Revue des revues
• « Hong Kong et la sécurité régionale ». Le 30 juin 1994, les gouvernements britannique et chinois ont signé un accord concernant le transfert des sites militaires de la colonie. Le China News Analysis du 15 mai 1995 est consacré à cette question sous la signature de James Tang, de l’université de Hong Kong, sous le titre « Hong Kong Political Transition and Regional Security ». Il en coûtera près de 4 millions de dollars HK au gouvernement de Hong Kong pour le remplacement des matériels britanniques. Le conflit entre les gouvernements de Londres et de Pékin sur les modalités du retour de la colonie sous souveraineté chinoise n’a guère de signification à long terme. Dans 2 ans, tout sera terminé. Par contre, on peut se demander si l’incorporation de Hong Kong créera une nouvelle menace régionale ou, au contraire, une nouvelle interdépendance de la Chine avec le reste du monde, facteur de paix.
Pendant toute la période de l’occupation britannique, l’accent a toujours été mis sur le rôle principal de la colonie, c’est-à-dire l’économie, en oubliant son pouvoir de symbole de l’influence britannique en Asie orientale. Les forces du territoire ont été envoyées participer à la guerre de Corée et le port a largement été utilisé comme escale pour les bâtiments américains et comme centre de transit pour les ravitaillements. À partir des années 1970, le rapprochement sino-américain et le désengagement militaire britannique dans la région ont fait perdre à Hong Kong son importance stratégique. Cependant, conformément aux accords au sein de l’Otan, le port continue d’être utilisé par la marine américaine au rythme actuel de 70 à 80 bâtiments par an. La poursuite des facilités accordées à l’US Navy après 1997 dépendra de la bonne volonté de Pékin. Les Américains souhaitent pouvoir continuer d’utiliser ce port en eau profonde car leur présence est importante pour la sécurité régionale. Déjà, l’amiral Charles Larson, ancien commandant de la flotte du Pacifique, a suggéré de renforcer les relations militaires avec la Chine pour faciliter la solution de cette question.
Pour les Britanniques, la perte du port militaire est de moindre importance. Les campagnes de la marine, comme Orient 92, Outbreak 88 et Global 86 ont surtout été liées à des promotions de ventes d’armement et tous les ports de la région, y compris en Chine, lui sont ouverts. Ces cinq dernières années, la présence militaire sur le territoire a été progressivement diminuée. En 1992, après sa réduction de 4 à 3 bataillons (un bataillon britannique et deux bataillons de Gurkhas), la garnison ne comprenait plus que 9 800 hommes dont 2 300 civils. De même, le nombre des petits patrouilleurs de la classe Peacock a été réduit de 5 à 3. L’armée de l’air est limitée à un escadron d’hélicoptères Wessex et quelques Scott pour l’aviation de l’armée de terre. Il faut cependant souligner que cette garnison était très active dans la région. Les forces stationnées sur le territoire participent régulièrement aux exercices prévus dans l’Accord des cinq puissances (Grande-Bretagne, Singapour, Malaysia, Australie et Nouvelle-Zélande) et Hong Kong a souvent accueilli des détachements de divers pays du Commonwealth, tandis que plus de 250 militaires du régiment gurkha de transport ont participé, en 1991, à la guerre du Golfe. Un escadron de transport a, pendant 6 mois en 1992, participé aux forces des Nations unies à Chypre. Par ailleurs, le port de Hong Kong a toujours accueilli des bâtiments de guerre australiens, néo-zélandais, singapouriens et français.
Pour Pékin, Hong Kong, en tant que base militaire, a perdu également de son importance. La fin de la guerre froide a fait disparaître les deux menaces principales, soviétique et américaine, tandis que la théorie d’une conjuration occidentale pour miner le régime de l’intérieur n’est plus guère suivie dans la capitale chinoise. La prochaine présence de l’Armée populaire de libération (ALP) à Hong Kong est l’objet de l’attention des autorités chinoises, plus en raison des conséquences dans la future zone administrative spéciale (confiance de la population, discipline, rôle commercial…) qu’en termes de stratégie. Beaucoup de Hongkongais voient d’un mauvais œil l’arrivée de l’APL ; ils estiment que la sécurité du territoire pourrait fort bien être assurée par la garnison voisine de Shenzhen, mais Pékin voit dans le stationnement de troupes à Hong Kong un des symboles de la souveraineté recouvrée.
La base navale de Stonecutters va remplacer l’actuelle, celle de Tamar, située sur l’île Victoria au cœur de Hong Kong. On s’interroge sur l’usage qu’en feront les Chinois, mais l’intérêt qu’ils mettent à son agrandissement est évident. Ne convenant pas à des sous-marins, la nouvelle base pourra facilement abriter des frégates et fournir, bien plus près de la mer de Chine méridionale, une position avancée pour la flotte du Sud qui est basée à Zhanjiang, dans le Guangdong. Pékin refuse d’indiquer le nombre de militaires qui seront stationnés à Hong Kong, se bornant à affirmer qu’il sera inférieur à celui de la garnison britannique (7 000 hommes). Il est régulièrement rapporté qu’une force de 10 000 hommes suit un entraînement spécial près de Zhangmutou, dans le Guangdong. On constate également la construction d’une nouvelle base militaire importante à Shenzhen (qui jouxte Hong Kong). On dit qu’elle servirait d’état-major pour les régions orientale et méridionale, incluant Hong Kong, Macao et Taïwan.
On ne sait toujours pas si Pékin autorisera les escales de bâtiments étrangers à Hong Kong. Pour l’instant, une chose est certaine : la Chine sera, après 1997, dans une meilleure position stratégique pour tout conflit dans le détroit de Taiwan ou avec ses voisins du Sud-Est asiatique. L’auteur émet la crainte que Hong Kong, entité avant tout économique, souffre de son utilisation à des fins militaires.
Jacques de Goldfiem
• « Les États-Unis et la région Asie-Pacifique ». Le numéro de printemps 1995 de la revue américaine JFQ (Joint Force Quarterly) est en grande partie consacré à la zone Asie-Pacifique. Le général John M. Shalikashvili, président du Comité des chefs d’état-major, explique que l’Asie orientale contient les nations les plus peuplées du monde, et les plus armées, avec trois des cinq puissances nucléaires majeures. Après 1945, les États-Unis ont bloqué l’expansion soviétique pendant toute la guerre froide. Malgré les changements en cours, il est maintenant impossible que les Américains s’en aillent. La Chine évolue vers un statut de grande puissance mondiale, la Russie reste une grande puissance asiatique. La Corée est divisée. Le progrès économique ne peut se poursuivre que si l’on maintient la paix et la stabilité, mais l’Asie ne possède aucun système collectif de sécurité, alors que les économies sont très intégrées.
Les deux rédacteurs principaux de la revue, Hans Binnendijk et Patrick M. Cronin, reprennent le sujet dans un court éditorial. Le PNB des pays asiatiques est le quart du PNB mondial. Dans 5 ans, 6 millions d’emplois aux États-Unis dépendront de la zone. Le développement économique fait régner la paix, mais une entente entre États-Unis, Chine, Russie et Japon est loin d’être assurée si l’économie se dégrade. Les États-Unis sont les principaux garants de la stabilité de la région mais ne peuvent être partout. Des rivaux se lèvent, avec la croissance de la Chine, l’autonomie grandissante du Japon, les ambitions de l’Inde, la réunification de la Corée, l’importance nouvelle de l’Ansea. Il existe de nombreuses sources de conflit, certaines peuvent naître si on se dispute des territoires ou des ressources naturelles. En Corée, il faut appliquer l’accord du 21 octobre 1994. On doit intégrer la Chine dans des systèmes régionaux et internationaux de sécurité. Tout le monde a intérêt à maintenir le statu quo. Il faut donc renforcer l’alliance avec le Japon et la Corée du Sud, maintenir les liens avec les pays dynamiques, avec une présence outre-mer permettant des réactions rapides en cas de crise, ce qui donne un rôle majeur aux forces armées américaines.
Parmi les sept articles suivants qui traitent de la région Asie-Pacifique, on trouve en premier celui de l’amiral Richard C. Macke, commandant en chef du Pacifique (CINCPAC), qui a sous ses ordres les moyens des trois armées et des Marines, ainsi que quatre commandements interarmées subordonnés (subunified commands) : Corée, Japon, Alaska, commandement des forces spéciales du Pacifique. Actuellement, la zone de responsabilité de CINCPAC inclut l’océan Indien, l’Asie méridionale, une zone Arctique, la côte Pacifique de l’Amérique du Sud, couvrant ainsi la moitié de la surface du monde avec les deux tiers de sa population.
Pour l’amiral Macke, sa zone de responsabilité contient l’ensemble des intérêts stratégiques de plusieurs grandes puissances. Elle voit un extraordinaire développement économique. La ligne de fracture de la guerre froide tend à disparaître, sauf en Corée. Le manque de système collectif de sécurité met CINCPAC à l’interface militaro-diplomatique. Militairement, c’est un théâtre à la fois maritime, terrestre, aérien, amphibie. Le président Clinton a défini les objectifs : présence, lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, dialogues régionaux, soutien à la démocratie. Les 330 000 militaires de la zone peuvent être utilisés en coercition en Corée ou en dissuasion en cas de crise. On utilise le système des Joint Task Forces, dont les états-majors permanents peuvent être renforcés suivant les besoins. Il faut aussi « rassurer » en créant un sentiment de sécurité mutuelle par des activités multiples.
L’amiral Macke voit l’avenir comme la continuation d’une action de coopération avec toute l’Asie orientale, qui repose sur l’alliance avec le Japon où se trouvent 47 000 militaires américains.
Pour la Chine, il faut agir sur sa volonté. Des relations de coopération ont été établies avec les Russes. La présence américaine en Corée est un succès, mais on est loin du compte avec la Corée du Nord, l’accord de 1994 n’étant qu’un premier pas dans la bonne direction. De multiples activités multilatérales sont recherchées avec l’Ansea. Il faut aussi innover dans le domaine de l’exercice du commandement (C4I), en se rapprochant du but fixé par le Goldwater-Nichols Act de la totale intégration des forces. Le problème reste cependant de savoir si le peuple américain veut contribuer à la paix et à la stabilité de la région, ce qui est de l’intérêt des États-Unis.
• « Aspects divers de la prolifération ». Dans son numéro de printemps 1995, la Strategic Review américaine, organe du United States Stratégie Institute de Washington, contient plusieurs articles sur la prolifération nucléaire.
Le premier est du colonel Guy B. Roberts du Marine Corps. Pour lui, les moyens de riposte nucléaire des États-Unis ne sont plus dissuasifs. surtout vis-à-vis du Tiers-Monde. Il est partisan d’un système de défense limitée contre les missiles balistiques lancés par une « petite » nation nucléaire, avec des moyens « de théâtre » pour protéger les forces américaines et alliées. L’obstacle majeur est alors le traité ABM (antimissile balistique), les Russes ayant compris que sa renégociation leur donnerait la possibilité de peser sur les développements scientifiques et techniques des États-Unis. Le mieux est de l’abroger au moment favorable ; ce serait cohérent avec une politique de non-prolifération. On pourrait continuer à agir contre des perturbateurs qui ne pourraient plus utiliser un chantage nucléaire.
Thomas W. Dowler et Joseph Howard II traitent de la stabilité d’un monde où auraient proliféré les armes de destruction massive. Actuellement, la politique américaine repose sur trois traités concernant les armes chimiques, biologiques et nucléaires. Les défauts du TNP sont apparus avec l’Irak et la Corée du Nord. Là où l’arme nucléaire n’existe pas, on n’a que l’engagement des gouvernements de ne pas les fabriquer. Il ne serait pas raisonnable de se fier aux seules défenses contre des missiles balistiques. Il faut retrouver la dissuasion et pouvoir détruire ce que le perturbateur (baptisé « despote ») estime comme étant son bien le plus précieux. Les armes classiques très précises ne suffisent pas, certains objectifs ne pouvant être traités, d’autres exigeant un grand nombre d’armes. Les auteurs proposent de mettre sur pied une petite force ayant des armes nucléaires de très faible puissance : des « micronukes » équivalant à 10 tonnes d’explosifs classiques serviraient à détruire les installations souterraines et les terrains d’aviation. La défense contre les missiles balistiques serait assurée avec des « mininukes » de 100 tonnes. Les armes du champ de bataille seraient des « tinynukes » d’une kilotonne. Toutes ces armes ne produiraient que de très faibles retombées. Un stock d’armes nucléaires en petit nombre et de faible puissance serait cohérent avec le TNP (Traité de non-prolifération nucléaire) et contribuerait à une dissuasion mondiale, malgré l’objection qu’elles tendent à supprimer les limites entre conflits classiques et conflits nucléaires. Les auteurs concluent qu’il ne faut pas confondre l’existence de ces armes avec leur emploi.
Pour Philip L. Ritcheson, les missiles balistiques menacent autant les forces militaires que les arrières, avec des précisions de l’ordre de 10 mètres si on utilise le système de navigation GPS. Il constate que les pays en voie de développement réduisent leur retard technologique. Des conflits régionaux deviennent plus probables et risquent de s’étendre. Des agresseurs peuvent agir rapidement pour s’emparer des accès utilisables par les forces américaines, ce qui obligerait ces dernières à mener des actions de force pour pénétrer dans la région incriminée, et constituer ensuite des objectifs pour des armes de destruction massive. La dissuasion classique échouera, le concept de destruction mutuelle assurée n’ayant plus de sens. Les nouveaux décideurs auront d’autres critères de jugement. La dissuasion se retournera contre les États-Unis qui, pour des raisons morales, ne peuvent utiliser leurs armes nucléaires contre des populations et reculeront devant des actions violentes parce qu’ils craignent les guerres longues et les pertes en vies humaines.
Philip Ritcheson propose des actions préventives menées avant que l’agresseur potentiel ait atteint une maturité suffisante. Le danger qu’il encourt alors peut le dissuader. En réponse à la prolifération, il faut mettre en place un système défensif contre les missiles balistiques, ce qui diminuerait l’effet d’auto-dissuasion et soutiendrait les actions contre la prolifération. Thomas Dowler et Joseph Howard ont proposé en 1991 des armes nucléaires de faible puissance comme moyens de contrôle des escalades et de dissuasion de l’emploi des armes chimiques et biologiques. Les alliés des États-Unis tendent à se diviser en pays nucléaires et non nucléaires, mais les Allemands ne peuvent se reposer sur les moyens nucléaires français et britanniques, car ils sont trop liés à la protection américaine. La situation générale ne peut que s’aggraver, le nombre des pays à dissuader augmentant tous les jours, ainsi que celui des causes d’échec de la dissuasion. Il faut dissuader de l’acquisition des moyens de destruction massive ou en agissant préventivement, avec une politique déclaratoire, en réduisant les vulnérabilités et en développant les armes nucléaires de faible puissance.
• « Quelle Europe ? Une opinion britannique ». Dans le numéro de mars-avril 1995 de la revue américaine Foreign Affairs, le journaliste britannique Noël Malcolm prend violemment parti contre ce qu’il appelle « Europe », celle qui serait gouvernée par un système fédéral par opposition à une Europe espace où il ferait bon vivre sans avoir à créer une entité politique qui serait artificielle. Pour lui, ce concept « Europe » s’accompagne d’une croyance en une évolution inévitable, liée à « une sorte de mysticisme cartographique ».
Noël Malcolm fait l’histoire de ce mythe né d’une doctrine que l’on appelle maintenant « fonctionnalisme », par la création de solidarités de fait par la Communauté charbon-acier (CECA), le Traité de Rome, l’Acte unique, le Traité de Maastricht, avec une vague « citoyenneté européenne » dont les droits et devoirs ne sont pas définis. Il y a ainsi deux discours, le pratique et l’idéaliste. La Communauté économique européenne (CEE) est partie d’un marchandage entre l’Allemagne et la France. Cette dernière a obtenu la politique agricole commune dont elle a usé et abusé, et qui a failli faire échouer l’accord sur le GATT, tout en coûtant très cher. Les Allemands ont les mains libres dans le domaine industriel, avec une sorte de protectionnisme européen et une « libéralisation contrôlée », qui a eu des effets pervers là où une libre concurrence aurait été nécessaire. On a créé une zone de libre-échange au détriment de la compétitivité à l’échelle mondiale. L’harmonisation des standards de production impose des règles d’un style de plus en plus germanique, en particulier dans le domaine social. L’Allemagne est la mieux protégée, mais le poids du système fait trébucher « l’Europe » d’après l’an 2000. L’union monétaire créera un « eurodeutsche Mark », avec un système monétaire européen qui a déjà coûté fort cher aux Britanniques. La monnaie unique privant les pays de leur propre devise, certains verront s’effondrer leurs industries et leur population émigrer en masse. Le jeu des subventions coûtera de plus en plus cher et Jacques Delors a déjà proposé d’augmenter le budget de 150 milliards de dollars en 5 ans. L’Europe unifiée ressemblera à l’Italie actuelle, où des disparités entre le Nord et le Sud mettent en cause l’unité du pays.
Pour Noël Malcolm, l’absence de guerre en Europe n’est pas due à l’Union européenne, mais à la guerre froide qui a fait adopter une défense commune. Même sans la CEE, on ne peut imaginer de circonstance où l’Allemagne aurait attaqué la France. Le concept « Europe » repose sur l’idée que la notion d’État-Nation est périmée. C’est un article de foi, alors qu’on a vu s’effondrer des fédérations. Cette « Europe » vivra ce que Noël Malcolm appelle une politique « décaféinée », aucun parti politique ne couvrant toute la fédération. Il y aura seulement des alliances entre partis. Aux échelons les plus élevés du système politique, on verra se perpétuer les intérêts nationaux prenant le visage d’intérêts européens, ce qui aboutira à l’incohérence. Les « régions » n’auront que peu de pouvoirs. Il en résultera un développement de la corruption, mais le plus grand danger sera de voir resurgir des nationalismes agressifs chez des gens ayant le sentiment d’avoir été dépossédés et d’être impuissants. On ne supprime pas les hostilités entre groupes, peuples et États en créant par-dessus eux de nouvelles structures qui conduisent au résultat inverse. Aucune structure n’empêchera l’Allemagne de plonger dans une Mitteleuropa si c’est son intérêt.
Noël Malcolm termine sa diatribe en précisant que, pour lui, cette « Europe » fédérale est un produit de la guerre froide. Tout le monde veut la rejoindre parce qu’elle est un club de gens riches et qu’elle apporte un certain sentiment de sécurité. L’Europe doit prendre une plus grande part à sa défense, ce qui ne rend pas nécessaire une intégration politique. L’Europe réelle est un ensemble d’États ayant des préoccupations très diverses, ce qui entraînera des compromis inefficaces ou une totale paralysie.
Georges Outrey
• Ancien CINCENT (Commandant en chef des forces alliées en Europe), le général (CR) H.H. von Sandrat étudie dans le n° 3/1995 de Europaïsche Sicherheit comment améliorer, pour un coût moindre, les capacités militaires de l’Europe occidentale par un « Partage des tâches et des rôles », question aussi vieille que le traité de l’Atlantique. Des efforts ont eu une issue heureuse (défense aérienne de l’Otan intégrée dès le temps de paix, emploi en pool des Awacs d’alerte avancée…), mais beaucoup n’ont pas abouti pour des raisons de souveraineté, voire de susceptibilité : les États répugnent en général à confier à d’autres une mission indispensable à leur survie, ou à abandonner des moyens qui contribuent à asseoir leur influence dans l’Alliance.
La transformation fondamentale de la situation depuis 1989 repose avec acuité, pour les Européens, la question de la répartition entre eux des tâches et des rôles au sein des alliances, Otan et UEO, notamment dans le cas d’actions extérieures de maintien ou de rétablissement de la paix.
Répartition des rôles dans quels buts et sous quelles formes ? En dépit des réticences, la diminution des budgets et des effectifs oblige à développer des structures de forces multinationales qui doivent garder une capacité opérationnelle. Tous les alliés européens, et d’abord ceux qui décideront une politique de sécurité commune comportant des éléments multinationaux, devront faire preuve d’imagination et de persévérance. Les petites nations renonceront probablement à certaines tâches pour se recentrer sur des missions de pilotage de crise, qui leur assureront un rôle éminent, abandonnant aux grandes la défense d’ensemble à laquelle l’Allemagne, vu sa situation géostratégique au centre de l’Europe, ne saurait se soustraire, pas plus qu’elle ne peut abandonner la maîtrise industrielle et technologique des domaines clés nécessaires pour garder voix au chapitre. D’autres (États-Unis, Royaume-Uni, France…), tout en participant pleinement à la coopération dans l’Alliance, tiendront sans doute à conserver une capacité d’action nationale autonome dans le règlement de crises internationales. Nécessaire, une répartition plus économique des tâches paraît possible dans trois directions :
1. Diminution des dépenses sans nuire à la capacité opérationnelle ; des nations peuvent, une fois réglés les détails juridiques, administratifs et Financiers, se répartir entre elles les écoles d’application et fermer celles devenues inutiles (« s’il n’y a pas de barrière de langue infranchissable et si les principes, les matériels et les procédures sont semblables »), ou créer un groupe de moyens qu’elles sont hors d’état de se procurer séparément ou d’acquérir en nombre suffisant : renseignement stratégique et opérationnel, défense contre avions et missiles, transport aérien (y compris ravitaillement en vol), maritime, traitement médical et hospitalisations, centres de formation à l’informatique, centres d’instruction internationaux en vue des missions nouvelles de maintien et rétablissement de la paix. Des solutions européennes complémentaires des capacités américaines contribueraient à faire de l’Europe un partenaire de même rang que les États-Unis.
2. Spécialisation rationnelle de corps multinationaux : toute une catégorie d’éléments organiques (artillerie, génie, etc.) pourrait être fournie par une seule nation.
3. Rationalisation et augmentation de l’efficacité par regroupement de moyens destinés à une opération multinationale déterminée : une nation assure tout le contrôle de l’espace aérien ; une autre les transmissions opérationnelles ; d’autres certaines missions du génie, ou l’artillerie, ou le traitement médical. Autre exemple : placer des ravitaillements dans un groupe logistique à la disposition du chef des opérations, aidé pour son utilisation par une cellule multinationale de coordination logistique. Il est patent que la standardisation des matériels, des procédures, des concepts, prend une importance nouvelle qui aura des conséquences politiques, et plus encore, de politique industrielle.
Même lents, des progrès réalistes dans le partage des tâches dans les alliances (Otan et UEO), et les gains de productivité qui en résulteront, ne diminueront pas seulement les coûts ; ils feront aussi progresser une imbrication des forces armées dans un contexte multinational, pilier porteur de la nouvelle « culture de sécurité en Europe ».
De par sa situation géostratégique, l’Allemagne, plus que tout autre État, a besoin que l’Europe réussisse, sans pouvoir toutefois renoncer dans l’immédiat à aucun des domaines militaires clés. Elle aurait pourtant intérêt à participer activement au partage des tâches par spécialisation partielle, et à favoriser la création, entre voisins, d’installations d’instruction communes. « Il y faudra une volonté politique – et aussi militaire – de jouer un rôle en quelque sorte exemplaire, tout en regardant aussi vers l’Est. Cela devrait pourtant se faire d’autant plus facilement qu’il ne s’agit pas seulement d’économiser grâce à la rationalisation, mais aussi et tout spécialement de concrétiser dans le contexte atlantique l’identité européenne de sécurité et de défense. Voilà comment l’Allemagne devrait envisager son rôle dans l’Alliance ! ».
• Dans « Les Länder et la politique de sécurité », l’amiral (CR) W. Wellershoff, ancien Céma (Chef d’état-major des armées) et actuel président de l’Académie fédérale pour la politique de sécurité (analogue à l’IHEDN) explique que, si le gouvernement fédéral est le responsable essentiel de la politique de défense, les Länder ont un rôle extrêmement important à jouer dans divers domaines d’une sécurité élargie qui inclut désormais les politiques économique, sociale et éducative.
Au premier rang pour la sécurité intérieure (lutte contre le crime organisé, souvent international, protection contre les risques de « guerres civiles importées » (1) le terrorisme étranger ou local), les Länder doivent aussi développer des coopérations transrégionales, y compris vers l’Est. Dans l’optique de la future politique, la loi fondamentale a été modifiée et leur reconnaît des droits et des devoirs nouveaux ; leur émanation, le Bundesrat, sera consultée.
La fin de toute menace d’agression brusquée ne supprime pas les devoirs des Länder envers les forces armées allemandes et alliées : maintien de leur liberté d’action, coopération civilo-militaire telle que fixée dans les accords. Même réduites le plus possible hors des quelques grands camps conservés, les activités de ces forces entraînent pour la population d’inévitables nuisances. Il appartient aux gouvernements de lui expliquer et de lui faire admettre. Les plaintes de tel ou tel politicien local contre les manœuvres ne vont pas précisément dans ce sens. Les Länder doivent organiser les exercices de défense civile destinés à tester les divers plans d’urgence et de protection, afin de les améliorer et de remédier aux insuffisances constatées.
En vue d’expliquer les objectifs de politique fédérale aux citoyens et de développer leur esprit civique, l’action résolue des Länder est de la plus haute importance : la sécurité comporte aussi une composante psychologique essentielle qu’on ne saurait négliger. Pour développer « une vision commune » et renforcer la coopération entre le gouvernement fédéral et ceux des Länder dans tous les aspects évoqués ci-dessus, une formation permanente intéressant l’ensemble de la classe politique et des dirigeants de tous ordres est indispensable : « La complexité des défis qui concernent la sécurité des citoyens et la protection des objectifs fédéraux, les hautes responsabilités de l’État et de ses serviteurs, imposent une direction et une conduite communes ; elles devraient bénéficier du soutien d’un esprit public des collectivités locales ».
• G. Manousakis se lance dans l’étude « Des guerres du futur » : durant la guerre froide, l’équilibre de la terreur nous a évité l’apocalypse nucléaire ; depuis l’anéantissement du monde communiste, renaît l’idée que la guerre peut redevenir une forme extrême de l’action politique.
Pour S. Huntington, il y aura des « macroguerres » naissant du heurt entre les grandes civilisations d’aujourd’hui : sur des fronts immenses, elles utiliseront tous les systèmes des armées modernes. H.M. Enzensberger, philosophe allemand, envisage surtout des « microguerres », des « guerres civiles moléculaires » à l’intérieur de frontières nationales et mettant en jeu des bandes armées ; en témoignent la situation en Afghanistan et en pays kurde, le terrorisme urbain de groupes radicaux. Proche de lui, R. Kaplan avance la théorie du « chaos » : progressivement inaptes à maîtriser pressions populaires et débâcle écologique, les institutions traditionnelles reculeraient devant des organisations criminelles mettant le pays en coupe réglée. L’Est européen, certains pays sud-américains semblent sur ce chemin. Convaincu du primat de l’économique sur le politique, Fukuyama reste assez classique : certes l’économie jouera un rôle important dans les guerres futures, mais pas toujours, ni exclusivement.
Intéressante, la thèse de Huntington n’est encore nullement vérifiée ; elle n’est applicable ni à la Bosnie, ni à la guerre du Golfe dans laquelle la coalition victorieuse n’était ni « chrétienne », ni seulement « occidentale ». Kaplan et Enzensberger sous-estiment la capacité de réaction des démocraties : la République fédérale d’Allemagne (RFA), l’Italie, la France sont venues à bout de terroristes sans sortir de l’État de droit. D’ailleurs, les États sont capables de « changer de peau » et de renaître après l’écroulement de leur système. Tombée dans l’impuissance, une démocratie trouverait des « sauveurs » rétablissant l’État par des moyens plus énergiques, « au détriment de notre culture politique, au besoin ».
Plus étonnant, ces théoriciens oublient le facteur « technologie de l’armement », pourtant plus décisif que jamais. La forme de guerre sera fonction des armes utilisées. Or, capables d’opérer depuis l’espace, les États-Unis bénéficient d’une avance considérable ; nul ne peut menacer leur sol et ils ont les moyens de neutraliser qui voudrait se hausser à leur niveau (2). Sans avoir la domination mondiale, les voilà « maîtres de la paix et de la guerre » : il n’y en aura plus que tolérées par eux.
Cependant, depuis sa création, l’homme, sujet de l’histoire, n’a pas changé, en dépit de la fiction révolutionnaire d’homme nouveau. C’est lui, finalement, le facteur essentiel ; aucune supériorité n’est éternelle et les Américains feraient bien de se rappeler Byzance : au IVe siècle, elle n’avait qu’un adversaire à sa taille, la Perse. Elle était pourtant en rapport avec presque autant de peuples qu’il y a d’États aujourd’hui, les tribus barbares avides de pillage sur ses confins ; elle les dissuadait et les employait comme auxiliaires en leur payant tribut (« l’aide au développement de l’époque »). L’Empire perse définitivement abattu, les invincibles Byzantins s’amollirent, perdant cohésion et sens civique (3) ; ils devinrent incapables de s’opposer à la lente submersion par les musulmans (1453 : chute de Constantinople). Sans pouvoir dire encore quand, et par quel processus interne, le même sort guette les États-Unis, et dans bien moins de 800 ans ! De la police à l’école, jusqu’à la fonction présidentielle, leurs institutions sont menacées de « guerre civile moléculaire » : on se bat déjà la nuit dans les rues de leurs villes.
L’intérêt durable de l’Europe est que l’Amérique demeure une puissance mondiale qui exerce sa suprématie ; elle ne le peut pas sans l’Europe, à plus forte raison contre elle, car seule cette dernière sera capable de suivre le train de la technologie d’armement. Sous peine de perdre sa suprématie devant le rouleau compresseur économique et démographique de l’Asie, l’Amérique devra se soucier davantage du Pacifique et réorienter sa politique en conséquence. En dépit du discours sur les « sociétés multiculturelles » – « en fait des cellules de guerre civile » –, l’État européen est plus fort, plus expérimenté et mieux armé que l’américain face aux agressions internes. À condition d’entretenir et de développer ce qu’ils ont en commun, l’Europe peut fournir aux États-Unis, un appui ; sinon, malheur aux deux !
La politique de Washington dans les Balkans, sa bienveillance envers le fondamentalisme musulman sont inquiétantes : s’emparerait-il de tout le monde arabe, l’islamisme ne serait pas pour l’Europe un danger militaire, mais il lui poserait des problèmes quasi insurmontables (flux de réfugiés, réorientation des économies arabes vers l’Asie…) et surtout – on l’oublie trop –, il s’agit d’une idéologie totalitaire qui dévoie la religion musulmane à ses propres fins.
À condition de bannir son vieux mauvais génie dominateur, l’Allemagne, avec sa dimension paneuropéenne historique, doit jouer un rôle déterminant dans la construction d’une unité européenne non partisane, négociée sur la base de compromis. « Ce n’est qu’ainsi que l’Allemagne se montrera digne de son histoire, en se libérant de son romantisme et en contribuant de façon décisive à ce que la maison Europe reste une maison de paix ».
• Dans « L’obstacle historique », le même Manousakis traite du rôle à jouer par l’Allemagne dans les Balkans. Le ministre grec de la Défense est venu présenter à Bonn son plan de dix ans pour la modernisation des forces grecques (3,3 milliards de Mark environ). « Il ne voulait pas un chèque », mais seulement inviter la Bundeswehr à des manœuvres en commun avec les Roumains et les Bulgares. Rühe a refusé, disant qu’il avait éludé cette idée que les Américains lui avaient suggérée.
Il a bien fait de dire « non » aux Américains (4), mais tort de refuser aux Grecs : quelle plus belle occasion d’abattre l’obstacle historique (le vrai motif de son refus) que de manœuvrer avec l’ancien adversaire et à la demande de celui-ci ! Ce qui est reproché là-bas à la RFA, ce n’est pas tant les invasions germaniques du Moyen-Âge, ni même les activités passées de la Wehrmacht, que plutôt l’irrésolution de son attitude actuelle. Les Balkans ont réellement des problèmes de politique de sécurité, en partie aussi à cause d’un « révisionnisme » turc qui inquiète tous les États à proximité. La Grèce traverse une profonde crise politique et morale. Vieilli, incompétent, son gouvernement est incapable d’une politique réaliste. Ses initiatives diplomatiques sont suivies avec regret par ses voisins, mais aucun d’eux n’a peur de la Grèce. Son budget militaire est proportionnellement des plus importants, voté sans problème par le Parlement, approuvé par les syndicats.
Puissance centrale sur le continent, l’Allemagne a des intérêts importants et multiples dans toute cette région. Elle pourrait avantageusement s’entremettre, aider à des compromis, contribuer à apaiser, et, au besoin mais en tête-à-tête discret, faire à Ankara toutes représentations utiles. À condition de ne pas vouloir, comme sous Guillaume II, jouer au maître d’école et dire qui a tort ou raison, l’action de la RFA serait profitable à tous. Les conduites gouvernementales tendent à se perpétuer et à se figer, surtout lorsqu’elles sont en phase avec les désirs de la rue. À se réfugier ainsi dans l’inaction, le gouvernement allemand ou ses successeurs auront de plus en plus de mal à faire admettre à sa population la nécessité de protéger efficacement ses intérêts légitimes. Or, « le poids d’une puissance moyenne ne dépend pas uniquement de ses performances économiques et de son taux d’inflation, il faut qu’on soit fier de lui appartenir ». ♦
Jean Rives-Niessel
(1) Allusion probable aux heurts susceptibles de se produire sur le sol allemand entre communautés étrangères : Turcs et Kurdes ; Serbes, Croates et Bosniaques, etc.
(2) Y compris la Russie qui poursuit, malgré son marasme, recherches et fabrications. Américains et Russes pourraient s’entendre pour barrer à des tiers l’accès de l’espace militaire.
(3) « Au Moyen-Âge, on se réfugiait au couvent pour échapper au service militaire ; aujourd’hui, une simple déclaration d’objecteur de conscience suffit… »
(4) Leur politique balkanique est suivie avec méfiance dans toute la région, rencontrant des réticences « muettes et impuissantes ».