économique en Chine, les problèmes de drogues à l’Est, enfin une allocution de M. Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères. ♦
(1) Au lieu de « bedingt abwehrbereit » ; on a juste remplacé Abwehr (défensive) par Angriff (offensive). Le terme bedingt pour définir les possibilités d’une unité signifie aussi réduites, médiocres.
(2) Le général CEMA serait en assez mauvais termes avec son ministre, mais « Kohl le soutient et lui a promis de le faire nommer l’an prochain à la tête de NAMILCOM » (le Comité militaire de l’Otan, la plus haute institution militaire de l’Organisation).
(3) Installé à Coblence, ce centre, à la fois institut de recherche et école, traite des problèmes de « formation politique » (lire : éducation civique) et de commandement des hommes par des méthodes modernes et démocratiques.
(4) L’acquis réalisé vers la fin de la guerre froide (mesures de confiance, Traité FCE, convention « ciel ouvert »…) est à conserver précieusement et à développer si possible. L’expérience a par contre montré qu’il était vain de prétendre définir aujourd’hui une garantie nucléaire sûre au profit d’États non nucléaires : inutile donc d’en faire actuellement un sujet de discussions.
(5) Suède, Autriche, Finlande et Suisse. NdT : on notera pourtant que les trois premières participent déjà activement aux opérations de paix de l’ONU et que la dernière ne montre guère de velléités d’intégration à l’Europe !