Asie - Incidents sur la frontière birmano-thaïe
La junte militaire birmane a réussi à signer des accords de cessez-le-feu avec une bonne partie des mouvements insurrectionnels ou indépendantistes, provoquant des dissidences dans les rangs de ses adversaires. Les Karens, à forte majorité de foi chrétienne, en rébellion depuis 1948, avaient réussi à résister à ces manœuvres de déstabilisation jusqu’à la dissidence du 21 décembre 1994. Ce jour-là, entre 200 et 300 combattants bouddhistes, soutenus par le SLORC (State Law and Order Restoration Council), faisaient sécession et fondaient l’Armée démocratique bouddhiste karène (DKBA) qui, depuis le 19 avril 1995, mène des actions contre les camps de réfugiés en Thaïlande, mettant dans l’embarras le gouvernement de Bangkok.
Le SLORC a habilement réussi à exploiter le mécontentement de la minorité bouddhiste des Karens, écartée des postes de responsabilités et des activités économiques les plus lucratives par la majorité chrétienne. La nouvelle DKBA, dirigée par le « général de corps d’armée » Toe Hlaing, équipée par les militaires de Rangoun, a maintenant besoin de se créer un fief et d’y installer une population sous son contrôle ; les 74 000 réfugiés karens, répartis dans une trentaine de camps sur la rive thaïe de la Moei, rivière servant de frontière à hauteur de la zone karène, constitue le réservoir dans lequel la DKBA compte trouver une population et empêcher l’Union nationale karène de recruter des combattants.
Les camps de réfugiés ne comptent chacun que quelques centaines d’habitants et la plupart se trouvent à moins de 300 mètres de la frontière. Le 19 avril 1995, un groupe d’une trentaine d’hommes traversa la Moei et rasa le hameau karen de Ban Mae Tuen, dans le district de Tha Song Yang. Les villageois furent dévalisés et une dizaine d’hommes emmenés. Ainsi commença une série de raids sur les villages de réfugiés par des franchissements de la rivière en plusieurs points. Quatre jours plus tard, le 23 avril, la DKBA revenait sur les mêmes lieux avec un contingent d’une centaine de combattants. Ils obligèrent une cinquantaine de Karens à repartir en Birmanie. Le lendemain, c’est un détachement de 400 hommes qui franchit à nouveau la Moei à hauteur de Tha Song Yang. 9 villageois thaïs furent forcés de transporter des blessés jusqu’en Birmanie avant de pouvoir retourner chez eux. Le 25 avril, plus au nord, environ 300 hommes franchirent le fleuve Salouen, dans la région de Mae Hong Son. Après un accrochage avec les unités de sécurité thaïes, ils incendièrent un camp de regroupement de réfugiés karens. Le même jour, un autre groupe, équipé d’armes lourdes, détruisit un camp provisoire à Ban Kaemalaeko dans le district de Tha Song Yang. Des villages, comme ceux de Manerplaw, Mae Tha Waw, Maw Pokay, furent incendiés et les populations forcées à rentrer en Birmanie. Lors de l’attaque de Kaemaleako, le 25 avril, 300 habitations furent la proie des flammes. On en était alors au 6e village attaqué, soit une population de 10 000 réfugiés. Le 3 mai, un groupe armé d’une cinquantaine d’hommes attaqua un poste de police thaï à Sop Moei, dans le district de Mae Hong Son, tuant trois policiers. Aux protestations des autorités de Bangkok, le gouvernement de Rangoun répondit qu’il n’avait aucune autorité sur la DKBA qui nia toute implication dans l’attaque de ce poste. Pourtant, nul doute que les bouddhistes karens ne peuvent mener leurs actions sans l’aide et le feu vert des militaires birmans. Les villages attaqués, comme celui de Mae Ta Kong, se trouvent juste en face de positions de l’armée régulière birmane. Selon les réfugiés, peu des attaquants furent reconnus comme des anciens combattants de l’Union nationale karène ; la plupart parlaient le birman ou le karen typique de la région du delta de l’Irrawaddy, au sud de Rangoun, et certains ont affirmé qu’il n’y avait qu’un Karen pour neuf soldats birmans.
Ce n’est qu’après les deux raids du 25 avril que le ministère des Affaires étrangères thaïlandais réagit officiellement. Une lettre de protestation fut envoyée au SLORC et l’ambassadeur birman fut convoqué « pour discussions », ce qui n’arrêta pas les incursions. Les diplomates justifièrent leur lettre comme étant d’un niveau suffisant, affirmant que la Thaïlande ne voulait pas utiliser la force et pensaient que de tels incidents pouvaient être résolus localement ; il n’était pas question de détériorer les relations avec la Birmanie par une riposte démesurée. La réaction des militaires fut tout autant mesurée ; le général Wimol Wongwanich, commandant l’armée de terre, se borna à proposer de regrouper les villages karens disséminés dans cinq districts de la province de Tak en un ou deux centres, plus à l’intérieur du pays et donc plus faciles à protéger. Le 2 mai, le ministre des Affaires étrangères, Krasae Chanawongse inspecta la région et déclara que son pays voulait résoudre le problème des réfugiés lui-même, sans intervention du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, faisant valoir que l’expérience vécue avec les réfugiés cambodgiens montrait qu’une intervention de cette autorité établissait des situations durables. Alors que le 4 mai un ranger thaïlandais était tué, un officier déclarait à la presse que le rôle de l’armée, dans cette affaire, était de maintenir des relations amicales avec la Birmanie.
Les motivations du gouvernement et des militaires pour ne pas réagir vigoureusement sont essentiellement mercantiles. Bangkok a invité Rangoun comme observateur au prochain sommet de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN). Cette politique de la main tendue aux militaires du SLORC, appelée « engagement constructif » par les membres de l’ASEAN, est justifiée par l’argument selon lequel, en facilitant la réintégration de la Birmanie dans la communauté internationale et en développant les relations commerciales, les militaires de Rangoun seront conduits à un comportement plus civilisé. La Thaïlande s’est engagée dans un vaste plan de développement de ses relations commerciales avec son voisin ; elle a accordé 300 millions de baths à la Birmanie pour améliorer la route Tachilek-Keng Tung, longue de 164 kilomètres. Le ministère des Finances doit proposer de réduire de 3 à 1,5 % le taux d’intérêt du prêt thaï. Un « pont de l’amitié birmano-thaïe » est en construction depuis octobre 1994, justement sur la rivière Moei, dans la province de Tak : il devrait être achevé en 1996.
Comme le faisait remarquer le Bangkok Post du 5 mai, la moindre incursion de militaires cambodgiens aurait provoqué une riposte immédiate par des tirs d’artillerie. Le manque de réaction des militaires thaïlandais est dû aux relations étroites qu’ils ont toujours entretenues avec leurs homologues birmans, relations anciennes datant de bien avant le coup d’État militaire. Également, et peut-être surtout, les militaires thaïlandais font un fructueux commerce sur la frontière. Comme auparavant (et sans doute encore) avec les Khmers rouges, ils sont au cœur du négoce du bois et des pierres précieuses. La population frontalière thaïe, qui reproche aux réfugiés de détruire la forêt, est également très intéressée par les perspectives de commerce avec la Birmanie. De nombreux commerçants se sont déjà installés le long de la route et à proximité du pont en construction. Dans ces conditions, aucun Thaï n’a envie de mourir pour les Karens, ni de voir le HCR constater ce qui se passe exactement dans cette région.
La presse s’est alors emparée de l’affaire, critiquant le gouvernement et l’armée. Le 5 mai, l’éditorial du Bangkok Post titrait : « Cette fois, la junte birmane est allée trop loin ». Le SLORC y est dénoncé comme principal responsable de ces actions, et des mesures diplomatiques et militaires sont exigées. Dans le domaine diplomatique, la presse a réclamé l’annulation de l’invitation pour la prochaine réunion de l’ASEAN, à quoi le Premier ministre Chuan Leekpai a rétorqué qu’il n’en était pas question et il a réaffirmé sa volonté de poursuivre la politique « d’engagement constructif ». Pour justifier le manque de réaction vigoureuse, il a fait mine de croire les autorités birmanes quand elles ont déclaré ne pas contrôler la DKBA. En ce qui concerne le poste de police attaqué, on a accrédité la thèse d’un règlement de compte personnel entre des Karens de Thaïlande et les policiers qui les auraient rançonnés.
Après la mort d’un nouveau soldat thaï le 4 mai, le général Surachet Dechativong, commandant la 3e région militaire, déclara enfin que l’armée allait riposter aux attaques de la DKBA, seule responsable, et qu’elle n’hésiterait pas à la frapper par des actions sur ses bases en Birmanie si elles pouvaient être localisées. Le lendemain, les forces thaïes attaquaient un camp de la DKBA en territoire thaïlandais, tandis que des hélicoptères armés entraient en action contre les fuyards et tiraient quelques salves en territoire birman. Le même jour, une centaine de combattants de la DKBA qui franchissaient la Salouen un kilomètre au nord de Ban Mae Sam Lacb furent repousses du côté birman.
Nul doute que la collusion des autorités de Bangkok et de Rangoun ne va pas consolider la position du chef de l’Union nationale karène Bo Mya qui a fait appel à l’ONU pour protéger les camps de réfugiés. Le HCR étudie sa requête. De leur côté, les autorités thaïlandaises ont déjà sélectionné deux points de regroupement pour les réfugiés : plus éloignés de la frontière, mieux surveillés, ils pourront plus difficilement être utilisés comme bases arrière par Bo Mya. ♦