Afrique - Afrique centrale : une situation très inquiétante
Nous avons déjà eu, à plusieurs reprises, l’occasion de souligner les difficultés inquiétantes auxquelles sont confrontés les pays d’Afrique centrale, qui en font sans doute aujourd’hui l’une des sous-régions les plus fragiles et les plus vulnérables du continent africain. Dans la plupart des dix pays de cette zone (Tchad, Cameroun, Centrafrique, Guinée Équatoriale, Gabon, Sao Tomé-et-Principe, Congo, Zaïre, Rwanda et Burundi), ces difficultés d’ordre économique aussi bien que politique sont en grande partie d’ordre interne. Liées à la crise ou aux transitions, elles ne paraissent pas susceptibles d’être résolues dans le court terme, ce qui n’engage pas à parier sur un retour rapide à une situation globale de stabilité.
Dans cet ensemble instable, la grave dégradation de la situation dans la zone des grands lacs, qui concerne directement deux petits pays, le Rwanda (26 000 km2 et environ 8 millions d’habitants) et le Burundi (28 000 km2 et environ 6 millions d’hab.) et indirectement deux pays plus importants, le Zaïre (2 345 000 km2 et plus de 40 millions d’hab.) et l’Ouganda (241 000 km2 et environ 17 millions d’hab.) devient désormais le point de cristallisation majeur de toutes les inquiétudes et sans doute la crise la plus grave de toute l’Afrique au sud du Sahara. Non seulement le problème de la rivalité entre Hutus et Tutsis ne cesse de s’aggraver, mais plus il dure et plus il empire et plus ses effets négatifs dans l’ensemble de la zone s’amplifient et s’enchevêtrent avec d’autres rivalités, d’autres facteurs conflictuels. À cela il faut ajouter le problème posé par les quelque deux millions de réfugiés Hutus au Zaïre et en Tanzanie ainsi que le flou de la politique menée par les Nations unies et la communauté internationale. La décision prise le 16 août 1995 par le Conseil de sécurité de l’ONU de suspendre pour un an l’embargo sur les livraisons d’armes au Rwanda, qui avait été imposé en mai 1994 peu après le début du génocide perpétré par les extrémistes Hutus contre les Tutsis et les Hutus modérés, en témoigne.
La levée de cet embargo, soutenue par les pays non alignés et les États-Unis, était réclamée par le gouvernement rwandais dominé par le Front patriotique rwandais (pro-tutsi) qui estimait d’une part qu’il n’avait pas à être pénalisé par cette mesure décidée contre l’ancien régime rwandais, d’autre part qu’il était défavorisé face aux entreprises clandestines de réarmement menées par les mouvements hutus, rwandais et burundais en exil. Pour minimiser l’impact de la suspension de cet embargo, certains ont mis en avant le fait que la résolution du Conseil de sécurité avait assorti la mesure de restrictions exigeant que les nouveaux armements importés soient acheminés par des points d’entrée désignés connus de l’ONU, que le pays importateur marque et enregistre toutes ses importations afin d’en informer l’ONU et ne les réexporte pas. Certains ajoutent également que les moyens financiers dont dispose Kigali ne peuvent lui permettre d’acquérir des quantités démesurées de nouvelles armes ; des arguments bien peu convaincants quand on constate que les effectifs de l’Armée patriotique rwandaise sont passés en un an, selon les experts, de 30 000 à 60 000 hommes, que les mouvements armés clandestins hutus en exil rwandais et burundais mobilisent plusieurs milliers d’hommes motivés par la vengeance et estimant n’avoir pas grand-chose à perdre ; quand on sait aussi que ce type de conflit ne nécessite pas forcément des armements lourds, facilement identifiables, mais qu’il s’appuie surtout sur des armes et des équipements légers, souvent achetés d’occasion, et beaucoup de munitions dont la circulation internationale peut être pratiquement incontrôlable.
De fait, cette suspension de l’embargo a toutes les chances de n’avoir aucun effet militaire positif. Elle est au contraire surtout perçue comme une victoire politico-diplomatique du gouvernement rwandais pro-FPR et de son allié ougandais. Intervenant quelques jours à peine après la visite au Rwanda du président ougandais Yoweri Museveni, qui selon les observateurs, a consacré la constitution d’un axe Kampala-Kigali qui s’affirme, selon les termes mêmes de Museveni, hostile « aux dirigeants africains réactionnaires », la levée de l’embargo n’a pas vraiment contribué à apaiser les appréhensions dans la zone. L’annonce rapide par le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, dès le 21 août, de la nomination comme représentant spécial du Cap-Verdien José-Luis Jésus chargé de préparer une grande conférence internationale sur la région des grands lacs afin d’y promouvoir la paix, la sécurité et le développement et d’y traiter en priorité le problème des réfugiés, n’a pas suffi à rétablir la confiance. Au contraire, la réaction brutale du Zaïre, qui a voulu faire la démonstration qu’il était un acteur central de cette crise en lançant une vaste opération d’expulsion des réfugiés hutus de son territoire, a mis en évidence la gravité extrême de la situation de cette région.
Cette étape d’août 1995 de la crise qui sévit dans l’Afrique des grands lacs a en tout cas mis clairement à jour les rivalités et oppositions régionales qui se développent autour de cette crise. Le président ougandais Yoweri Museveni, archétype de la nouvelle génération des leaders africains, fortement soutenu économiquement par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, apprécié par les États-Unis, a su avec une grande habileté soutenir et accompagner les efforts de reconquête du Front patriotique rwandais et sa victoire, « renvoyant ainsi l’ascenseur » à ceux qui, réfugiés dans son pays, s’étaient engagés à ses côtés quand lui-même se battait pour conquérir le pouvoir. Il semble aujourd’hui vouloir davantage tirer parti de sa popularité, de son capital de sympathie et de ses succès afin d’accroître son influence dans la région et se mettre en position plus forte face à des rivaux controversés et en butte aux critiques de plus en plus fortes des grandes puissances et des bailleurs de fonds : le régime soudanais pro-islamiste, le régime kényan de Daniel Arap Moï de plus en plus autoritaire, et bien sûr le régime zaïrois du président Mobutu Sese Seko, très proche de l’ex-président rwandais Habyarimana et allié des Hutus.
Cette dimension de la crise est en tout cas malsaine et perverse dans la mesure où elle montre politiquement de manière dangereuse la rivalité Hutus-Tutsis et ne contribue vraiment pas à faciliter au Rwanda, autant qu’au Burundi, la mise en œuvre de solutions politiques permettant à la fois le retour à la cohabitation entre les deux ethnies et une organisation démocratique du partage du pouvoir.
Surtout, cette situation oblige à poser une fois encore le problème du Zaïre, poids lourd de l’Afrique centrale et de la région des grands lacs, et des relations avec le régime du président Mobutu. Avec son territoire immense, ses énormes richesses potentielles, sa population aussi nombreuse que tous les autres États de la région réunis, ce pays reste l’acteur principal de tout processus de stabilisation politique et économique de l’Afrique centrale. Le régime du président Mobutu, dont personne ne conteste l’autoritarisme et la corruption, s’est toujours placé en allié inconditionnel du camp occidental, en particulier pendant la guerre froide face aux ambitions soviéto-cubaines. Il s’est aussi imposé comme le garant de l’unité nationale d’un pays particulièrement vulnérable au risque d’éclatement et aux menaces séparatistes. Il a su se montrer un temps particulièrement favorable et fructueux pour les investisseurs occidentaux. En Centrafrique, au Tchad, au Togo, au Rwanda, il a montré qu’il n’hésitait pas à intervenir militairement pour voler au secours de régimes amis. Du soutien américain à l’Unita (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) jusqu’à l’opération Turquoise, il n’a jamais non plus refusé les sollicitations des pays occidentaux. Il a su déployer à maintes reprises une énergie diplomatique considérable dans de nombreux conflits et crises africains. Pourtant, et pour des motifs légitimes, ses relations avec ses partenaires occidentaux sont exécrables : avec la Banque mondiale d’abord, qui depuis longtemps ne lui cache pas son hostilité, mais aussi avec la Belgique, les États-Unis et la France, ses partenaires bilatéraux les plus impliqués, qui ont interrompu toute aide et toute coopération.
Depuis la fin de la guerre froide, le retrait soviéto-cubain d’Angola, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, l’enjeu zaïrois est sans conteste beaucoup moins vital pour les intérêts occidentaux. Il est clair en outre que l’aggravation de la faillite économique et financière frauduleuse du pays et le chaos politique dans lequel il a été amené depuis les premiers pas en 1990 vers l’ouverture et la transition politique, marqués par une succession effrayante d’événements sanglants, peuvent de plus en plus difficilement engager les interlocuteurs étrangers à l’indulgence. Le Zaïre sombre dans un chaos dont le président Mobutu sait parfaitement tirer profit, s’appuyant notamment sur les unités militaires d’élite dont il a su s’entourer (en particulier la division spéciale présidentielle de quelque 10 000 hommes, à partir de laquelle a été constituée la compagnie de sécurité des camps du Zaïre, CSCZ, chargée d’encadrer les camps de réfugiés hutus et qui a montré sa capacité d’intervention lors de l’opération d’expulsion d’août 1995).
Peut-on aujourd’hui, dans ces conditions, concevoir un processus crédible de stabilisation et de sécurisation de cette région du continent africain si gravement menacée en laissant entre parenthèses le problème zaïrois ? ♦