Afrique - Le Burundi, à son tour, sombre dans le chaos
L’exemple de la crise que traverse le Burundi et qui a pris une nouvelle fois, fin mars 1995, une ampleur inquiétante, doit faire réfléchir la communauté internationale, et en particulier les Nations unies, les grandes puissances encore concernées par le continent africain au premier rang desquelles se situe la France, et l’ensemble des États africains.
Le Burundi est l’un des plus petits pays d’Afrique, qui s’étend sur 27 834 km2 et qui est peuplé de quelque 5,5 millions d’habitants. Ancienne possession allemande jusqu’à la Première Guerre mondiale, puis protectorat belge, royaume indépendant en juillet 1962, devenu République en 1966, il est limitrophe du Rwanda au nord, de la Tanzanie à l’est et au sud, du Zaïre à l’ouest. Sa population est composée à 85 % de Hutus, d’environ 14 % de Tutsis et de 1 % de membres de l’ethnie Twa.
La décolonisation du Burundi a très vite été marquée par une violence inouïe, à tel point qu’on peut se demander si le pays n’est pas véritablement frappé par une malédiction. En octobre 1961, quelques semaines après avoir été nommé Premier ministre, le prince Louis Rwagasore, fondateur du parti tutsi Uprona (Union pour le progrès national) fut assassiné. En janvier 1965, le Premier ministre Pierre Ngendamdumwe fut lui aussi assassiné. Le roi Ntare V fut destitué en novembre 1966, puis tué. Les massacres interethniques n’ont cessé de se répéter ; en 1972 par exemple, 200 000 Hutus avaient été tués ; ou en 1988, 50 000 morts.
En 1993, on avait enfin pu croire au miracle avec l’élection présidentielle pluraliste, la première du genre dans le pays, qui avait permis l’élection de Melchior Ndadaye, le premier président hutu du Burundi, après une si longue période d’un pouvoir confisqué par l’ethnie minoritaire tutsie. Une nouvelle Constitution, adoptée par référendum en 1992, instituait le multipartisme après 26 ans de parti unique, un nouveau partage du pouvoir encourageant entre Hutus et Tutsis : des ébauches de solutions politiques paraissaient se mettre en place. Le président Melchior Ndadaye fut assassiné le 21 octobre 1993.
Son successeur Cyprien Ntaryamira, également hutu, fut tué le 6 avril 1994, en même temps que le président rwandais Juvenal Habyarimana. Il faudra 3 mois de tractations pour que Sylvestre Ntibantunganya puisse être élu à la présidence de la République, mais dans un tel contexte de crise politique, de méfiance et de suspicion, ce processus ne créa pas, de fait, la stabilité politique vitale pour éviter que le Burundi ne risque à nouveau de sombrer dans le chaos.
Le président Jean-Baptiste Bagaza, qui avait renversé Michel Micombero en novembre 1976, avait réussi durant de longues années à calmer la situation interne du pays et à éviter de nouveaux massacres interethniques ; mais il s’acharna à consolider systématiquement l’emprise des Tutsis sur le pouvoir, c’est-à-dire au gouvernement, dans l’administration, le parti unique et surtout l’armée. Son successeur, le major Buyoya maintint cette emprise jusqu’aux massacres de 1988.
Ceux-ci provoquèrent chez Buyoya un choc salutaire et il commença, fin 1988 et pour la première fois, à pratiquer une politique d’ouverture vers les Hutus et de partage du pouvoir avec cette ethnie majoritaire dans le pays. À partir de là, la vie politique au Burundi, à la différence du Rwanda, sera marquée par un constant souci d’ouverture, de négociations, d’efforts pour mettre en place un équilibre politique entre Tutsis et Hutus destiné à permettre de sortir enfin du cycle infernal de la violence interethnique ; à une exception notable près, ce qui sera un facteur négatif déterminant pour la suite des événements : le problème de l’armée. Celle-ci, qui compte un peu plus de 7 000 hommes (5 500 dans l’Armée de terre et 1 500 dans la Gendarmerie), a toujours été largement dominée par les Tutsis ; elle est restée constamment une force politique réelle et efficace, exerçant un contrôle important sur la vie du pays, manifestant activement son opposition aux efforts de libéralisation et conférant ainsi à la minorité tutsie un atout majeur pour empêcher la majorité hutue de rendre irréversible sa conquête du pouvoir. C’est ce blocage essentiel, ainsi que les effets des événements tragiques qui se sont déroulés au Rwanda au cours de l’année 1994, qui ont rendu la situation du Burundi explosive.
Depuis l’élection à la présidence du Hutu Sylvestre Ntibantunganya, le pays vit en état de crise politique permanente. Le parti hutu majoritaire, le Frodebu (Front démocratique du Burundi), malgré sa victoire électorale ne peut gouverner. Le parti tutsi minoritaire, l’Uprona, soutenu par l’armée, accentue sa pression, et son aile dure s’acharne à mettre sur la touche les responsables politiques tutsis libéraux qui acceptent de jouer le jeu du partage démocratique et négocié du pouvoir avec la majorité élue du Frodebu.
L’instabilité, les carences du pouvoir qui font que le pays n’est pas gouverné ont eu forcément pour effet de favoriser les inquiétudes des populations quant au risque de nouveaux massacres interethniques. Il y a d’un côté les milices tutsies, soutenues par des membres influents et riches de leur communauté, de l’autre des groupes armés hutus, aidés par les milices Interahamwe hutues venant du Rwanda et réfugiées au Zaïre, et accusant les Tutsis de bénéficier de la bienveillance, voire de l’aide active de l’armée : dérapages, incidents, règlements de compte, assassinats, nettoyage ethnique de villages ou de régions ne pouvaient que se multiplier, conduisant à nouveau le pays, dans l’irresponsabilité la plus totale, sur la voie d’un sanglant chaos.
Face à cette évolution et à la suite des événements récents du Rwanda, il convient de s’interroger sur les réactions de la communauté internationale. Après les massacres de 1972, seule la Belgique avait véritablement réagi en condamnant les violences et en interrompant son aide. Les autres grandes puissances, tout en accordant une assistance humanitaire, étaient restées plus en retrait. En 1988, les réactions avaient été plus nombreuses et plus fermes. En 1993, la France, les États-Unis, la Belgique, l’Allemagne et l’Union européenne avaient suspendu leur aide. L’Organisation de l’unité africaine (OUA) et les Nations unies s’étaient mobilisées pour mettre en place une aide humanitaire et offrir leurs bons offices dans le domaine politique. L’OUA a envoyé 47 observateurs, et les Nations unies un médiateur, représentant spécial du secrétaire général, le Mauritanien Ahmedou Ould Abdallah, qui, à lui seul, a su jouer un rôle diplomatique remarquable, réussissant à maintes reprises, grâce à ses interventions, à éviter le pire.
Interventions diplomatiques, médiations, bons offices, aide humanitaire : au cours de ces derniers mois l’attention de la communauté internationale pour la crise burundaise a été sans conteste plus importante et plus attentive qu’au cours des crises précédentes. Il reste que cet arsenal d’efforts et d’interventions peut paraître bien limité eu égard à la gravité des risques.
En premier lieu, il faut noter que, malgré le souhait du gouvernement démocratiquement élu et ses nombreux appels à l’aide, l’armée burundaise a manifesté de fortes réticences à l’envoi de forces internationales de maintien de la paix des Nations unies, estimant que leur déploiement lui ferait perdre sa marge de manœuvre et son influence dans le pays. De plus, les militaires craignent par-dessus tout que soit défini et mis en œuvre, comme c’est le cas de plus en plus souvent dans des États africains en crise, un plan de restructuration des forces armées qui mette fin à l’emprise des officiers tutsis, et qui pourtant reste une des conditions principales pour sortir de l’actuelle impasse.
En deuxième lieu, le Burundi paraît sans conteste une victime des énormes difficultés financières, logistiques et politiques que subissent les Nations unies en ce qui concerne le maintien de la paix. L’échec en Somalie, l’ampleur des moyens qui ont été mobilisés au Mozambique ou qui doivent l’être en Angola, les besoins de la Minuar au Rwanda : tout cela a constitué un frein puissant à une dynamique de mobilisation onusienne pour le maintien de la paix au Burundi, laissant s’amplifier le risque de voir l’irréparable se produire sans avoir pu organiser un dispositif préventif.
Au moment où, fin mars 1995, la situation se détériorait gravement au Burundi, les ministres des Affaires étrangères des onze pays d’Afrique centrale (la région aujourd’hui la plus dangereusement instable du continent) se réunissaient à Brazzaville au sein du Comité consultatif permanent créé par l’ONU pour prévenir les conflits internes aux États de la zone. L’objectif était d’accélérer le processus permettant aux Africains d’assumer la responsabilité de leur propre sécurité. Un pacte de non-agression doit être signé cette année entre les onze pays ; la mise en place d’unités spécialisées dans les opérations de maintien de la paix dans leurs armées doit être accélérée afin qu’une éventuelle force régionale puisse intervenir dans la zone. Il reste que, compte tenu des difficultés financières et logistiques, il faudra des mois, voire des années, pour qu’un tel dispositif soit efficacement opérationnel, alors que déjà, de l’Angola au Rwanda, ces pays sont fortement sollicités pour fournir des troupes. Ce processus est sans conteste positif et mérite d’être soutenu. Il faut seulement espérer que cette course contre la montre ne laisse pas le Burundi sombrer dans un chaos pourtant prévisible depuis de longs mois. ♦