La puissance internationale
Nous aurions souhaité pouvoir présenter plus tôt à nos lecteurs ce petit livre publié dans une collection dont plusieurs ouvrages avaient déjà retenu notre intérêt. Il traite en effet d’un sujet qui nous préoccupe tous, à savoir qu’en est-il des critères de la puissance internationale à notre époque, puisqu’on nous affirme à tout propos que la « géoéconomie » a désormais remplacé la géopolitique ?
Nous ne regrettons plus ce délai dans la mesure où la disparition récente de Jean-Baptiste Duroselle, notre ami si regretté, nous a permis à l’occasion des hommages que lui ont rendus ses nombreux disciples, de « ressourcer » notre réflexion à partir des concepts qu’avec Pierre Renouvin ils avaient définis dans leur célèbre Introduction à l’histoire des relations internationales. On se rappelle en effet que, tout en se défendant de jeter les bases d’une « science des relations internationales », ils avaient estimé avoir constaté dans l’histoire de ces relations deux « invariants », d’une part ce qu’ils avaient appelé « les forces profondes », et, d’autre part, la « personnalité de l’homme d’État ». Ce sont ces forces profondes – pour eux : les facteurs géographiques, les conditions démographiques, les forces économiques et financières, le sentiment national et le sentiment pacifiste – que l’ouvrage que nous présentons s’est proposé d’actualiser, en analysant ce que sont devenues à notre époque les « bases de la puissance », avant d’examiner l’usage qu’en font les principaux acteurs des relations internationales d’aujourd’hui.
Rappelons auparavant que la notion de « puissance » est ambiguë, puisque, comme l’avait remarqué autrefois Raymond Aron, elle est pour nous la traduction du mot power, dont le sens varie entre « pouvoir » et « force » ; et, dans les relations internationales, elle en couvre en fait tout l’éventail, depuis la capacité d’influence jusqu’à celle d’imposer sa volonté, et elle comprend même l’ensemble des moyens matériels, moraux, militaires et psychologiques adaptés à ces différentes fins. Telle est bien d’ailleurs l’interprétation qu’adopte Pascal Boniface, sous la direction de qui cet ouvrage a été composé, puisque, pour lui, la notion de puissance est « au cœur de la société internationale », comme celle de pouvoir est « au cœur de la réflexion sur les sociétés internes ». Nous retiendrons à ce sujet quelques-unes de ses formules, telles que : « la puissance est caractérisée par l’indépendance vis-à-vis des autres acteurs, et une dépendance de ces derniers vis-à-vis du puissant » ; ou encore : « c’est à l’aune de la puissance des autres que se mesure la puissance d’un acteur international » ; et enfin : « relative par définition, la puissance est évolutive par nature ».
Pascal Boniface a retenu comme « bases » de cette puissance d’aujourd’hui : la population, l’étendue, l’économie, l’éducation, la cohésion sociale, tous critères qui sont ensuite analysés dans l’ouvrage par des experts de chacun de ces sujets. Il ne peut pas être question de résumer ici leurs conclusions, aussi nous bornerons-nous à noter quelques-unes de leurs idées « non reçues ». Ainsi pour Hervé Le Bras, le facteur démographique peut être aussi bien un handicap qu’un atout ; alors que pour François Thual, l’étendue peut être de son côté un facteur de faiblesse, lorsque la cohésion nationale est minée par l’hétérogénéité ethnique ou religieuse ; et pour Christian Merlin, la « suréducation » peut également affaiblir la société, car une production excessive de « lettrés » crée une sorte de Lumpen Intelligenzia, que ses frustrations rendent disponible pour toutes les aventures. À ces risques, Pierre Guillen oppose la cohésion sociale, laquelle implique pour lui que l’État incarne un projet collectif. Quant à Dominique Pilhon, il analyse les nouvelles dimensions de la puissance économique, puisque l’« économie monde » est en train de se restructurer, en même temps que changent les modalités de la concurrence ; mais peut-être n’insiste-t-il pas alors suffisamment sur le fait que la logique économique diffère de plus en plus de la logique politique, et que le rôle déterminant qu’il attribue à la finance et à la monnaie échappe de plus en plus à l’autorité des États, comme on peut le constater chaque jour actuellement.
On pourrait s’étonner que l’idéologie n’ait pas été retenue comme une base de la puissance, et y voir alors un indice que « l’illusion marxiste » serait pour les auteurs une donnée du « passé » comme le développe un livre actuellement très lu. En fait il n’en est rien, puisqu’elle est considérée plus loin comme étant un des « modes d’exercice de la puissance », au même titre que le rayonnement linguistique et culturel, et aussi, curieusement nous y reviendrons, que le droit. Il s’agit alors, de « formes du pouvoir non strictement palpables, qu’elles soient utilisées par les États et leurs services : Komintern, CIA, 5e colonne ; ou qu’elles soient internationales : les Églises, les écoles coraniques, l’Opus Dei, et pourquoi pas la trilatérale et Davos ». Ainsi le phénomène fondamentaliste, et plus particulièrement islamiste, n’est-il pas pris en compte, bien qu’il se manifeste maintenant au niveau des États. Par contre, le rayonnement linguistique et culturel est analysé avec brio par Stelio Farandjis ; est aussi soulignée par Bertrand Gallet « l’importance pour l’avenir du contrôle de l’image que les Américains ont si bien comprise », ce qui chez nous soulève la question âprement débattue actuellement de « l’exception culturelle » dans l’audiovisuel. Il faudrait ajouter que les médias ont à notre époque une « puissance » qui échappe aux États, car ce sont eux qui décident désormais de l’obligation d’intervenir militairement dans une crise, puis de la nécessité de s’en dégager au plus vite. Enfin, nous l’avons dit, le droit est présenté de façon très intéressante par Alain Pellet qui y voit un mode d’exercice de la puissance, puisque « les normes juridiques sont à la fois le résultat des rapports de forces et une mesure assez fidèle de ces mêmes rapports », et que les États utilisent désormais ce « producteur de normes très particulières que sont les Nations unies pour renforcer et stabiliser les rapports de puissance ».
Quant aux « outils de la puissance », dont l’analyse est faite dans l’ouvrage, comme le veut la logique avant celle de ses « modes d’exercice », il s’agit en premier lieu, bien entendu, de l’« outil militaire », qui nous est présenté par François Cailleteau. Nous retiendrons en particulier sa remarque finale : « La puissance militaire ne s’exerce que si on a la volonté de s’en servir ». Les autres « outils » analysés sont, encore que ce qualificatif puisse leur être contesté, « l’État », dont la légitimité actuelle est discutée par Hubert Gourdon ; « les alliances », dont Bruno Tertrais cherche à anticiper l’avenir ; et enfin « l’aptitude à la présence globale », commentée par Guillaume Parmentier à partir de l’actualité. Pour finir, nous sont présentées par des experts reconnus « la puissance et la vulnérabilité » actuelles et prospectives de chacun des principaux acteurs internationaux : il s’agit de François Géré pour les États-Unis, Jacques Sapir pour la Russie, Philippe Moreau Defarges pour l’Europe, Jean-Marie Bouissou pour le Japon, Françoise Mengin pour la Chine, et enfin Jean Dufourcq pour la France. Nous retiendrons les remarques suivantes qui nous ont paru particulièrement bien pensées : à propos de l’Europe mais d’une portée plus générale, « il y a de puissance aussi longtemps que celui qui l’exerce est convaincu d’être puissant, et il n’y a de puissance qu’aussi longtemps que ceux qui subissent cette puissance sont convaincus qu’elle existe » ; et encore « le fait nucléaire a donné le sentiment que la puissance consistait à ne pas se laisser entraîner dans la guerre… En cette fin du XXe siècle, on pressent que le jeu de la puissance pourrait se faire sur un autre terrain que celui de la guerre ».
Ensuite, tombe cette constatation : « Reste la France qui a encore un rêve de puissance propre ». Ce qui donne à Jean Dufourcq l’occasion de nous rappeler les mots de Pierre Chaunu : « La France a besoin pour sa propre cohérence de la dramatisation artificielle des enjeux » ; et aussi ceux de Malraux : « La France n’est jamais autant la France que lorsqu’elle parle pour les autres » ; c’est la même idée qu’exprime différemment Witold Gombrowicz lorsqu’il déclare : « Être français, c’est prendre en considération autre chose que la France » ; et notre jeune ami de conclure : « Tel est le ciment de notre assise, c’est aussi la condition de notre sécurité, la base de notre rayonnement, la marque originale de notre puissance ».
Nous le suivrons volontiers dans cette interprétation de l’« exception française ». Cependant, n’oublions pas que, au-delà des « forces profondes », l’homme d’État joue souvent un rôle déterminant dans les relations internationales, comme l’a souligné Jean-Baptiste Duroselle tout au long de son œuvre. Pour finir, remercions Pascal Boniface de nous avoir offert tous ces sujets de réflexion. Nos lecteurs pourraient cependant s’étonner qu’il n’ait pas retenu, parmi les « bases » ou les « outils » de la puissance, l’arme nucléaire. Alors qu’ils se rassurent ; le directeur de l’Iris croit toujours fermement à la dissuasion, comme en témoigne son récent ouvrage intitulé Contre le révisionnisme nucléaire, dans lequel il reprend, en les actualisant, les thèses qu’il avait défendues avec force en 1992 dans son livre Vive la bombe, et que nous avions alors commentées dans cette revue. ♦