Marine - La Marine nationale au féminin
En octobre 1991, dans cette même chronique, Guy Valaison, s’exprimant sur « la Marine nationale au féminin », notait que les carrières du personnel féminin étaient largement conditionnées par l’absence d’embarquement. Le sujet ne mériterait probablement pas un nouveau développement si, depuis, une étape déterminante n’avait été franchie.
En 1995, une centaine de femmes servent sur des bâtiments de la Marine nationale. Limité depuis 1988 aux seules volontaires, l’embarquement s’est généralisé le 1er janvier 1993 pour le personnel féminin. Les femmes engagées avant la réforme ont pu se porter volontaires. Cette règle, parfois vécue comme une « révolution culturelle », est une étape de l’évolution en cours depuis 1980 et le fruit d’une démarche rationnelle, commune à toutes les marines occidentales.
Deux « instantanés » donneront la mesure de la mutation intervenue entre 1991 et 1995, qui s’est accompagnée de dispositions matérielles visant à faciliter l’intégration du personnel féminin à bord. En revanche, les « divergences d’appréciation » sur le sujet, évoquées en 1991, demeurent et sont naturelles au regard de l’héritage historique et de la culture des marins. L’évolution socioculturelle s’inscrit dans le temps, mais sur le plan professionnel les femmes embarquées font déjà la preuve de leurs compétences.
Deux « instantanés »
En 1991, la moitié des spécialités est encore inaccessible aux femmes, et celles qui sont embarquées demeurent une exception. L’effectif féminin, 2 221 personnes, représente 5 % de l’ensemble du personnel engagé. À la veille de la réforme, les critères de recrutement, la formation sont similaires pour les hommes et les femmes, mais ces dernières servent à terre. Cette disparité est préjudiciable à leur assimilation et surtout à leur cursus de carrière. L’absence d’embarquement restreint en effet l’accès à certaines responsabilités.
En 1995, l’embarquement s’insère désormais normalement dans les carrières du personnel féminin quels que soient son grade et sa spécialité, excepté celles de fusilier et de pilote de chasse ou celles relatives aux sous-marins. La généralisation de l’embarquement du personnel féminin se traduit par un objectif de féminisation de 10 % des effectifs et l’ouverture de l’ensemble des filières de recrutement : recrutement interne et externe, École navale et École du commissariat de la Marine où onze et deux jeunes femmes sont respectivement en formation.
Depuis l’été 1994, une centaine de jeunes femmes, officiers, officiers mariniers et équipage, sont affectées à bord de quatre unités : les frégates Montcalm et Laiouche-Tréville, le transport de chalands de débarquement Foudre et le pétrolier-ravitailleur Durance. À l’été 1995, une troisième frégate, le Tourville, aura un équipage mixte. Aujourd’hui, les femmes sont 2 800, soit 6 % des effectifs totaux, mais ces statistiques masquent la diversité du degré de féminisation des spécialités, celles du « tertiaire » et de l’aéronautique navale étant les plus largement féminisées.
Une intégration qui s’inscrit dans le temps
Les conditions matérielles de rembarquement du personnel féminin se mettent en place selon un programme de modifications des bâtiments sur dix ans. Les transformations, réalisées à l’économie, répondent au souci de préserver, aux deux populations, un minimum d’intimité. Dans ce but, les locaux « nuit », hygiènes et sanitaires des hommes et des femmes sont distincts. Les bâtiments trop anciens ou ceux pour lesquels les modifications auraient été trop coûteuses ne seront pas féminisés. Pour la Marine de demain, l’embarquement de personnel féminin est étudié dès la conception des unités. Les tenues de celui-ci ont été revues en adoptant le principe d’uniformité des tenues de l’ensemble du personnel.
Bien que les conditions matérielles de l’intégration soient remplies, les barrières psychologiques demeurent de part et d’autre. Les femmes font irruption dans un monde masculin depuis l’Odyssée d’Homère, et cette « intrusion » suscite des résistances psychologiques. L’embarquement des femmes sur les bateaux est loin d’être banal et les équipages cherchent leurs marques. Il en résulte une augmentation sensible de la charge du commandement à tous les échelons : réflexion, communication, coordination et vigilance pour préparer et accompagner cette intégration.
Pour leur part, les femmes entrées dans la Marine avant 1993, dont les carrières se déroulaient à terre, ont des habitudes de « terriennes » et, parfois, des comportements de minorité protégée. Dans ce contexte, l’embarquement n’a suscité chez elles qu’un intérêt limité : c’est une des causes du déficit en officiers mariniers supérieurs féminins pourtant nécessaires à une intégration harmonieuse. Ce déficit se comblera lorsque les femmes entrées après 1993 atteindront ces grades.
Enfin, les femmes sont souvent partagées entre leur engagement professionnel et leur rôle familial spécifique. La Marine nationale, contrairement à toutes les marines embarquant du personnel féminin, a pris en compte la maternité et offre aux mères de famille la possibilité d’être affectées exclusivement à terre. Cette démarche est très novatrice, mais il est encore trop tôt pour répondre à la question : souhaiteront-elles, après leur maternité, rester à terre ou reprendre la mer ?
Toutes les raisons d’être confiant pour l’avenir
Les quatre bâtiments féminisés sont opérationnels et remplissent intégralement leurs missions de temps de paix et de crise (mission en Adriatique, déploiement de plusieurs mois dans l’océan Indien…). Le professionnalisme des femmes n’est pas mis en cause : elles remplissent parfaitement les fonctions pour lesquelles elles ont été formées. Pour avoir affronté avec les hommes les contraintes et les attraits de la vie embarquée, pour partager les mêmes références, les jeunes femmes ont probablement de meilleures chances d’intégration que leurs « anciennes ». Cette culture « Marine » repose sur une notion fondamentale, celle d’équipage, notion qui suppose que préoccupations individuelles et particularismes s’effacent devant l’exigence de solidarité et d’action commune. Cet esprit fédérateur doit imprégner les écoles afin d’harmoniser les comportements en cours de formation.
La distinction entre « mères de famille » et « femmes sans enfant » laisse à ces femmes la possibilité de fixer leurs priorités professionnelles et personnelles et les place devant leurs responsabilités. En fonction de ces choix et selon les mêmes critères que les hommes, le personnel féminin se voit garantir l’accès aux responsabilités auxquelles il aspire. La direction du personnel met en place les indicateurs nécessaires à l’observation du comportement de cette population (carrière courte ou longue, âge des maternités…), afin d’élaborer une gestion prospective selon les modalités définies : respect des quotas d’ensemble et par spécialité, équilibre des pyramides de grades…
Le dernier facteur de satisfaction est indirect : il est lié à la coopération entre les marines européennes qui embarquent du personnel féminin. Compte tenu de la diversité des motifs qui ont étayé la décision, de la variété des processus adoptés et des réticences rencontrées, ce problème fait l’objet de larges échanges de vues et d’expériences entre les marines française, britannique, espagnole, néerlandaise. C’est une occasion supplémentaire pour les marines européennes de se connaître, de travailler ensemble, de se découvrir des difficultés et des intérêts communs et d’imaginer des solutions. ♦